Retour au travail : l'illusion de la normalité

Retour au travail : l'illusion de la normalité

Depuis le lundi 11 mai des millions de Français jusqu'alors en télétravail ou en chômage partiel sont retournés au travail bon gré mal gré. Au bout de 8 semaines de confinement l'ambiance n'est pas toujours au beau fixe et beaucoup de salariés trainent des pieds. Pour preuve cette enquête CSA réalisée pour Malakoff Humanis publiée le 6 Mai qui révélait que 70% des salariés interrogés préféreraient continuer à avoir recours au télétravail après le confinement, 32% de manière régulière et 41% de manière ponctuelle. Le retour en entreprise ne sera donc pas simple et le monde du travail devra s’adapter.

Quelles peuvent être les conséquences de ces 8 semaines de télétravail tant au niveau psychique chez les salariés, qu'au niveau organisationnel pour l'entreprise de demain?

Aujourd'hui chacun se trouve confronté à un paradoxe et à un cortège d'émotions contradictoires. L'envie de croire que tout peut redevenir comme avant avec la hâte de retrouver ses collègues, clients et en même temps la peur et l'inquiétude de la promiscuité, et du virus. La hâte également de reprendre son activité et la crainte de ne plus savoir, de ne plus être capable de tenir le même rythme ou d'en avoir envie. Sortir sereinement de sa bulle de protection va donc dépendre de la façon dont on a vécu ce confinement et sera nécessairement très different d'un salarié à l'autre puisque 1 français sur 5 dit souffrir de syndromes d'angoisse ou de dépression.

Pour certain privilégiés le confinement aura été facile, voir même dans certains cas il aura été agréable. En revanche pour ceux qui ont perdu un proche, qui ont eu le Covid et qui sont encore fatigués, ceux qui ont peur d'attraper le virus parce qu'ils sont à risque ou qu'ils côtoient des personnes vulnérables, le retour au travail est angoissant. N'oublions pas aussi que pour certains le confinement a été dévastateur pour la cellule familiale en exacerbant des tensions et conflits larvés entre conjoints. Il a été enregistré près de 30% de hausse des violences conjugales et le sociologue Serge Guerin dans un article du Télégramme pronostique un divorce boom ! Beaucoup reviennent donc au travail plus fatigués, déprimés ou avec de nouveaux problèmes à gérer. Pour toutes ces populations des séquelles psychologiques sont à craindre et le retour à la normal risque d'être long et compliqué.

Au niveau professionnel, l'expérience du confinement a aussi été très contrastée. Selon que le télétravail ait bien été organisé ou non, nouveau ou partiellement déjà l'usage en entreprise, vécu sereinement ou avec appréhension par le salarié, encadré ou non par une hiérarchie présente et soucieuse du bien être du salarié, les expériences vécues sont très divergentes. Travailler avec des enfants en bas âges autour de soi, dans un petit espace sans moyen de s'isoler peut avoir des effets délétères sur la vie privée et sur l'état nerveux en géneral. Sans compter que pour certains, il y a eu surcharge de travail, difficulté à faire la part des choses, angoisse sur le niveau de travail attendu et donc beaucoup de stress et d'incertitude. Des burn-out peuvent être également à craindre pour ceux qui n'ont plus eu de barrière nette entre vie privée et vie professionnelle. Enfin n'oublions pas ceux mis en chômage partiel pour qui la crainte d'une réorganisation et d'une recherche d'emploi à terme pèse aussi lourdement sur le moral.

La psychologue clinicienne à la Sorbonne Université, spécialiste du retour au travail des patients atteints de maladies chroniques et de cancers, Catherine Tourette-Turgisil nous rappelle dans une interview que "l’appareil psychique est un corps avec des organes, il se détériore très vite : une peur, une panique générale, une limite de liberté, une contrainte, un isolement, un enfermement contraint rend malade, fait déprimer, détériore la santé psychique et mentale de tous, l’impact psychologique négatif perdure plusieurs mois après la fin de l’enfermement subi".

Ainsi si nous avions besoin de croire que tout serait exactement comme avant, parce que cela nous rassurait il est évident que ce déconfinement nous précipite dans un après qui n'a rien de normal, de connu et de rassurant. Le retour à la normal est donc un leurre.

C'est d'abord un retour au travail sous haute surveillance avec des consignes sanitaires strictes, une règle de distanciation physique qui s'applique aussi bien dans les bureaux et open spaces que dans les couloirs, les sanitaires, les ascenseurs, à la cantine. Comment dans ces conditions particulières reprendre le travail avec sérénité et envie ? Comment ne pas laisser le stress de la contamination envahir l'espace de travail ? Les changements qu'entrainent la mise en place de ses gestes barrières au niveau psychologique ne sont pas neutres. Notre rapport au corps va changer au travail. Il n’y aura plus de bises, de poignées de main, d’accolades entre collègues, on sera plus éloignés les uns des autres. Cela risque de créer ce qu’on appelle une déprivation sensorielle et cette situation n’est pas tenable sur le long terme. N’oublions pas que l’être humain est un animal social : nous ne pouvons pas vivre sans affection, sans tendresse et plus globalement sans notre corps ! Pour éviter que cette situation soit à l’origine de manifestations de colère ou de rejet mutuel, les salariés et les managers devront trouver de nouvelles façons de communiquer leurs émotions.

Selon l'attitude de l'entreprise et celles de ces managers pendant le confinement c'est aussi une rentrée pour certains amère et pleine de désillusions. Les questions et interrogations se multiplient pour les salariés sur l'avenir de leur entreprise ou de leur poste. Si tout change, chacun peut se demander qu'elle sera sa place demain en cas de réorganisation radicale de l'entreprise ? Qu'est ce que le télétravail aura prouvé, démontré ? Qui l’entreprise va-t-elle garder ?  Qui a un rôle vraiment indispensable ? Toutes ces interrogations, tant qu’elles restent sans réponse, sont angoissantes. Pour ceux mis en chômage partiel ces interrogations sont encore plus présentes, étaient-ils si peu utiles pour que l'on puisse se passer d'eux ?

Certaines personnes, pendant ces huit semaines de chômage, n'ont pas eu la moindre nouvelle de leur manager. Ces managers fantômes en situation de crise auront perdu durablement la confiance de leurs équipes. Cela veut dire qu'ils se sont discrédités. Les salariés qui se sont senti abandonné, exclu, lâché par leur direction souffriront d'une rupture du sentiment d’appartenance à l’entreprise. Cela constitue une souffrance morale et un risque de désaffiliation ayant pour effet un retrait et une perte de motivation. Cette crise aura aussi démontré que l'utilité sociale est peut être plus importante que la place hiérarchique dans l'entreprise en revalorisant d'autres emplois "utiles à la nation". De ce constat peut naître une crise existentielle et l’envie de se réorienter ou de prendre de la distance pour redonner du sens à sa vie si le travail n'en a plus.

La question qui se pose dés lors est de savoir quelle attitude a eu l'entreprise dans la gestion de cette crise. A-t-elle été bienveillante, respectueuse? A-t-elle proposé un accompagnement spécifique ou en propose-t-elle un aujourd'hui prenant en compte la souffrance tant morale que psychologique des employés ?

Si dans le monde de l'entrepise les discours à la mode étaient de parler de management agile, d'intelligence collective, de management flexible, on peut se demander si ces principes ont été mis réellement en oeuvre ? Fallait-il sous prétexte d'agilité avoir recours rapidement au chômage partiel, oublier les équipes, licencier ? Peut-on demander ensuite à ces mêmes salariés de s'impliquer autant alors qu'ils ont été abandonnés à la première tornade ? Toutes ces situations ont certainement créé un sentiment de rejet, voire de dégoût pour l’entreprise. Pour que les salariés renforcent leur attachement et leur engagement à l'entreprise, les managers doivent être aujourd'hui encore plus présents, souples et à l’écoute.

Dans cette reprise, le rôle du manager est donc primordial. Il y aura sans doute trois types de managers :

  1. Celui qui va vouloir foncer parce qu'il va falloir rattraper, deux mois de manque de chiffre d'affaires, alors il foncera et ne se posera pas de question... et risque de perdre ses équipes en cours de route.
  2. Celui qui va nier le réel, qui va faire comme si de rien n'était, qui va reprendre les choses là où on les a laissées... au détriment de l'humain.
  3. Il y a enfin celui qui donnera du sens et prendra le temps d'accueillir les émotions de chacun, prendra du temps pour se retrouver, essayera de comprendre ce qu'il s'est passé, ce que chacun a appris, demandera des retours d'expérience. Il demandera aussi aux salariés ce qui leur a manqué le plus, ce qui aurait pu être mieux organisé, ce qui manque encore et répondra ainsi aux besoins. Cette expérience pourra alors à juste titre être une véritable plate-forme d'intelligence collective et faire émerger une nouvelle forme ou organisation de travail plus performante. L'entreprise deviendra alors vraiment apprenante.

Pour conclure, il me semble aujourd'hui illusoire de croire que l'on va retrouver tout de suite son rythme d'avant. Cela serait la meilleure façon de générer du stress, et donc, de la contre performance. Il s'agit d'accepter la vulnérabilité de certains salariés, de la prendre en compte et en charge sans le juger mais bien au contraire en l'accueillant et en lui laissant une place. D'ou l'importance de miser sur l'humain et d'adopter à côté des gestes barrières, des gestes d'accompagnement psychologiques menés par des professionnels. Il est peut être enfin temps de faire entrer plus largement les psychothérapeutes en entreprise au même titre que les coachs, sans en avoir peur.

Il y a fort a parier également que la découverte du télétravail à grande échelle aura engendré de nouvelles revendications, aspirations et perspectives auxquelles l'entreprise va devoir répondre rapidement et donc adapter de nouveaux modèles de travail.

La créativité, le sens de l'initiative, l'autonomie, la solidarité, l'ingéniosité, la rapidité d'action, l'anticipation, la débrouillardise sont autant de qualités que l'entreprise doit aujourd'hui être capable de promouvoir en adoptant de nouveaux styles de management moins contrôlant, plus souple et plus humain. Gageons qu'à cette condition, cette crise sanitaire aura un réel bénéfice sur l'émergence d'un nouveau monde du travail.

Maité Clinkemaillié Fondatrice de Lemon&Co


 






Robin Cren-Moltrecht

Créateur de services digitaux

7 mois

Maïté, merci pour le partage!

Olivier Arnoux

Chief Experience Officer (ExCo member)

4 ans

Merci Maite Clinkemaillie pour cette analyse. La question sera aussi de savoir de quoi auront besoin les managers pour pouvoir eux mêmes accompagner leurs équipes...En clair, il faut certainement que la direction RH et la direction générale soient totalement impliquées sur ce sujet et plus que jamais à l'écoute des collaborateurs..

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