Réanimation: Dans les émotions d'un soignant.
Lors de ma formation d'aide-soignant, j'avais effectué mon tout premier stage en réanimation. Cette spécialité m'avait plu. A l'époque, je ne savais pas que j'allais y travailler pendant près de dix années après avoir obtenu mon diplôme. Cependant, après un dernier stage catastrophique en Neuro-Chirurgie, ma confiance était au plus bas. Mon arrivée dans ce service fut une des épreuves les plus compliquées de ma vie professionnelle. Je n'étais pas prêt psychologiquement à encaisser la dureté d'une telle équipe de soins.
Mon arrivée fut désastreuse. J'étais pétrifié. J'avais l'impression d'être encore un élève aide-soignant. Le rouleau-compresseur qu'est la réanimation ne vous pardonne rien et ne vous laisse pas le temps de respirer. Vous devez être efficace immédiatement. Je n'arrivais plus à penser et à agir logiquement. L'équipe ne laissait rien passer. Ceci encourageait mes erreurs. Le degré d'exigence atteignait des sommets effrayants pour moi à ce moment précis. Que faire? Tout abandonner? Fuire? Je savais que l'on parlait dans mon dos, que l'on me jugeait. Je n'étais pas dupe. Émotionnellement, je n'en pouvais plus. J'étais à bout. Ma vie personnelle n'arrivait même pas à équilibrer la balance. Comment être présent pour les patients et leurs familles dans une telle situation ? J'étais déjà préoccupé par mon état qui prenait toute la place.
Un événement m'a particulièrement frappé dans mes débuts au sein de cette unité. J'étais encore "dans le dur" comme on dit. Je venais à reculons et travailler ici était ma sentence. Je souffrais énormément. Ce jour-là, j'arrivai vers 6h30 du matin pour embaucher. A mon arrivée, je devais normalement suivre les transmissions de l'équipe de nuit pour prendre le relais. Ce ne fut pas le cas. J'étais à peine réveillé d'une de mes nuits cauchemardesques que l'on me demanda de gérer une famille entière. Celle-ci était en pleurs après le décès brutal d'un de leurs membres. C'était une jeune fille d'une vingtaine d'années qui venait de faire de multiples arrêts cardiaques (on apprit par la suite qu'elle avait une malformation cardiaque non décelable). Elle s'était écroulée devant ses frères. Ils fêtaient l'anniversaire de l'un d'eux dans une discothèque. Je les accompagnai comme je pouvais. Il n'y a pas de marche à suivre. On y va avec ses tripes, avec ce que l'on est. Un de ses frères se jeta dans mes bras pour chercher du réconfort. Il devait avoir dix-sept ou dix-huit ans. L'émotion était aussi forte que brusque. Je retenais tant bien que mal mes larmes en me pinçant les lèvres. Il y avait un mélange de tristesse et de rage en eux.
Dans un moment plus calme, une amie de la jeune femme vint vers moi. Elle me demanda si elle pouvait revenir une dernière fois dans la chambre de la patiente. Elle souhaitait que je l'accompagne et me demanda de lui tenir la main. Je m'exécuta sur le champ. En rentrant dans la chambre, la luminosité avait été abaissée pour inciter au recueillement et une petite lampe caressait le mur et le plafond d'une lumière douce. On ne voyait cependant que la blancheur effrayante du corps avec l'expression neutre et apaisée du visage. Son amie était dévastée et avait visiblement besoin de se confier pour supporter son deuil. Elle m'avoua qu'elle était sa compagne. Sa famille n'était pas au courant. Elles avaient fait des projets ensemble comme l'adoption d'un enfant. Elle voulait juste lui dire au revoir sans se cacher derrière le rôle qu'elle avait joué pendant toutes ces années.
Bien évidemment, toute cette agitation inattendue avait pris du temps sur l'organisation millimétrée du service. Je n'avais pas pu prendre part aux transmissions, mais l'essence de mon métier était là : être présent dans les moments difficiles, accompagner. Ma collègue infirmière stressée n'avait pas forcément la même vision et était en colère car elle avait peur d'être en retard sur les soins à faire. Elle n'avait rien compris. Je la haïssais. Sa démarche individualiste me dégoûtait. Ce fut difficile pour moi de me remettre en cinq minutes de cette émotion. C'était la dure loi de la réanimation.
La mort est omniprésente en réanimation. Il y a beaucoup de situations brutales : arrêt cardiaque, rupture d'anévrisme, détresse respiratoire aiguë, accident vasculaire cérébral, tentative de suicide...etc. L'empathie est à double tranchant. Elle nous permet de soutenir mais nous renvoie à notre propre sort d'immortel fragile. On ne maîtrise rien. Cela crée une peur constante et invisible. La mort fait partie de moi. J'y pense tous les jours. La crainte de perdre ceux que j'aime me hante. Je pensais avoir réussi à être hermétique en encaissant fièrement sans broncher. Un jour, après une dispute insignifiante avec ma compagne, je fondis en larmes. Je venais de vivre un énième décès le matin même. J'avais suivi, sur l'écran du scope, le lent processus qui menait vers la mort. Les fonctions vitales du patient (rythme cardiaque, saturation en oxygène) ralentissaient progressivement. Celui-ci était conscient et s'était vu partir. Une de mes collègues lui avait tenu la main. Je ne pus faire la même chose, c'était au dessus de mes forces. Malgré ma solide expérience dans le service, je me rendis compte que ceci m'atteignait plus que je ne le pensais.
Durant toutes ces années, la réanimation a façonné mon caractère. Malgré la complexité des sentiments positifs et négatifs qu'elle procure, cette spécialité vous marque à vie. Elle a fait de moi l'aide-soignant que je suis. Elle m'a tout appris et est la base de ma façon de travailler où que je sois. Elle n'est pas sans conséquence. Quand on y travaille, on se sent indestructible. On pense travailler mieux que tout le monde. Les autres services comme les maisons de retraite ou les services de médecine générale n'ont pas le même niveau que nous. L'urgence est une chose qui les dépasse. Cette toute-puissance est un leurre. Chaque spécialité a ses difficultés et c'est une terrible erreur de se croire au dessus du lot. Il n'y pas d'élite. Je l'ai remarqué en partant de ce service et en découvrant d'autres domaines.
Bien évidemment, tout n'est pas noir. La réanimation m'a fait gagner des amis que je garderais toujours. Entre nous, les émotions étaient exacerbées. Comme si nous étions enfermés vingt-quatre heures sur vingt-quatre ensemble. On se voyait pratiquement tous les jours. Je pouvais autant adorer que détester mes collègues. Je passais plus de temps avec eux qu'avec ma compagne ou mes proches. Ils étaient ma famille quotidienne. Nous pouvions passer des moments d'intense complicité à des tensions insoutenables. Vivre la mort de près nous avait soudés. Il n'était pas rare que l'on se prenne dans les bras sans raison. Nous avions besoin les uns des autres. Cette réciprocité, parfois intrusive, nous était nécessaire. Elle nous aidait à être efficace dans les phases urgentes de notre métier. Grâce à cette tendresse mutuelle, nous étions tous connectés. On se connaissait sur le bout des doigts. Cette forte relation pouvait être ambiguë. A la limite d'une relation amoureuse. Aujourd'hui, malgré mon départ, il font encore partie de moi. Je ne pourrais oublier toutes ces années passées avec eux. J'ai encore des contacts au sein du service et je m'inquiète toujours de ce qu'il s'y passe. Comme si j'étais encore un de leurs membres. Il m'arrive encore de dire "nous" quand je parle de mon ancienne unité.
Par contre, il y avait un effet pervers généré par ce rapport particulier que nous entretenions. Ma vie privée débordait sur mon travail. Tout le monde voulait tout savoir. Vulgairement, j'avais envie de les envoyer se faire voir. Nous ne pouvions pas avoir des problèmes dans notre existence sans que quelqu'un essaye de nous faire cracher le morceau. Une curiosité affichée qui me mettait hors de moi. A tel point que je n'allais plus aux soirées organisées par mes collègues. Il m'est arrivé de commencer à pleurer en salle de pause après l'approche maladroite et malsaine d'une de mes collègues. Je venais de vivre une séparation difficile. Tout ceci avait déclenché, en moi, une vague de larmes que je n'avais pu retenir même dans la chambre d'un patient.
Cette montagne émotionnelle m'a beaucoup fatigué. Mon cerveau était en ébullition. Je connais les moindres recoins de ce couloir que j'ai arpenté des milliers, voire des milliards, de fois. Beaucoup de choses marquantes sont arrivées. Je ne compte plus le nombre de personnes que j'ai vu mourir ici. Les moments de stress et d'énervement. L'épuisement que je pouvais ressentir. L'envie de tout quitter. Je voulais être autre chose qu'un pion au milieu de toute cette tristesse. Je ne supportais plus tout ce bruit. Les respirateurs, les scopes, et la sonnette de l'entrée de l'unité. J'étais toujours en alerte.
La réanimation a un côté sectaire à double tranchant. Ce n'est pas la vie normale. C'est une autre planète. J'ai vécu dans un monde parallèle pendant près de dix ans. J'étais une autre personne. Même quand je rentrais chez moi, j'étais encore là-bas. Je ne suis plus le même depuis que j'en suis parti. Je suis plus apaisé. Je retrouve la douceur des journées. Je suis moins dans ma bulle et je réalise plus que mes réactions peuvent agir sur les autres. Toute l'arrogance que je dégageais en prétendant avoir du caractère n'était qu'une pâle illusion. Ça ne servait à rien.
J'avais, également, perdu le sens de la relation avec les patients. Ce ne sont pas que des corps malades. Pouvoir comprendre leurs peurs, discuter et plaisanter avec eux, tout cela me manquait. Le fait de ne pas pouvoir sonder réellement leurs craintes à cause de l'intubation oro-trachéale et des fortes sédations me faisait perdre la notion d'individu dans tout ce qu'il représente. Son contexte social et familial. Et surtout, son état psychologique. Dans certains cas, comme il n'y avait aucune réponse de leur part, il m'arrivait de faire mes soins machinalement sans prononcer un mot. Il était difficile de parler à quelqu'un et de prévenir des actions que l'on effectuait quand le corps est inerte. Nous devions maintenir, malgré tout, une communication avec eux, même si elle était dans un seul sens. Nous étions les gardiens de leurs corps pendant que la maladie était traitée. Nous faisions attention aux changements physiques. Nous surveillions leur état cutané avec de nombreuses préventions contre les escarres (effleurage des points d'appui, changements de positions...etc). Sans le savoir, ils devaient nous faire confiance. Leurs familles s'en remettaient à nous. Tout le poids de leur équilibre psychologique et affectif reposait sur l'équipe soignante (médecins, Infirmier(e)s, et aide-soignant(e)s). Il fallait être blindé émotionnellement.
Au fur et à mesure, je m'étais forgé une carapace plus ou moins hermétique pour me protéger. Je m'étais réfugié dans ce mécanisme de défense où l'humour noir était légion. Relativiser de cette manière pouvait être choquant pour ceux qui ne travaillent pas dans ce milieu. Une toilette mortuaire, par exemple, est un soin très fort et déstabilisant. La seule manière de se détacher un peu était d'échanger et de rire ensemble pendant cet acte. Ceci m'a beaucoup usé. Je ne compte plus le nombre de personnes à qui j'ai dû "bourré les orifices" (nez, bouche et anus) avec du coton cardé et un abaisse-langue brisé en deux comme ustensile d'insertion. Des dizaines et des dizaines de défunts sont passés sous mes mains.
A force, je ne me souvenais plus des "fins heureuses". Comme si mon esprit s'était focalisé sur ce qui m'atteignait le plus. Il était donc temps que je referme ce chapitre indélébile de ma vie. Mon départ était nécessaire. Je suis parti sans me retourner et sans regret. En tournant la page de la réanimation, j'ai senti mon corps se relâcher complètement. Tout le stress, la tension et la concentration permanente sont partis comme on dégonfle un ballon. Mon corps et ma tête étaient épuisés. Comme si je venais de faire un marathon durant toutes ces années. C'était la fin d'une course. On tombe par terre, on a des courbatures tout en étant heureux de l'avoir accomplie. On profite de ce moment paisible après l'effort.
secrétaire médicale au CHRU Tours
4 ansSalut Olivier, après avoir lu ton expérience passée dans le service de réanimation. J'ai vu que cela t'avait complètement retournée. Je suis rassurée que tu sois partie. Car même avec la vocation que nous avions pour aider l'autre. Si nous ne faisons pas la part des choses. L'entité qu'est l'hôpital peut nous broyer entièrement. C'est pour cela qu'il faut le soutien et l'amour des proches car elle nous permet de nous ressourcer et de nous reconstruire. Par contre si l'aide psychologique et le soutien des nôtres nous fait défaut c'est une spirale qui risque de détruire notre vie. Avec le temps il faut prendre du recul et se dire que c'était un grain de sable dans le circuit de notre vie. Il faut du temps pour se reconstruire, mais il s'en donner les moyens. Sache que j'ai vécu presque à l'identique ton expérience en pneumologie, en USCI à Trousseau, en Traumatologie, puis pour terminer en chirurgie digestive avec les chimiothérapies et les nombreux décès. Tu sais le soutien de ma famille m'a beaucoup aidé. J'étais épuisée physiquement et psychologiquement. Il m'a fallu des années pour m'en remettre. Je t'encourage pour la suite à te ménager. Et à faire du mieux que tu peux sans mettre ta santé en danger. Au plaisir à te relire.
Coordinatrice du réseau Recherches et innovations paramédicales GIRCI Grand Ouest.
5 ansMerci Olivier, ton article a tellement raisonné en moi...
Cadre supérieure de santé pôle Neurosciences, chirurgie réparatrice et psychiatrie chez CHU Dijon Bourgogne
5 ansTémoignage très émouvant et tellement vrai. On a beaucoup de leçons à prendre en tant que manager. Merci Olivier et belle route à toi
Cadre de santé chez CHRU Tours (Hospital)
5 ansMagnifique mais tellement vrai Olivier!!! J'ai ressenti un peu la.même chose en.quittant ce service. Ton passage restera gravé en moi également!!!