Rupture du secteur de l'assurance vie : quels scénarios pour les assureurs ?
Si le patrimoine des Français évolue peu depuis quelques années, il continue à faire la part belle à l'assurance-vie détenue par 44% des ménages.
Les acteurs du secteur traversent pourtant une zone de turbulences sous l'effet conjugué d'un environnement de taux bas et d'une pluie réglementaire. Vu du client, les frais prélevés deviennent difficilement tolérables et la qualité du conseil délivré par les réseaux peine à justifier ce niveau de rémunération. Ceci impose une remise à plat de tous les éléments de chaîne de valeur afin d'une part de permettre la préservation de l'intérêt du produit pour le client, de la sécurité et un peu de rendement, et d'autre part la préservation de marges pour les assureurs.
UN ENVIRONNEMENT PROPICE À LA RUPTURE DANS LE SECTEUR DE L'ASSURANCE VIE
Le contexte économique, réglementaire et technologique menace les sources de revenus des acteurs du secteur.
En premier lieu, les revenus financiers des assureurs sont menacés par l’environnement de taux bas et plus largement par des marchés financiers moroses. Assis sur un encours constitué à 80% de fonds euros et soumis à des règles de solvabilité fortes, les assureurs font face à un casse- tête pour assurer un rendement à leurs souscripteurs avec un OAT 10 ans au plus bas. Certains commencent d'ailleurs à faire "sauter" le tabou de la garantie du capital.
D’autre part, dans un monde où la transparence devient une obligation réglementaire et où les consommateurs recherchent de plus en plus le gratuit, les frais ne peuvent plus être un levier. La baisse de la rémunération de l’épargne rend en effet plus visible l’impact des frais sur le rendement servi. Facteurs aggravants vus du client : le niveau de l’inflation qui tend à remonter depuis le 2ème semestre 2016 et les incertitudes bien françaises liées à la fiscalité.
Egalement, le succès croissant des ETF et fonds indiciels, moins chargés et bénéficiant des innovations technologiques, implique une baisse des revenus issus des retro-commissions. Là où les UC en gestion active génèrent de la valeur en particulier pour les assureurs et les asset managers, le développement des ETF en gestion passive appauvrit la chaîne de valeur et ne laisse pas de place aux rétrocommissions.
Face aux menaces qui pèsent sur leurs sources de revenus, certains acteurs parviennent encore à tirer leur épingle du jeu en boostant la vente d’UC. Cependant, la majorité de la collecte continue à être placée en fonds euros, très consommateurs de fonds propres dans le contexte de Solvabilité 2. Le coût du capital est donc un sujet central pour les assureurs aujourd’hui.
Enfin, ce tableau sur l’environnement ne serait pas complet sans évoquer les coûts induits par les mesures réglementaires successives. Initialement perçus comme des coûts temporaires liés aux projets, une partie non négligeable de ces coûts deviennent en réalité pérennes. À titre d'exemple, la loi Eckert sur la déshérence a généré une augmentation de la charge en gestion, PRIIPs implique des quantités importantes de documentations complémentaires à fournir au client,...
Pourtant, l’assurance vie reste bel et bien un marché dynamique. Par le potentiel de marché, d’une part : les Français continuent à épargner environ 15% de leurs revenus et cette tendance semble pérenne puisque la préparation de la retraite est de plus en plus une préoccupation individuelle (63% des Français estiment que leur pension de retraite ne sera pas suffisante pour couvrir leurs besoins financiers). Par les opportunités technologiques d’autre part : accélération des ventes en ligne, robo-advisor, fintech… sont susceptibles de transformer les parcours client en les rendant plus simples et transparents.
Face à des revenus structurellement en baisse et des coûts tendanciellement en hausse, comment continuer à produire du rendement pour les clients ?
Les acteurs du marché de l’assurance vie sont face à un enjeu de transformation, puisqu’ils doivent optimiser leur modèle opérationnel sur l’ensemble de la chaîne :
- Les assureurs, tiraillés entre les marges financières réduites et des coûts en hausse doivent clarifier leur ambition dans la chaîne de valeur entre une volonté d'intégration et d'externalisation
- Les distributeurs, challengés sur leur niveau de commissionnement et menacés par l'émergence de nouveaux concurrents et la réglementation ont pour défi de transformer leur modèle relationnel et d'augmenter la valeur ajoutée fournie aux clients.
- Les usines de gestion, contraintes de gérer à moindre coût, ont pour enjeu d'accélérer leur transformation en s'appuyant sur les nouvelles technologies.
- Les assert managers, sont bousculés, par les innovations et doivent trouver des relais de croissance en identifiant leur valeur ajoutée de demain.
UNE TRANSFORMATION DU MARCHÉ DE L'ÉPARGNE : UNE SEGMENTATION DU MARCHÉ QUI MODIFIE LES PROPOSITIONS DE VALEUR DES ACTEURS
Aujourd’hui fondé sur une offre extrêmement homogène, tant en termes de produit, de modèles de relation, de frais perçus et de rendements offerts, le modèle traditionnel de l’assurance vie va devoir se segmenter entre d’une part un marché de masse qui captera l’essentiel des volumes et des clients et d’autre part un marché premium plus petit en nombre de clients et de volumes collectés.
Ces deux modèles sont essentiellement différenciés par les offres produits et les modèles de relation qu’ils vont proposer aux épargnants.
D’une part le Marché de masse dans lequel l’assurance est un produit perçu par le client comme une « commodité ». Dans ce modèle qui intéresse tous les épargnants, y compris une cible « haut de gamme », le client va rechercher essentiellement un produit simple et sûr en termes de protection de son épargne. En plus de cette sécurisation (probablement partielle) de son épargne il exigera des frais sur versement et de gestion très réduits par rapport à aujourd’hui. Face à ces exigences, les assureurs et leurs distributeurs (notamment les réseaux bancaires et les réseaux intermédiés) vont devoir adapter leur modèle relationnel et leurs offres : une gamme réduite à faible marge pour les asset managers (ETF), une relation à distance fortement digitalisée inspirée des exemples offerts par les fintechs, la facturation du conseil « humain » pour les opérations complexes (démembrement, nantissement, etc.). Dans ce modèle l’enjeu d’industrialisation est crucial afin de préserver d’une part un peu de rendement aux clients et d’autre part un peu de marge à partager entre les assureurs et les distributeurs.
D’autre part il subsistera un Marché « premium » fondé sur une offre riche proposant des produits complexes en architecture ouverte pour des clients à forte capacité et acceptant un risque plus fort en contrepartie d’un rendement plus élevé. C’est le profil type de l’offre aujourd’hui proposée par la Banque Privée et la Gestion de Patrimoine. Rien de neuf sous le soleil ! Cependant il y a fort à parier que ce modèle va également être mis sous pression. Comme l’ensemble des épargnants, les plus riches souhaitent sécuriser la majeure partie de leur patrimoine. Ils seront donc les premiers clients en termes de volumes du modèle de "commodités". La part qui sera réellement éligible au modèle "premium" restera limitée. Par ailleurs, les coûts de ce modèle tant en termes de gestion (gamme large, architecture ouverte) que de distribution (réseaux bancaires « experts », CGPI, etc.) vont s’accroître sous la pression règlementaire. Or en parallèle l’aversion aux frais des clients haut de gamme et leur pouvoir de négociation s’est renforcé du fait de la concurrence entre acteurs et de la capacité de ces clients à comparer et jouer de cette concurrence. Pour faire payer ces clients, il faut que la qualité du conseil et la réactivité du service soient présentes. Par conséquent le tryptique relation physique personnalisée, modèle à distance et outils digitaux doit intégrer un fort degré de compétences techniques et de capacité de conseil. Une évidence ? Certes, mais comment concilier les investissements requis dans un environnement d’augmentation des coûts opérationnels et de baisse des rendements ?
LES ACTEURS DE L'ASSURANCE VIE DOIVENT PRODUIRE DU RENDEMENT POUR LEURS CLIENTS EN TRANSFORMANT LEURS MODÈLES OPÉRATIONNELS
RÉDUIRE LES COÛTS SUR L'ENSEMBLE DE LA CHAÎNE DE VALEUR
Etant donnée l’ampleur de la réduction des coûts à chercher (environ 50 à 60%), l’effort doit porter sur l’ensemble des maillons de la chaîne de valeur.
L’optimisation du coût du capital est un enjeu central pour tous les assureurs vie. Côté « business », les leviers sont dans la maîtrise de la collecte et l’optimisation du stock. Les assureurs doivent adapter leurs offres pour générer une part d’UC plus forte. Les épargnants à la recherche d’une sécurité importante et en même temps d’un rendement raisonnable vont se tourner vers des UC dites « prudentes », ou encore des ETF peu chargés. Les fonds euro- croissance finiront peut-être également par trouver leur public. Mais comment modifier la répartition entre fonds euros et UC tout en respectant le devoir de conseil et le souhait des clients de sécurisation de leur épargne ? On peut proposer systématiquement la gestion sous mandat ou la gestion pilotée qui sont des moyens précieux pour orienter l’allocation des encours vers davantage d’UC. Au-delà, la mesure la plus radicale consisterait à limiter (voire supprimer comme vient de l'annoncer Generali) la garantie en capital, mais une telle mesure présente un risque d’image très fort. Côté « gestion actif-passif », le défi est de réinvestir sans dégrader le rendement global en ajoutant par exemple des actifs moins liquides (prêts aux entreprises, prêts immobiliers, …) à un portefeuille obligataire traditionnel. Si les gros acteurs détiennent généralement déjà ce savoir-faire, on observe que les actifs délégués par les assureurs à des tiers ont progressé de plus de 10% par an. Et les gestionnaires d’actifs rivalisent d’inventivité pour les séduire !
La distribution est évidement impactée par ce changement d’environnement.
Ainsi, il est incontournable à court terme d’adapter l’approche commerciale pour orienter les réseaux sur de la diversification : UC, mais aussi Prévoyance, Retraite, Immobilier, etc. En développant la pédagogie et l’accompagnement des clients, les réseaux pourraient à la fois justifier les frais vis-à-vis de leurs clients et exploiter au mieux la valeur du portefeuille existant. D’autre part, la transformation passera par une rationalisation des réseaux de distribution. Les partenariats avec des intermédiaires coûteux, et sur lesquels les assureurs ont peu de maîtrise auront ainsi tendance à se réduire.
Enfin, la constitution du portefeuille de demain passera nécessairement par une présence en ligne, source clé d’information pour les prospects déjà aujourd’hui. Si l’équilibre économique reste à trouver aujourd’hui sur ce canal, il y a fort à parier que celui-ci sera central demain, en particulier sur le marché de « commodités » en recherche d’offres simples, industrielles et à frais réduits : ce positionnement laisse ainsi peu la place à des commissions de distribution.
Cependant, le conseiller dédié survivra sur le marché « conseillé » : services, réactivité, « sur mesure », … que ce soit à distance (internet, téléphone) ou en rendez-vous physique.
Les défis à relever sont donc différents selon les modèles de distribution :
Pour les Courtiers et CGPI l’impact des diverses réglementations successives (MIF2, PRIIPS, DDA,…) sur leur modèle (rémunération, formation, contrôle), peut avoir comme conséquence un mouvement de concentration voire la disparition de certains acteurs les moins solides
A titre de comparaison la mise en œuvre de la règlementation « RDR » (Retail Distribution Review) en 2012 au Royaume Uni a eu pour conséquence la disparition de 20% des IFA (Idependant Financial Advisors). En tout état de cause il faut pour ces acteurs convaincre de leur valeur ajoutée tant les clients que les assureurs pour pérenniser leur modèle fondé sur des frais de distribution élevés.
Les réseaux bancaires, principaux distributeurs d’assurance vie en France (plus de 60% des flux) sont également impactés. En effet, traditionnellement les filiales d’assurance des grands acteurs de la Banque de Détail « financent » les réseaux au-delà des coûts de distribution que génère la distribution d’assurance. Dans un environnement où les marges générées par l’Assurance vie ont diminué et resteront à un niveau durablement plus faible que par le passé, cette « subvention » des réseaux bancaires par leurs filiales d’assurance se réduit. Ceci contribue à renforcer le mouvement en cours de rationalisation des réseaux d’Agences bancaires.
Du côté des réseaux salariés, les situations sont disparates mais leur modèle, notamment du côté des Mutuelles sans intermédiaire, fondé sur des offres simples et de la relation à distance doit poursuivre son évolution vers plus de selfcare et d’industrialisation.
En ce qui concerne les nouveaux entrants (Pure players direct), leur modèle nativement digital et à distance intègre dès l’origine les contraintes du nouvel environnement à marge réduite et à contraintes règlementaires renforcées. Fondé, pour certains d’entre eux, sur l’utilisation de robo-advisors, d’ETF, de Gestion sous mandat systématique, etc., leur principal défi est d’arriver à séduire suffisamment de clients pour atteindre une masse critique tout en maîtrisant leurs coûts d’acquisition.
L’atteinte d’une structure de coûts cible des usines de gestion (environ 0,10% des encours) conforme à la promesse générale du « modèle de commodité » décrit plus haut est atteignable (et d’ailleurs atteinte par certains acteurs) grâce à la mise en œuvre de plusieurs pistes :
- La standardisation : une gamme produit simple et réduite (peu de produits, peu d’UC) ;
- La généralisation des technologies existantes : un fort degré d’automatisation et de dématérialisation de la gestion ; des possibilités très complètes de selfcare offertes aux clients limitant les interactions ;
- L’amortissement des coûts fixes sur un encours géré important et une croissance maîtrisée ; Verra-t-on apparaitre comme en Assurance Santé ou en Epargne Salariale des plateformes industrielles proposant de la gestion en marque blanche ?
- L’externalisation des tâches à faible valeur ajoutée voire de la gestion des gammes fermées à la commercialisation ou des « petites séries » sur lesquelles l’atteinte de la structure de coûts cible n’est pas possible en interne …
Tous ces éléments d’industrialisation sont d’ores et déjà mis en œuvre par les différents acteurs. Mais on peut envisager la poursuite de ce mouvement à travers les perspectives ouvertes par la blockchain, les chatbots et les robots.
En particulier la blockchain, en faisant office de tiers de confiance automatisé, ouvre la voie à une diminution des coûts de structure tout en fiabilisant et en accélérant les processus de décision.
Les smart contracts (en français, “contrats intelligents”) sont des programmes autonomes qui exécutent automatiquement les conditions et termes d’un contrat, sans nécessiter d’intervention humaine une fois démarrés. La blockchain y apporte de la sécurité et remplace le tiers de confiance auparavant nécessaire (le back office de l’assureur ou le conseiller). De nouvelles entités spécialisées opérant avec les blockchains, les “oracles”, permettent de gérer les données des smart contracts et de déterminer, par exemple, si les conditions sont bien remplies pour déclencher le paiement (décès de l’assuré par exemple).
Ces mécanismes promettent des changements majeurs pour les systèmes d’assurance actuels. En automatisant l’exécution des contrats, ils permettent aux assurés comme aux assureurs de s’émanciper des phases déclaratives : formulaires, réclamation, vérification, déclenchement de l’indemnisation. A terme, cela générerait surtout une plus grande satisfaction des assurés via la mise en place de nouveaux services plus intuitifs et plus rapides.
L’utilisation de la blockchain permettrait également une baisse des coûts de conformité, en s’appuyant sur un organisme externe et des documents cryptés pour effectuer et piloter les process de KYC et Lutte Anti Blanchiment.
UNE VOIE POSSIBLE : LIMITER LA "FUITE" DE VALEUR PAR L'INTÉGRATION VERTICALE ?
La chaîne de valeur de l’assurance vie s’organise autour de nombreux acteurs : l’assureur lui- même, ses distributeurs, ses asset managers, et ses clients ; chacun de ces acteurs captant une partie de la valeur créée. Dans le nouvel environnement quelle recomposition de la chaîne de valeur faut-il envisager pour préparer le modèle de demain et limiter la « fuite » de valeur pour l’assureur et le client ?
Les gestionnaires ou asset managers concentrent aujourd’hui une part non négligeable de la valeur générée en facturant leurs services. Dans un modèle de « commodités » simplifié et à faible prix, l’attractivité du modèle d’architecture ouverte va décliner, en particulier pour les clientèles mass affluent. Le marché « premium » en revanche laisse de la place pour un modèle dans lequel la valeur créée par l’asset manager devra être perçue par le client final. Dans les deux cas, l’enjeu pour les assureurs consiste à capter cette valeur résiduelle en renforçant le mouvement d’intégration verticale avec les gestionnaires d’actifs : en référençant un maximum de fonds maisons dans les offres par exemple, et donc en limitant les sociétés de gestion externes. Certains peuvent également envisager l’acquisition de sociétés de gestion s’ils n’ont pas encore intégré ce maillon de la chaîne de valeur.
Les distributeurs (notamment les intermédiaires) sont un maillon de « fuite » de valeur pour les assureurs. Dans le cadre de l’émergence d’un marché de « commodités », l’enjeu pour les assureurs est de développer leurs capacités de distribution directe et de ne pas laisser la place aux nouveaux entrants. Se pose donc la question de l’intégration avec les courtiers en ligne (notamment les Fintechs) mais aussi de la complémentarité avec les distributeurs historiques et du modèle économique sous-jacent : comment allier la recherche du « bon plan » inhérent à la distribution directe et la facturation du conseil pour les opérations complexes ?
Sur le marché « premium », les distributeurs continueront à générer de la valeur par la qualité de leur conseil et la largeur de leur gamme (immobilier, produits de défiscalisation, …). Quels seront les réseaux gagnants sur ce marché ? les assureurs sauront-ils d’une part les intégrer davantage pour capter de la valeur et rester proche de cette cible de clientèle et d’autre part leur laisser la marge de manœuvre nécessaire pour s’approvisionner chez des concurrents ?
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5 ansEXCELLENT !
VP - Industrie Assurances - Capgemini Invent
5 ansBravo @Bertrand Lauzeral pour cette très belle synthèse des enjeux de l’assurance-vie.
Fondatrice et ceo de Lidix
5 ansMerci pour le partage, Un article vraiment pertinent et très complet. Au vu du contexte financier inédit, effectivement la transformation ne peut que s’accélérer dans le secteur...