Sauter dans le vide
Plus j’avance, dans le désordre organisé de ma vie, plus je me rends compte que je n’ai pas vraiment d’autre parole de l’écriture.
Dans une conversation courante, quelle que soit la qualité de l’interlocuteur, il me manque une forme, un style d’enchaînements créatifs, on pourrait presque dire une prosodie de la parole ; même les idées deviennent inessentielles, inconnues à mes propres miroirs, et je ne me bats pas pour les formuler. Surtout, je suis indifférent aux enjeux d’un échange qui ne met pas en branle des forces imaginaires. Les choses viennent comme elles peuvent, entre langueur et fragmentation.
En somme, je ne crois pas aux vertus de la conversation. Ni pour s’instruire, ni pour instruire autrui. Le divertissement que parfois on y trouve tient aux ressources souterraines de l’amitié ou de la passion, et non aux trouvailles inédites du deux-à-deux.
On me dit parfois (soit pour me faire compliment, soit pour mettre en doute ma « profondeur ») que j’ai une certaine facilité de parole. Ce n’est pas exact. Il vaudrait mieux dire que je suis capable d’une certaine contention d’écriture. Quelque chose se déclenche quand, et seulement quand, je me mets à écrire en parlant.
Cela suppose certaines conditions : une conférence, un cours, un exposé public, où je sois lâché sans filet et forcé de trouver en moi ce qui n’a pas encore de visage, et qui a besoin d’une syntaxe-panique pour s’incarner. Cela n’arrive pas tous les jours. Mais les fois où cela se produit me font gagner des mois sur le temps ordinaire du travail. Je parle pour me mettre au point.
Je n’ai jamais considéré la parole vraie que comme une écriture. Ce n’est pas que je parle particulièrement bien, ni même avec un bonheur de vocabulaire et de grammaire marqué, mais je ressens fortement que les ressources de l’expression orale et écrite sont les mêmes, sur des modes différents. Il s’agit d’exprimer l’informulé ou l’inajusté avec des combinaisons de langage en perpétuel devenir, et la forme adoptée, le ton, les raccourcis, les incidentes, les glissements, les soupirs, sont des conditions de réussite, c’est-à-dire de découverte, c’est-à-dire de vitesse et de vision.
Évidemment, ces phrases jetées à la volée dans les airs ne se fixent pas sur papier : elles sont des effluves perdus. Même s’il y a une caméra (et avec les téléphones, il y en a toujours), leur enregistrement est presque aussi éphémère que leur absence, et personne, ni moi-même, ne va s’amuser à les transcrire en mots courants. Mais la question n’est pas l’utilité : ce qui compte c’est l’usage.
Quand je parle en public, se produit ce que j’appelle l’effet girafe. La girafe c’est le plongeoir juché très haut, dans les piscines municipales. J’en avais peur, lors des exercices scolaires. On montait l’échelle, on arrivait sur l’étroit tarmac plastifié, on faisait trois pas, l’eau était au-dessous, terriblement basse, ça se bousculait derrière, il n’y avait pas moyen de reculer. Alors, perdu pour perdu, mes idées se mettaient en place. Je voyais tout ce qui allait suivre avec une grande précision. L’élan, la folie, la claque sèche de l’eau. Je sautais. Parfois, dans la fraction de temps suspendu, je trouvais le mot manquant du poème, puis il n’y avait plus qu’à nager vers le bord du bassin.
Tel est le mécanisme, quand je dois parler en public. J’ai peur, j’ai le trac, je m’avance : je sens l’appel du vide, et un grand écran de parole se forme sous mes yeux. On pourrait dire aussi l’effet-prompteur, mais c’est le prompteur de l’esprit libéré.
Je saute.
Dessinatrice de bandes dessinées Coloriste Scénariste Peintre Animatrice/ cours de dessin/ peinture/ bd Formation en art thérapie Gravure xylographie et linogravure.
5 ansCher Luc, J’aime converser avec vous, partager quelques instants fugaces sur des sujets qui me tiennent à cœur... Le vide. Le vide de quoi? Le mystère ? L’inconnu qui s’ouvre à nous? La peur de ne pas savoir, l’après ? Plonger au cœur de soi , au cœur de la peur et de la mort? Le vide , c’est aussi une reconstruction du corps et de l’âme. Après être tomber très bas, très profond, très loin en soi- même, il y a renaissance. Marianne Duvivier
Autrice, scénariste réalisatrice chez WI PROGRESS
5 ansSauter dans le vide, oui... Mais parfois le vide qui nous entoure - en paroles ou en regards- est tellement lourd qu.il est bien difficile de « sauter » de plein cœur...
Consultante en gérontologie sociale ARCG
5 ansOui, sauter dans le vide, c'est bien ça. Et quand le vide, c'est la page ou l'écran, c'est ça aussi.