Repenser la vie bonne à l’heure du déconfinement Claire DELEPAU
Qu’est-ce qu’une vie bonne ?
Comment bien vivre aujourd’hui, en 2020 ? Cette question philosophique, existentielle, est à mon sens l’une des questions centrales que le contexte nous invite à nous poser de manière urgente. A cela, pouvons-nous tous - très certainement - répondre par la négative, à savoir ce qu’une vie bonne n’est pas : une vie où nous serions condamnés au confinement, à l’empêchement de vivre selon nos désirs profonds, des désirs de liens, des désirs de sens, de plaisir des sens.
Dans le même temps, la crise que nous traversons vient nous alerter sur l’impossibilité de continuer à vivre comme avant, sans interroger nos impacts sur le monde, donc sans questionnement éthique. La vie bonne, selon les philosophes grecs, liait bonheur et vertus. 2500 ans se sont écoulés et ne changent pas fondamentalement le lien entre ces deux dimensions, à savoir que le sentiment de vivre une vie accomplie est intimement liée au fait d’agir selon des principes, vertus et valeurs qui nous guident. Ce qui change en revanche c’est que le cercle de notre considération ne doit plus se limiter aux seuls humains, mais au vivant au sens large. Et là commence les difficultés ! Car ce que nous savons ne nous incite souvent que peu à agir, si le cœur n’est pas touché autant que la raison. Comment nous sentir touchés, concernés par ces êtres potentiellement insignifiants à nos yeux que sont le pangolin ou la chauve-souris? Le confinement a, me semble-t-il, ouvert là une brèche. Car cette expérience constitua un moment extraordinaire de résonnance et de raisonnement, d’intensification de nos affects et de nos réflexions. Une expérience susceptible de nous guider pour entreprendre des changements profonds.
« La crainte et le désir se précisent tout au long de la vie […] à travers des expériences intenses de résonnance et d’aliénation, qui vécues à la manière d’oasis ou de déserts, fournissent au sujet une boussole lui permettant de s’orienter dans la conduite de sa vie » écrit le sociologue Hartmut Rosa.
Nous avons pu percevoir (pour ceux en ayant eu la possibilité, à la faveur du confinement) ce qui d’ordinaire passait sous le radar de notre attention : le printemps se déployer d’heure en heure sous nos yeux, l’importance vitale des liens, de la solidarité, l’absurdité de tant de temps passé à courir après le temps.
L’une des conférences les plus passionnantes proposée durant le confinement par l’équipe Ile de France de la SFCoach fût, à mon sens, celle animée par Laurent Oddoux, spécialiste de la gestion de crise. Ce dernier invite ses clients dirigeants à prendre le temps – au moyen d’une équipe dédiée - d’observer ce que la crise révèle qu’ils ne pouvaient percevoir avant. Un peu comme si la mer s’était soudain retirée, laissant paraître ce qui était là, tapis, invisible. Nous permettant de discerner ce qui précédemment pouvait nous laisser indifférents.
Qu’est-ce que cette crise nous permet de percevoir que nous ne pouvions percevoir avant ?
Prendre le temps du lien à soi, aux autres, au vivant
Le philosophe Baptiste Morizot analyse la crise que nous traversons comme une crise de la sensibilité, une crise de notre relation au vivant.
« C’est un enjeu majeur que de réapprendre, comme société, à voir que le monde est peuplé d’entités autrement prodigieuses que ne le sont les collections de voitures et les galeries de musées. Et de reconnaître qu’elles exigent une transformation de nos manières de vivre et d’habiter en commun » (Baptiste Morizot, « Manières d’être vivant », Actes Sud, 2020)
Probablement avons-nous avons perdu, à la faveur du projet dualiste des modernes de nous arracher à la « Nature », notre capacité à cohabiter avec le vivant, à faire preuve d’égards vis de vis de ce sans quoi nous ne serions pas là (les insectes pollinisateurs, les végétaux, les animaux etc.). Comme si le monde vivant nous restait silencieux. Comme si nous n’étions plus en mesure d’entrer en résonnance avec lui, comme coupés d’une partie de nous-mêmes. J’aimerais pour finir, partager un évènement de résonnance avec le vivant, vécu pendant ce confinement.
« Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! » écrivait Victor Hugo.
J’ai dû traverser en voiture une France désertée d’humains, par une belle journée d’avril, pour des raisons d’urgence familiale. Sur l’autoroute, au détour d’un embranchement, j’aperçu un chat blessé, que je ne pouvais secourir. Il m’a semblé croiser son regard. Un regard avec lequel j’ai cohabité pendant de longs kilomètres. J’en ai ressenti une tristesse indicible. Je me suis sentie chat, pour parler comme Morizot, perdu au milieu de l’asphalte, condamné. J’ai songé à toutes ces espèces que nous confinons et à la souffrance que nous avons pu, tous, plus ou moins, éprouvé de devoir vivre cela. Comment intégrer dans notre champ de conscience et d’attention l’ensemble de cette communauté de destin avec laquelle nous sommes embarqués ? Comment en tenir compte dans nos décisions quotidiennes et plus largement nos choix de vie ? Comment être humanistes sans être totalement anthropocentrés ? Telles sont les questions que les circonstances nous intiment de nous poser.
Claire Delepau est membre associé de la SFCoach, dirigeante de Terre de sens et auteure du livre « Les choses importantes, faites confiance à votre boussole éthique » qui vient de paraître en juin 2020 aux éditions Payot.
1 Hartmut Rosa, Résonance, une sociologie de la relation au monde, Editions la découverte, 2018, p.130