Quand l'entreprise est malade

Quand l'entreprise est malade

Il y a quelques années, dans une très grande entreprise française, j'ai fait partie d'une équipe projet sur un changement d'envergure de l'écosystème informatique. Mon rôle, était de concevoir les processus Nationaux de gestion de l'information qui seraient déployés de façon uniforme dans toutes les structures et filiales du groupe.

Le chantier, vous l'imaginez bien, était colossal, car chaque représentant de filiale présent dans les comités décisionnels considérait détenir le meilleur processus pour chaque activité à accomplir. Chacun étant convaincu (ou missionné) que la solution déployée dans sa structure était la bonne, les comités décisionnels se transformaient rapidement en assemblée générale politique, où finalement plus aucune décision n'était prise.

Voyant rapidement que ma mission allait s'éterniser à l'infini, je décidais - comme je le fais régulièrement avec mes clients - d'utiliser une métaphore pour leur présenter le problème. Le problème ici, et comme très souvent en entreprise, était une perte du sens et du "pourquoi". Les collaborateurs ne savaient même plus "pourquoi" on faisait de cette façon et pas d'une autre, y compris lorsque les acteurs eux-mêmes d'un processus se plaignaient sans cesse de l'inefficacité d'un workflow. L'inertie de l'inefficience.

Vint alors le moment où je me proposais de mettre en image leur problématique, et voici ce que je choisis.

Le théorème du singe mouillé

Une vingtaine de chimpanzés sont isolés dans une pièce où se trouve une banane en haut d'une échelle. Dès qu'un singe commence à escalader l'échelle, les autres reçoivent automatiquement une douche froide.

Rapidement, les chimpanzés apprennent qu'ils ne doivent pas escalader l'échelle s'ils veulent éviter d'être arrosés. La douche est ensuite désactivée, mais les chimpanzés conservent l'expérience acquise et ne tentent plus d'approcher de l'échelle.

Un des singes mouillés est remplacé par un singe sec. Voyant la banane pendue au bout de l'échelle, ce dernier s'approche avec appétit, et dès que les autres singes comprennent son intention, se ruent sur lui et l'agressent violemment.

Un second singe mouillé est remplacé par un sec. Là encore, le nouveau venu ignorant la situation, s'approche de l'échelle en se disant - sans doute - que les autres sont bien bêtes de ne pas profiter de cette alléchante friandise, et immédiatement se fait agresser par les autres singes, y compris par le premier singe remplaçant.

Arrive un moment où lorsqu'on remplace un singe mouillé par un sec, il se fait agresser dès son arrivée avant même d'avoir tenté de monter à l'échelle.

L'expérience se poursuit en remplaçant un à un les singes mouillés par des singes secs jusqu'à ce que la totalité des premiers chimpanzés qui avaient effectivement eu à subir les douches froides soient tous remplacés.

Pourtant, les singes ne tentent toujours pas d'escalader l'échelle pour atteindre la banane. Et si l'un d'entre eux s'y essaye néanmoins, il est puni par les autres, sans qu'aucun ne sache pourquoi cela est interdit malgré le fait qu'aucun d'eux n'ait jamais subi de douche froide.

On pousse même à supprimer la douche froide automatique, offrant l'opportunité au plus courageux d'entre eux à oser s'aventurer sur l'échelle pour gagner sa précieuse récompense, mais rien. Le système clos est bloqué. Les singes n'essayent pas d'atteindre la banane.

Le but, vous l'aurez compris, était de leur montrer que par cette expérience sur les singes, la perte du sens et du "pourquoi" peut mener à une situation totalement inefficace, sans prise de conscience, et à un cercle vicieux.

Une fois mon histoire terminée, je m'attendais donc tout naturellement à ce qu'une lumière divine tombant du plafond vienne éclairer le regard de mes interlocuteurs qui, d'eux-mêmes, m'auraient proposé des idées nouvelles ou des approches par consensus pour atteindre notre cible commune.

Mais lorsque l'entreprise est malade, cela ne se passe pas ainsi.

Après plusieurs longues secondes de silence, de regards croisés, et je dois l'avouer, d'une certaine lourdeur dans l'atmosphère, une Responsable de Département prit la parole, et prononça la phrase suivante, visiblement unanimement partagée :

"Mais...Tu es en train de nous dire qu'on est des singes ?!"

Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Car malgré toutes mes explications - que je ne pensais pas devoir donner - pour expliquer qu'il s'agissait là d'une métaphore sur les freins au changement et sur la culture d'entreprise, je fus convoqué dans le bureau d'un des directeurs pour m'expliquer.

Perplexe et quelque peu dépassé par la tournure des événements, j'entre donc dans le bureau du Directeur sûr de moi, convaincu qu'enfin, je vais avoir en face de moi quelqu'un qui s'étonnera lui-même de m'avoir convoqué, et je vais jusqu'à imaginer que nous allons rire ensemble devant le côté ubuesque de la situation. Me voila donc à donner le contexte de la réunion, de la problématique rencontrée, et de mon idée de donner une métaphore pour changer de perspective. Je raconte donc - de nouveau - le théorème du singe mouillé.

Vous me voyez venir et vous avez beaucoup de chance, car moi, je ne la voyais pas du tout venir ! Vous l'avez deviné, à la fin de mon récit, le Directeur non seulement ne ria pas, mais me demanda très sérieusement :

"Et donc, Régis ? Comment penses-tu que nous allons gérer cette situation ? Que dois-je dire à ta hiérarchie ? Que tu insultes les collaborateurs de singes ?"

Rassurez-vous, après un certain agacement et une perte de patience momentanée, j'ai su - encore une fois ! - reformuler ma pensée et les raisons pour lesquelles j'estimais que cette expérience (réelle) sur les singes aurait pu aider le groupe à avancer, ma mission se poursuivit jusqu'à son terme et mon client fut pleinement satisfait de ma prestation.

Aujourd'hui encore, ce sont mes processus qui sont utilisés dans le groupe et - s'ils ont suivi mes recommandations - ceux-ci sont audités tous les deux ans pour s'assurer que le "pourquoi" existe toujours et qu'il n'a pas changé.

La moralité de cette histoire ? Quand une entreprise est malade, elle ne voit plus qu'à travers la brume de ses erreurs et de ses biais. Pour la soigner, cela peut prendre beaucoup de temps, et dans certains cas, c'est incurable.

Nicolas DONNAINT

👉🏻 Optimisation des achats indirects 🔵⚪️🔴 Ambassadeur Forces Françaises de l'Industrie Lille

4 ans

Il y a une erreur à la fin de ton histoire, Régis. C’était des gorilles dans la brume, et non des chimpanzés...

Céline de Laporterie (Rupert)

Formation & coaching professionnel Prevention Santé et Bien-être en entreprise Formatrice Secouristes en santé mentale Bilan de compétences

4 ans

Lorsqu'on demande à une personne pourquoi elle ne veut pas changer sa façon de travailler, la réponse la plus fréquente est, "parce qu'on a toujours fait comme ça" Tout est dit !

Alain Z.

Auteur, agitateur de mémoires, le Tome 2 : Plan B comme Belles Histoires, le Tome 1 : Livret A comme Anecdotes. Anecd'auteur 📕📘📙📗 Maia Éditions + Le Lys Bleu

4 ans

J'ai lu cette histoire bien écrite d'un trait. Et je me suis interrogé en me disant qu'aurais-tu fait à la place de Régis ? Car trouver une solution lorsque les esprits sont ouverts mais ils ferment de bonne heure...Ah, l'inertie de l'inefficience. 😀

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