Schizophrénie ordinaire

Schizophrénie ordinaire

Certains comportements semblent manquer de cohérence ou de sincérité. Pourquoi trier consciencieusement mes déchets, pourquoi renoncer à manger des avocats si par ailleurs, je continue d’investir dans le développement d’entreprises indifférentes aux enjeux environnementaux ?

La question ne relève pas seulement de la morale ordinaire. Il est certes nécessaire de promouvoir les valeurs de responsabilité et de combattre sans relâche l’apathie morale qui paralyse l’évolution des comportements. Mais comment comprendre cette juxtaposition de pratiques désaccordées ?

On peut être tenté de la mettre au compte d’un manque de courage ou d’une hypocrisie assumée. Mais, du moins dans la plupart des cas, cela ne correspond pas à la manière dont les financiers vivent leur expérience quotidienne de l’investissement. L’incohérence de leur comportement n’est pas présente à leur conscience. On peut même dire, sans exagération, qu’ils sont de bonne volonté.

Oui, dans ses choix ordinaires, le gérant de portefeuilles fait de son mieux. Il a une éthique, un sens des responsabilités. Il est rationnel et sérieux. Il s’efforce de mériter la confiance de ses clients et de son institution. Il espère obtenir l’estime de ses pairs par ses performances et ses qualités personnelles.

Le gérant assume des responsabilités d’autant plus importantes qu’il a pu développer et faire reconnaitre des dispositions bien adaptées à ce monde si différent des autres composantes de la réalité sociale. Ces dispositions lui sont devenues naturelles. Lorsqu’il se consacre à son activité professionnelle, il focalise son attention sur les éléments qui importent, il adopte un comportement ajusté aux enjeux.  

L’individu n’a pas, en réalité, la consistance morale, la cohérence biographique qu’on lui attribue ordinairement et qu’une conscience de soi trop parcellaire semble confirmer. Le flux de conscience ne parvient pas à percevoir l’alternance des représentations, des valeurs et des modes d’interaction adoptés par l’individu en fonction de son environnement.

L’individu est alternativement (rarement simultanément) un salarié, un citoyen, un habitant de son quartier, un membre de sa famille. Il fait partie de communautés (sportives ou culturelles par exemple). S’il parait incohérent, c’est parce qu'au fil d’une même journée, il traverse plusieurs mondes. Chaque monde forme une réalité spécifique. On le perçoit selon certains concepts. On s’y réfère à certaines valeurs. On y applique certains critères. On y déploie certaines stratégies. Ces éléments sont normatifs. Des règles et des hiérarchies doivent être respectées. Elles s’imposent dans le champ dont elles régissent le fonctionnement.

L’individu voyage sans heurt apparent dans un multivers bien plus réel que celui issu des imaginations les plus débridées. Sous son autre nom, ce multivers est une mosaïque de champs sociologiques entre lesquels nous alternons chaque jour. L’individu a peut-être une personnalité, des dispositions fondamentales, mais elles s’expriment très différemment suivant le contexte. C’est pourquoi, le gérant traditionnel peut être tout aussi sincère lorsqu’il veut mériter l’estime de ses collègues que lorsqu’il renonce, pour préserver l’avenir de ses enfants, à certaines formes de consommation.

C’est pourquoi aussi, aux yeux du gérant traditionnel conditionné par l’exercice de sa fonction, les revendications extra-financières n’apparaissent pas comme des exigences de sincérité mais comme le surgissement incongru de références à un autre ordre de réalité, qui ne compose pas un ensemble intelligible avec celui des pratiques financières établies.

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