Respecter les limites de la Nature (1) : l’artificialisation des sols
Emporté par sa soif de consommer et de posséder, l’homme moderne —l’homme de l’anthropocène— a oublié que l’espace terrestre est une quantité finie, comme du reste beaucoup des ressources naturelles non biologiques (minerais, etc.) qu’il abrite en son sein. Mais la nature a des limites, et nous sommes en train de les transgresser.
L’homme moderne oublie que son espèce ne pourra vivre durablement que si elle respecte ces limites.
Atteindre une limite vous oblige à un arrêt brutal, voire terminal. Il faut donc éviter cette issue, en freinant à temps, et trouver un modus vivendi qui permette de satisfaire les besoins de l’espèce humaine sans abîmer irréversiblement la planète, et l’espèce humaine qu’elle héberge —pour le moment.
J’examine dans cet article le sujet de la consommation des sols, c’est à dire le volet foncier de ces ressources terrestres finies et non renouvelables.
Nos sociétés ont besoin de loger leurs populations, d’aménager des sites pour l’activité artisanale, commerciale, industrielle, de stockage, de créer des voies de circulation pour qu’elles puissent se déplacer, etc. Tout cela est consommateur d’espace, de foncier. Tout cela nécessite des travaux pour doter ce qui était des espaces naturels d’attributs qui les rendent propres à remplir le nouvel usage auquel on les destine : réseaux, routes, ports et aéroports, ponts, constructions diverses, etc. En un mot, ce qu’on appelle l’artificialisation des sols.
En France, au cours de la dernière décennie, entre 20 000 à 30 000 ha d’espaces naturels, agricoles et forestiers, soit 3 à 4 fois la surface de Paris intra-muros, ont été consommés chaque année en moyenne, principalement pour de l’habitat, avec une forte concentration sur la façade atlantique, le pourtour méditérranéen et la région parisienne, en lien avec la croissance démographique et l’essor économique.
Depuis 1981, les terres artificialisées sont passées de 3 à 5 millions d’hectares (+70%), soit une croissance nettement supérieure à celle de la population (+19%). Cette évolution est due à l’augmentation du nombre de ménages (+4,2 millions depuis 1999), elle-même due à la croissance de la population et à la réduction de la taille des ménages ; l’étalement urbain et le mitage (constructions dispersées notamment en périphérie des villes) ; et à la sous-exploitation du bâti existant (logements vacants, résidences secondaires, etc.).
L’artificialisation est l’un des symboles de notre modernité, du règne de la croissance, du consumérisme, et du matérialisme. Du “développement”. La croissance démographique y ajoute son propre moteur —lui-même facilité par la croissance économique qui a permis de briser la malédiction de Malthus (1). Une planète dont la population est de 7 milliards n’a pas les mêmes besoins que la planète à 1 milliard de 1800, au point zéro de l’âge industriel.
Cette artificialisation n’est pas neutre pour la qualité de vie. Elle a des conséquences écologiques car elle porte atteinte à la biodiversité, au potentiel de production agricole et de stockage de carbone, elle augmente les risques naturels, en accentuant le ruissellement. Elle a aussi des impacts socio-économiques, car lorsque l’étalement urbain n’est pas maîtrisé, il éloigne les logements des services publics et de l’emploi, il allonge les déplacements et crée une dépendance à la voiture individuelle, souvent thermique et sous-utilisée.
Il y a une relation forte entre artificialisation et empreinte carbone (émissions de gaz à effet de serre), et réduire la première est une façon aussi de réduire la dernière. L’artificialisation des sols alimente la consommation de matériaux et d’énergies fossiles (par ex. pour la fabrication d’enrobés), elle accroît le besoin de mobilité, et elle appauvrit les puits de carbone que sont les terrains agricoles et les forêts.
La loi climat et résilience de 2021 (2) a fixé un objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) d’ici 2050, à atteindre progressivement, par tranches décennales. ZAN ne signifie pas zéro artificialisation (3), seulement qu’il y ait au moins autant de surfaces renaturées que de surfaces artificialisées.
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Cette loi a créé l’émoi parmi les décideurs publics locaux en fixant un premier objectif intermédiaire de réduction de moitié du rythme de la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers dans les 10 prochaines années (2022-2031) par rapport à la consommation mesurée entre 2011 et 2020, soit de 250 000 à 125 000 hectares.
Le défi pour les décideurs locaux est d’assurer la satisfaction des besoins de leur territoire dans le respect de la contrainte nouvelle qui leur est imposée. Un grief largement entendu est que cette obligation est inéquitable, appliquant une toise uniforme à tous les territoires, et pénalisant de ce fait les territoires qui ont moins consommé de foncier au cours de la décennie précédente et qui ont des besoins plus importants à satisfaire, en raison de leur croissance économique et démographique.
Dans l’immédiat, il conviendra que ces objectifs soient déclinés dans les documents de planification régionale (SRADDET) et d’urbanisme locaux (SCoT, PLU(i), etc.), ce qui n’a pas encore été fait.
Mais il est clair que cette évolution va obliger les collectivités locales à repenser radicalement la façon dont elles concevaient leur développement. Il leur faudra désormais favoriser l’utilisation des surfaces déjà artificialisées par la densification urbaine, ainsi que l’utilisation des locaux vacants et des friches industrielles, commerciales, administratives et militaires (4). Il faudra revitaliser le commerce en centre ville, revenir à des logements plus agglomérés et plus collectifs, réduire le nombre de logements vacants (dont le nombre est gonflé par ailleurs par les exigences plus rigoureuses concernant les passoires thermiques (5)), faciliter la mobilité inter-générationnelle des logements (les personnes âgées n’ont pas besoin et plus forcément envie de rester dans de grands logements, plus coûteux et et éloignés des services), etc.
Il faudra de l’inventivité, aller à rebours des facilités d’antan, mais aussi de ce que furent les aspirations des générations précédentes, comme celle de « faire construire ». Un casse-tête technique et politique.
Avec la ZAN, les élus locaux entrent dans une nouvelle ère.
(1) Thomas Malthus, pasteur anglais anglican et économiste classique, est connu pour avoir énoncé autour de 1800 son « principe de population » selon lequel la croissance de la population (qui est potentiellement exponentielle) est limitée par le niveau des subsistances, qui ne croît lui que de manière arithmétique.
(2) Loi n°2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets. Une loi du 20 juillet 2023 a quelque peu assoupli et précisé le dispositif. Elle prévoit notamment des délais supplémentaires pour intégrer les objectifs de réduction de l’artificialisation dans les documents d’urbanisme locaux.
(3) L’artificialisation est définie par cette loi comme étant « l’altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage » (Art. L. 101-2-1 du Code de l’urbanisme) ; et la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers —qui servira de mesure de l’artificialisation pour la première période 2022-2031— comme « la création ou l’extension effective d’espaces urbanisés sur le territoire concerné » (article 194 de la loi Climat et résilience). Ces définitions sont complétées par un décret du 30 avril 2022 qui précise les surfaces considérées comme « artificialisées » et celles considérées comme « non artificialisées”.
(4) Le nombre de friches est mal connu et l’espace qu’elles occupent également. Cf. ce rapport de l’Assemblée nationale de 2021.
(5) La même loi « Climat et résilience » interdit la location des logements classés G et F à partir d’une certaine date: 2025 pour les premiers ; 2028 pour les seconds. Des propriétaires préfèrent ne plus louer plutôt que de réaliser les travaux de rénovation nécessaires, souvent coûteux, qu’ils n’ont pas les moyens de financer.