Retour sur une catastrophe budgétaire belge
Chaque citoyen doit se conformer à la fiscalisation, le droit fiscal étant d’ordre public. Pourtant, il convient de s’interroger sur une problématique incontournable: comment le royaume a-t-il mis en œuvre une des fiscalités les plus lourdes d’Europe?
Par Bruno Colmant
ULB, UCLouvain et Vlerick Business School, Banque Degroof Petercam
La mission des fiscalistes n’est aucunement de dicter les orientations économiques aux décideurs politiques. Ces derniers sont seuls à posséder la légitimité des décisions. Chaque citoyen doit s’y conformer, le droit fiscal étant d’ordre public. Pourtant, il convient de s’interroger sur une problématique incontournable: comment le royaume a-t-il mis en œuvre une des fiscalités les plus lourdes d’Europe, tant pour les revenus du capital que du travail? Intuitivement, notre pays aurait dû, comme le Grand-Duché de Luxembourg, faire de la fiscalité un outil de compétitivité et d’attractivité économique.
Phénomène circonstanciel
De nombreuses raisons expliquent cette dissonance. Pourtant, à notre intuition, il y a un facteur qui prédomine. Il s’agit de l’interprétation de la conjoncture commise par les gouvernants des années 70, et plus précisément pendant les années 1977 à 1981. Les gouvernants de cette époque considérèrent les crises du pétrole comme un phénomène circonstanciel. Le prix de l’énergie masqua une réalité qui apparaît aujourd’hui, avec le recul du temps, éclatante: la mutation d’une économie manufacturière vers une économie de services, c’est-à-dire le déplacement partiel de l’économie du pays du secteur secondaire vers le secteur tertiaire.
Ils choisirent de mettre en œuvre une politique budgétaire keynésienne, caractérisée par des dépenses publiques importantes destinées à stimuler l’activité économique. Le scénario économique était inconnu: la stagflation, c’est-à-dire une combinaison de stagnation et d’inflation. Malheureusement, la réponse keynésienne fut inadaptée: elle alimenta l’inflation sans extirper la stagnation. La réponse politique fut d’autant plus singulière qu’elle maintint artificiellement en activité certains secteurs nationaux (sidérurgie, textile, chantiers navals, charbonnage et verres creux) qui entraient dans une concurrence mondiale et auraient donc dû être restructurés.
L’hiatus était compréhensible, car les économies occidentales avaient traversé, pendant près de 30 ans, une période de croissance ininterrompue, correspondant à la reprise économique d’après-guerre. De plus, le système monétaire mondial de Bretton Woods avait été fondé, jusqu’en 1973, sur un mécanisme de change fixe, assurant stabilité du commerce et prévisibilité des échanges. Les économistes confondirent un effet d’aubaine (correspondant à la reconstruction de l’économie d’après-guerre) avec une tendance lourde.
Au lieu de stimuler l’activité économique, les politiques de dépenses publiques des années 70 entraînèrent le pays dans un désordre économique sans précédent. Elles conduisirent à des déficits budgétaires à deux chiffres, à un endettement public qui culmina à 130% du PIB, à une inflation hors de contrôle et à des dévaluations successives. À partir d’un certain seuil, la dynamique financière conduisit à un effet boule de neige d’accroissement exponentiel de la dette. La Belgique fut entraînée dans un phénomène budgétaire très rare, à savoir celui des crises d’endettement auto-réalisatrices.
Appel massif à l’emprunt
Face à une solvabilité ébranlée, les pouvoirs publics n’eurent d’autre choix que de financer ces déficits budgétaires par un appel massif à l’emprunt. Ces emprunts furent, pour partie, placés à l’étranger, mais dans une mesure réduite car la gestion de l’État belge ne suscitait ni enthousiasme, ni conviction de solvabilité.
Concomitamment, les pouvoirs publics décidèrent d’augmenter les impôts en poussant les feux fiscaux jusqu’à des seuils confiscatoires. L’impôt des sociétés, par exemple, approcha le niveau fatidique de 50%. Ceci fut mis en œuvre sans compter que l’impôt taxait déjà l’inflation, c’est-à-dire le maintien des capacités de production. La fiscalité excessive a anémié l’économie. Elle l’a même, peut-être, tirée en arrière. La Belgique répondit de manière introvertie à la crise économique, en privilégiant la répartition collective au détriment de la prise de risque.
Examiné sous le grand angle du temps, on peut donc supputer que les choix budgétaires des années 70 ont conduit à une pénalisation du capital à risque. Ou, de manière plus brutale, l’État a probablement fragilisé la reconversion industrielle du pays. Il n’est d’ailleurs même pas exclu que la pénalisation fiscale du capital à risque joua un rôle dans les deux phases de rachat des entreprises belges par des groupes étrangers (reprise de la Générale de Belgique en 1988 et vague d’OPA des années 1997-1998).
Et puis, en arrière-plan de cette évolution, il y eut un autre phénomène plus diffus, à savoir un certain dogmatisme qui prévalut dans les années 70 et 80. L’économie de marché était, à cette époque, réfutée. Il y eut une confusion entre la croissance et le dirigisme économique. Alors que l’économie se libéralisait et que la mondialisation du commerce s’infiltrait, certains ont accru l’intervention bureaucratique de l’État au motif qu’elle était providentielle. L’économie devenait polycentrique et sujette à des influences nouvelles et contradictoires.
Bruno Colmant - ULB, UCLouvain et Vlerick Business School Degroof Petercam
Source: L'Echo