"rien n’autorise à mettre en place une organisation et des méthodes managériales au mépris de la santé et de l’avenir professionnel des salariés"
« La faible qualité du management français est confirmée par de nombreuses enquêtes de terrain »Dominique Méda. LE MONDE ECONOMIE | 06.07.2018
Neuf ans après les premières plaintes déposées en septembre 2009, les juges instructeurs du pôle de santé publique de Paris ont, le 12 juin, renvoyé devant le tribunal correctionnel l’entreprise France Telecom ainsi que son ancien PDG, Didier Lombard, et six autres dirigeants et cadres, pour harcèlement moral et/ou complicité de harcèlement moral.
Les juges ont considéré que cette équipe avait mené « une politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés » et « à créer un climat professionnel anxiogène »[1] ayant notamment conduit dix-neuf salariés à se suicider, douze à tenter de le faire et huit à subir un épisode de dépression ou un arrêt de travail.
Les dérives du management[2] et de ses méthodes avaient été mises en cause à l’époque des faits par plusieurs rapports (...)
Cet événement est-il exceptionnel, ou est-il un révélateur ? Les plus récentes enquêtes décrivant l’évolution des conditions de travail en France – deux séries d’enquêtes européenne et française sur les conditions de travail – font pencher en faveur de la seconde réponse. Ces travaux mettent en effet en évidence la très médiocre qualité des conditions de travail françaises, en voie de dégradation depuis 2005 et nettement moins bonnes que dans beaucoup d’autres pays européens.
La dernière vague de l’enquête européenne pointe ainsi la faible qualité du management français, d’ailleurs confirmée par de nombreuses enquêtes de terrain qui soulignent les graves défauts d’un management fondé sur le diplôme, trop souvent incapable de connaître les contraintes réelles du travail concret et dès lors de fixer correctement les objectifs et de reconnaître comme il convient les salariés et leurs efforts.
L’enquête française de 2016 (« Quelles sont les évolutions récentes des conditions de travail et des risques psychosociaux ? », Analyses n° 82, Dares, décembre 2017) confirme le haut niveau des contraintes auxquelles sont soumis les salariés – notamment ceux de la fonction publique hospitalière –, l’augmentation du travail « dans l’urgence » et le recul de l’autonomie au travail.
Le cas France Telecom apparaît révélateur de l’absence de volonté (ou de l’incapacité) française à permettre aux salariés de participer à la prise de décision sur leur travail et sur l’ensemble des questions affectant leur travail dans leur entreprise.
C’est ce que confirment les travaux de deux chercheurs qui, réalisant une classification des organisations du travail selon ce critère à partir de l’enquête européenne sur les conditions de travail, mettent en évidence une très faible probabilité pour les salariés français (et une très forte probabilité pour les salariés danois, finlandais, suédois) de travailler dans des organisations permettant cette forte participation (Work Organisation and Employee Involvement in Europe, Duncan Gallie et Ying Zhou, Eurofound, Publications Office of the European Union, 2013).
Cherchant à mettre en évidence les facteurs susceptibles d’expliquer la présence de telles organisations – associées à un plus grand bien-être et une plus grande satisfaction au travail, à un moindre absentéisme –, les auteurs trouvent une corrélation avec un unique facteur : la force des syndicats (…)
[1] Les milliers de mails et documents qu’ont récupéré le juge Pascal Gand et les enquêteurs ont permis de révéler la politique managériale, celle de la chaise vide, érigée en système, ces années-là. A l’école de management de Cachan (Val-de-Marne), les cadres étaient formés à « brusquer un peu pour provoquer une réflexion », à « supprimer le poste pour faire bouger ». Les cibles ? Les plus anciens, bien sûr. Mais aussi, les pères et mères de famille, à qui on proposait un poste à 200 kilomètres de chez eux pour qu’ils le refusent. La déstabilisation, générale, n’épargna personne. La rémunération des cadres indexée sur le nombre de départs a fini « de parfaire le dispositif ». « Non que le gain soit important », expliquent les juges, mais dans le contexte, « cette technique de management a agi comme un moyen de pression efficace ». LE MONDE | 19.06.2018 à 11h16
[2] Pour leur défense, les ex-dirigeants de France Télécom ont tout invoqué : la crise, les difficultés économiques, l’ouverture du marché. « Une fois encore, insistent les juges, il n’est pas reproché aux personnes mises en examen leurs choix stratégiques (…), mais la manière dont la conduite de cette “restructuration” a été faite. » Les magistrats ne nient pas « les contraintes économiques et technologiques », mais rien n’autorise « à mettre en place une organisation et des méthodes managériales » (...) « au mépris de la santé et de l’avenir professionnel des personnels », insistent-ils. (idem)