Rendre les paradoxes fertiles
(c) CEPIG - Dessin d'Yves BARROS

Rendre les paradoxes fertiles

 « Le développement durable est au cœur de notre projet ! », mais « priorité à la rentabilité court terme »

« Les femmes et les hommes sont notre première valeur ! », mais « contentons-nous d’investir sur les hauts potentiels. Les autres, on verra… »

« Priorité à la transformation digitale ! », mais « - 20% de budget pour l’IT ! »

« Nous devons gagner en agilité », mais « avant toute chose, faites les reportings prévus dans nos procédures ! »

Vous reconnaissez-vous dans ces paradoxes ? J’ai parfois pour ma part l’impression de nager au milieu d’eux. Dénigrer les dirigeants porteurs de ces paradoxes serait trop facile. Car c’est notre époque qui est traversée de ces paradoxes, et de bien d’autres : la compliance et l’élan entrepreneurial, la nouvelle mondialisation et la nouvelle dynamique identitaire, la maîtrise des risques et la nécessité de se transformer, le développement durable et la dictature des marchés et du CT, les opportunités de marché et la tension sur la rentabilité

Et ces paradoxes, symptômes de la complexité qui nous entoure, redescendent en fine pluie, prenant des formes variées, des dirigeants jusqu’aux collaborateurs avec des conséquences :

-         Le retrait de collaborateurs désabusés qui deviennent spectateurs et commentateurs d’entreprises qu’ils ne comprennent plus (ou de plus en plus mal).

-         L’enlisement, avec des collaborateurs épuisés, tiraillés… pris entre le marteau et l’enclume.


-         … mais aussi la création, à condition de rendre le paradoxe fertile.


« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ! » Hölderlin


Alors quelles voies pour rendre les paradoxes fertiles ? Comment tirer parti de ces élans contradictoires ? et est-ce seulement possible ? Sommes-nous condamnés à subir ?

Quelques pistes, issues de notre expérience d’accompagnement d’équipes dirigeantes :

-         1ère bonne pratique, « ne pas en rajouter ». Le serment d’Hippocrate commence par « d’abord, ne pas nuire », et c’est une bonne entrée en matière. C’est l’enjeu de la bienveillance.

-         Ensuite, reconnaître les paradoxes profonds : les expliciter et en poser les termes, c’est-à-dire en faire la pédagogie. Car ils ne sont vraiment nocifs que par les implicites qu’ils véhiculent. C’est l’enjeu de la confiance.

-         Dédramatiser les paradoxes de surface : légitimer le sentiment de tiraillement des collaborateurs, et susciter la réflexion sur l’articulation de ces apparentes contradictions. C’est l’enjeu de la pédagogie.

-         Mettre en équation les paradoxes, comme le permet la théorie des contraintes : les faire remonter, les assumer et les rendre créatifs. Faire travailler des équipes à leur résolution est toujours un exercice passionnant. C’est le grand enseignement de Google X, le laboratoire d’innovation de Google, qui voit dans les paradoxes des sources de création de valeur inespérés. C’est l’enjeu de la transformation.

-         Se positionner, en tant que dirigeant ou manager, de façon explicite : trancher les sujets en suspens, arbitrer sans tarder quand c’est nécessaire… et assumer parfois explicitement que la décision prise et assumée consiste à ne pas trancher un sujet (quand il est urgent d’attendre). C’est l’enjeu du courage managérial.

-         Enfin, connaître ses collaborateurs pour protéger ceux qui ne sont pas prêts à les assumer et outiller ceux qui peuvent en tirer profit. C’est l’enjeu de la lucidité.

L’envers du décor

Plus profondément, qu’est-ce qui se cache derrière ces paradoxes ? De nouveaux modèles disruptifs (Uber, Airbnb, Blabla Car…) transforment à vivre allure notre économie, d’une façon brutale pour les grands groupes traditionnels. N’ayant pas l’agilité de jeunes entreprises émergentes, ils sont plus ou moins condamnés à souffrir dans les paradoxes qui nous traversent : compliance/entrepreneuriat, humain/technologique, centralisation/agilité…

Lorsqu’ils ne sont pas traités, ces paradoxes constituent alors le creuset d’une multitude de problèmes. Le plus préoccupant est la confrontation de 2 logiques contradictoires : un principe d’utopie, porteur de sens, mais parfois désincarné. Un principe de réalité, pragmatique, mais parfois cynique. On lance une grande politique de bien-être au travail… qui se réduit finalement à un projet cosmétique. On lance un grand projet de transformation … qui n’aboutit qu’à révéler la difficulté qu’a l’entreprise à se réinventer profondément.

Au cœur de ces paradoxes se trouve une tension profonde et potentiellement fertile : la tension entre « le projet » et « le profit ». L’attrait contemporain pour l’entrepreneuriat répond d’abord à une quête de sens et de projet : participer à une aventure exaltante. En 2018, quasiment un français sur deux envisage de créer son entreprise. Un enjeu prioritaire est peut-être ainsi, pour les grands groupes, de stimuler l’irrésistible attrait du « projet » : un sens polarisant, un modèle de création de valeur vertueux, une organisation dont on est fier, une qualité humaine qui donne du plaisir.

Sans cette exigence de faire vivre un « projet cohérent avec la vision et les valeurs pérennes de l’entreprise », une organisation finit inexorablement par s’appauvrir : le « profit » masque le « projet » (qui n’existe plus que dans une forme d’affichage déraciné). L’organisation devient sa propre fin, sclérose l’entreprise et s’auto-alimente : c’est l’entropie qui prend les commandes.

L’exemple de Michelin US est incroyable. Michelin est « best employer 2018 » aux USA, du simple fait que le Groupe reste cohérent avec ses valeurs clermontoises et donne du sens à son action. La dialectique vivante projet/profit, utopie/enracinement fait des merveilles lorsqu’elle est assumée et rendue fertile.

Et si nous tentions l’aventure de rendre fertiles ces paradoxes et combiner au mieux nos intérêts économiques et notre ambition de contribution humaine ?

Luc Todesco

Ingénierie de projets santé et prévention. Conseil, feuille de route et accompagnement stratégique organisationnel et managérial. Formateur. Création d'outils d'animation du projet. Animation de groupes autour du projet.

6 ans

Bravo pour votre article très intelligent, argumenté et précis et tout autant inspirant. Cela me donne des perspectives et des entrées pratiques et méthodologiques pour le lancement de mon projet professionnel. Je vous remercie de cette contribution. :)

Merci Mathieu. De beaux points communs avec le Lean management qui met l’homme au centre !

Bel article qui milite pour plus d’agilité

Nathalie MOUGEOT

Responsable du Département Développement commercial, Partenariats et Prescription chez EDF

6 ans

Un paradoxe que nous vivons tous au quotidien. Pour autant il est agréable de constater que de grands groupes comme EDF s'adaptent à ce changement avec des démarches telles que "Parlons Énergies" pour associer les collaborateurs à la transformation et tenir compte de leur avis et de leurs préoccupations dans la détermination des trajectoires à court et moyen termes

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