Quand les politiques ont peur des mots


·      « Certainement rien (…) ne me semble plus beau que de pouvoir, par la parole, retenir l’attention des hommes assemblés, séduire les intelligences, entraîner les volontés à son gré, vers le bien. C’est le fait de l’art par excellence, de celui qui, chez les peuples libres, surtout dans les cités pacifiées et tranquilles, a toujours été l’art florissant, l’art dominateur. » (Cicéron, De l’orateur, I, VIII, 30-31)

 

Aujourd’hui, ce qui détourne de l’engagement politique une part considérable de nos concitoyens, c’est le constat que les mots de leurs responsables n’ont aucune prise sur la réalité ; c’est aussi   la conviction que leur propre parole est « utilisée » pour donner un peu de crédibilité et une touche de « participativité » à des échanges creux d’une épuisante redondance. Ils savent qu’on leur « vend » l’illusion d’un dialogue dont il ne sortira rien parce que la capacité de juste compréhension et la précision des discours  a depuis bien longtemps déserté l’intelligence politique pour faire à place à la banalité des éléments de langage. La longueur marathonienne des échanges n’ en compense en rien la vacuité et l’insignifiance. En bref, pensée et parole politique balancent entre vacuité et conformisme rendant globalement suspect l’engagement des responsables dans l’action. Frileux, effrayés par la signification des mots, affolés à l’idée de choquer les uns ou les autres, ils pratiquent « le verbe  prudent » jusqu’à l’insignifiance.

 Leurs mots, soigneusement aseptisés, n’ont plus alors aucune influence réelle sur le destin de nos concitoyens désabusés. Beaucoup d’entre eux sont persuadés que l’ascenseur social est définitivement en panne, que l’école n’est plus qu’une une machine à assurer la reproduction sociale et que seuls le clientélisme et les relations peuvent encore promettre une chance de promotion. Ils pensent souvent que changer leurs vies est hors de leur volonté et que toute forme de représentativité est un piège. Face à ce désenchantement, le discours des hommes ou des femmes politiques se réduit de plus en plus à camoufler les injustices, à maquiller les inégalités ,… tout en acceptant la fatalité du déterminisme social. A droite comme à gauche, femmes et hommes de pouvoir disent leurs volontés de « libérer les énergies », alors même qu’en réalité ils sont obsédés par le bricolage de leur propre image , sont uniquement préoccupés par la conservation du pouvoir et n’ont pour leurs électeurs -de moins en moins nombreux- qu’un discours d’indifférence et finalement de mépris.. Certains, suivant les conseils de leurs « coachs», s’enorgueillissent même de n’utiliser que quelques centaines de mots lorsqu’ils s’adressent au « peuple ». Limitant ainsi leur ambition de la communication , niant l’intelligence de leurs électeurs et  négligeant certains sujets essentiels. Ils condamnent le langage à la répétition (Ah ! ce culte de l’anaphore…), de généralités et de banalités. Les mots perdent de leur poids pour n’être plus que des ectoplasmes sémantiques, les conventions grammaticales se relâchent pour laisser place à la seule parataxe ; la cohérence logique et chronologique se défait interdisant l’argumentation et l’analyse. Le « comme-tout-le-monde-le-sait » rejoint le « comme-vous-le-voyez », et la langue se retrouve prise au piège de l’immédiat et du bien entendu. !

Les Français n’attendent pas des femmes et des hommes politiques qu’ils singent un langage qu’ils croient populaire ou qu’ils tentent maladroitement d’emprunter les figures de styles les plus éculées. Ils savent détecter toute la démagogie et tout le mépris que révèlent des choix linguistiques réduits, censés être adaptés à leur niveau supposé. Ils savent reconnaître les ficelles d’un discours qui tente d’imposer une familiarité et une émotion artificielles. Sans contenu sérieux, sans ambition argumentative ni explicative, le discours politique est aujourd’hui devenu populiste.   Obsédé par le besoin d’exister à n’importe quel prix, l’Homme politique, incapable de mettre en mots sereins une réflexion assumée, n’a plus que son image sans cesse bricolée à mettre sur la table. La peur que leur parole soit jugée méprisante, la crainte de  stigmatiser une partie de la population font perdre tous leurs moyens aux hommes ou aux femmes politiques les plus intelligents ; au point qu’ils renoncent dès lors à l’analyse et à l’argumentation objectives, tout comme, d’ailleurs à   la recherche des solutions efficaces. Ils ont fini par se persuader que l’effacement d’un mot aura la vertu magique d’effacer le handicap, l’ inégalité et l’injustice sociale qu’il dénonce. Admirez donc  la pitoyable valse-hésitation de nos responsables autour des mots « islam politique », « islam radical », « intégrisme islamisme », « terrorisme islamisme ». Voyez avec quelle hypocrisie et  couardise, ils tournicotent autour de « violences policières », « violences des policiers », « bavures », « déconnades policières »…qui paraissent leur  bruler les doigts. Pour tous, aujourd’hui, les mots ne disent plus ce qu’ils sont ils disent ce que sont ceux qui les prononcent.

Denhière Guy

CHART at EPHE - CNRS

4 ans

Non directement relié mais ... "Libres d'obéir. Le management, du nazisme à aujourd'hui" par Johann Chapoutot, NRF Essais, Gallimard, 2020, 169 pages ... Cordialement, Guy

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