Sobriété numérique ou green IT ?

Sobriété numérique ou green IT ?

Préambule

Je me réinteresse à un langage de niche : Elixir un langage qui fonctionne sur la machine virtuelle d'Erlang. Et je suis un peu par hasard tombé sur un débat entre green coding et efficacité énergétique des langages de programmation.

  • L'un des points de vue affirme que l'écosystème Erlang est "green" parce que robuste, réutilisable, etc. dans des articles d'un blog publié par ... Erlang Solution.
  • L'autre point de vue se base sur une étude qui a fait turbiner des algorithmes connus et a estimé l'efficacité énergétique des différents langages en mesurant leur consommation mémoire, CPU, ... Elle conclut qu'Erlang et donc Elixir sont ... très mauvais.

En atteste le tableau suivant page 16 :

De façon attendue, les langages compilés s'en sortent le mieux mais le truc vexant pour Erlang est qu'un autre langage à base de machine virtuelle, java en l'occurrence est bien meilleur selon cette étude.

Les réactions des partisans d'Erlang ont été intéressantes :

  • Que l'étude était basée sur un comportement précis et ne prenaient pas en compte l'ensemble de la chaîne.
  • Qu'Erlang et sa plate-forme avait fait ses preuves dans la construction de plates-formes supportant de façon efficace de nombreux utilisateurs

C'est cette capacité à gérer de nombreux utilisateurs sur une plate-forme donnée qui est souvent mise en avant mais peu de mesures et de chiffres sont donnés. Par exemple

  • pas de comparaison de la densité de solution (disons du nombre d'utilisateurs / Ghz de processeurs)
  • pas de comparaison de la consommation au repos par rapport à d'autres solutions.

Le discours des Erlangiens ressemble quand à un argument d'autorité, à savoir :

On a réussi a faire des solutions genre Whatsapp qui fonctionnent avec x milliard d'utilisateurs le tout avec une équipe de 32 ingénieurs donc on est écolos ... Nous on connait la performance de la plateforme BEAM donc faites nous confiance !

Non pas que ce soit faux ! Par exemple, il est de notoriété publique qu'un serveur télécom tels que le Telephony Application Server d'Oracle et autre serveurs d'applications java proposant des SIP Servlet sont particulièrement gourmands en mémoire et donc potentiellement moins écolos. Mais cela demande à être étayé et surtout mesuré et je manque de chiffres là encore.

Technosolutionisme vs sobriété

Au fond, ce débat ressemble à celui qui a lieu dans le domaine de la transition écologique en général. Est-ce que la techno est LA solution ou faut-il en passer par de la sobriété donc de la restriction d'usage ? Et dans le domaine du numérique, cela se traduit par l'opposition de deux philosophies :

  • Le "green IT" professe que grâce à la techno, on peut faire pareil voire mieux avec moins et donc c'est l'innovation technologique
  • La sobriété numérique implique que pour moins consommer, on passe essentiellement par des limitations, de débit, de format, de temps d'usage.

Les deux ne sont pas incompatibles. Le souci c'est que les gens créent artificiellement deux camps. C'est d'autant plus sensible que l'innovation fut le principal moteur du numérique et que les acteurs de ce domaine se conçoivent comme apporteur de solutions. Solutions d'optimisations permettant un meilleur usage des ressources, solutions qui permettent d'éviter des déplacement (la visio). Bref ils sont dans une incapacité de se voir comme faisant aussi partie du problème.

Suggérer à quelqu'un que sa techno préférée a des externalités environnementales négatives c'est un peu sacrilège. C'est comme suggérer que les porcherie en Bretagne sont responsables des algues vertes.

La sobriété numérique selon le Shift Project

The Shift Project , organisation présidée par l'illustre Jean-Marc Jancovici est un cercle de réflexion spécialisé sur les questions de transition énergétiques et de décarbonation. Il s'est naturellement intéressé au domaine du numérique et a produit un rapport intitulé "déployer la sobriété numérique" qui documente l'ensemble de l'impact numérique en prenant en compte tout le cycle fabrication et usage.

Le préambule du rapport contient une maxime qui me semble s'appliquer parfaitement à cette situation :

L’évaluation de la pertinence environnementale doit être systématique Certaines innovations connectées recèlent un potentiel de gain environnemental et d’autres n’en ont structurellement pas la capacité : il n’est donc justifié ni d’avoir une attitude de rejet généralisé ni de faire montre d’une foi aveugle à leur égard.

Creusons un peu ce rapport :

Figure 1 - Distribution de la consommation d’énergie finale du numérique par poste pour la production (45 %) et l’utilisation (55 %) en 2017 Source: (The Shift Project, 2018)

Erlang / Elixir étant un langage côté back end, c'est dans les 19% d'utilisation d'énergie dans le data centers que jouerait une éventuelle amélioration d'efficacité.

Mais si ces améliorations d'efficacité n'ont que comme objectif l'augmentation de la base utilisateur, on est dans un phénomène que l'on nomme "effet rebond" où l'efficacité gagnée est totalement effacée par l'augmentation d'usage. Or le "budget carbone" est fixe et non négociable. Le rapport définit 4 scénarii

Les 3 scenarii d'émission de GES par le numérique

Il est assez clair que sans sobriété d'usage, on ne va pas dans la bonne direction. Les émissions augmenteraient en proportion plus vite que tous les autres domaines. Cela répond à la question : non la techno seule ne peut pas contribuer à la transition écologique et laissée sans bride elle est même contre productive.

Le rapport insiste bien sur le fait qu'avant de se ruer vers une solutions "SMART" à base de numérique (par ex : pour l'agriculture, pour système de chauffage intelligent dans un bâtiment), il faut faire une étude globale, sans concession et que les solutions à bases de numérique ne sont pas toujours les plus sobres et les plus efficaces.

De plus tout progrès technique permettant d'optimiser la densité d'utilisateur et donc de diminuer le coût par utilisateur constitue un avantage compétitif qui entraine une baisse des prix donc une augmentation du nombre d'utilisateurs ou une augmentation du niveau de service à prix constant. C'est l'effet rebond. Il conduit à une augmentation de la consommation d'énergie en valeur absolue même si la consommation est moindre par utilisateur.

Un exemple bien connu est celui de la 5G qui permet d'optimiser l'utilisation du spectre de fréquence qui a été utilisé pour ... augmenter la bande passante par utilisateur. Alors qu'un autre déploiment est possible.

Aie aie aie ...

Standards et interopérabilité et réutilisation de code

Il fut une époque ou l'informatique et les télécom étaient un peu moins foisonnantes et avec du recul, un peu mieux maîtrisées. C'était plus ennuyeux, moins joli un peu moins fun mais plus standard. Une série d'organismes de standardisation régnaient sur le monde des TI (comme on les appelait) pour s'assurer que les ordi en réseau se parlent et que beaucoup d'aspect du numérique soient interchangeables : je pense à l'IEEE (Ethernet, le WIFI), l'ITU et l'ETSI (les grand réseau de télécom, les mobiles, le codec vidéo H.264), l'IETF (l'Internet et le Web) et l'ISO

Non pas qu'ils aient disparus. Ils jouent encore un rôle important mais ils sont de plus en plus contesté au non de ... l'innovation. Dans les années 1990, le pouvoir politique soutenait ces standards et forçait les administrations à les adopter. Les produits destinés aux consommateurs devaient également être conforment. Et il est exact que la normalisation fut un frein à l'innovation. Mais je crois qu'il y a un juste milieu à trouver et C'est de moins en moins le cas.

Il n'y a qu'a voir les cris de vierges effarouchées et la mauvaise foi qu'on déployés certains et certaines (sociétés connues avec un logo de fruit) quand l'Union Européenne a forcé tout le monde à utiliser USB-C comme norme de chargeur universel ...

Le gros problèmes du numérique est que l'on reconstruit 10 fois, 100 fois la même chose sans plus aucune volonté d'interopérabilité. C'est un argument tout à fait juste soulevé par un erlangien.

Un exemple emblématique est WebRTC où aucun standard formel n'est défini pour le bitstream qui permet la communication malgré un empliement de RFC éditées par l'IETF. On ajoute et on crée des codecs vidéos nouveau tous les 2 ans et du coup, le navigateur Chrome devient la référence pour le standard.

Une solution "compatible WebRTC" est une solution qui sait communiquer avec la version de libWebRTC embarquée dans la version à jour de Chrome. C'est la thèse que défend ce spécialiste du domaine Tsahi Levent-Levi , fondateur de la solution Test RTC. Et si vous n'êtes pas content, développez votre solution média propriétaire qui sera de tout façon moins bien et moins diffusée.

J'ai l'intuition qu'il faudra que le numérique soit aussi passionnant que la plomberie pour que les gens du domaine acceptent enfin de faire ensemble. Et que cela arrivera quand l'humanité aura des problèmes plus pressants que de développer le dernier codec vidéo à base de prédiction d'IA dont le taux de compression est phénoménale mais qui consomme 100x plus d'énergie pour fonctionner.

Shabbat numérique

A l'instar des juifs qui ne sont pas censé toucher l'électricité pendant Shabbat, je propose un shabbat numérique un peu à la manière dont Janco a calculer qu'il faudrait limiter l'avion à 4 vols par vie humaine.

  • Identifier les services réseaux essentiels et ceux qui ne le sont pas.
  • Couper les services non essentiels dont les plates-formes de streaming gratuites ou non entre minuit et disons 6h du matin et forcer les centres de données à réduire leur consommation de disons 50% pendant cette période.

Mais tout cela nécessite de différentier les services essentiels à la société et les autres. Cela veut dire revenir sur le dogme de la neutralité du net pour qui tous les paquets dans le réseau doivent être traités de façon indifférenciés.

Si vous voulez creuser le sujet, je vous propose de l'article suivant : Tik Tok, la chine, la neutralité du Net et la sobriété numérique.

Compostage des e-mails et des pièces jointes

Je propose que par défaut, toutes les boites mail, efface les messages non lu au bout d'un an et les messages lu et non marqué comme archivé au bout de 5 ans. Que l'archivage à long terme sur un serveur mail devienne obligatoirement payant.

Pour les pièces jointes, l'utilisation d'un stockage temporaire avec expiration du du contenu après un mois pour des messages dépassant 10 Mo.

Enfin, je suis favorable à un quota d'envoi de messages par boite e-mail et une tarification au delà de ce quota pour limiter le spam.

Ce qui s'applique aux e-mail doit naturellement s'appliquer aux messageries instantanées.

Mettre un grain de sable dans les réseaux sociaux

" Aujourd’hui, la croissance de nos systèmes numériques est insoutenable – +9 % d’énergie consommée par an – et est construite autour de modèles économiques qui rentabilisent l’augmentation des volumes de contenus consommés et de terminaux et infrastructures déployés – notamment à travers l’« économie de l’attention »

L'économie de l'attention est le cœur des réseaux sociaux. Partage de vidéos, contenu de plus en plus clivant, manipulations, mais aussi partage sincère, lien avec ses proches et sa communauté. Les réseaux sociaux contiennent le meilleurs et le pire et sont devenu le support privilégié de la conversation numérique des individus du monde entier.

Il me semble qu'il faut recentre leurs usages vers des buts prosociaux et en plus de la modération, de la lutte contre la désinformation, etc. il me semble qu'introduire un peu de friction dans le système ferait du bien. On peut penser à :

  • Rendre le compte de base payant avec un prix modique
  • Pas de post public avant la majorité dans le pays
  • Un compte "ordinaire" ne peut poster que x posts par semaines. Dérogation pour un certain nombre de professions comme les journalistes.
  • compostage des posts au bout d'un an sauf demande d'archivage.
  • pas de post public avant un certain âge (14 ans ?)
  • limites en nombre des groupes de conversation
  • obligation de déclaration d'identité pour l'administration de page publiques ayant plus de 1000 abonnés.

Je note que facebook a proposé un abonnement à 9,99 euros / mois pour éviter le partager ses données personnelles. Le prix me parait cher mais si l'ensemble des réseaux sociaux devenait payant, l'usage récréatif des réseaux sociaux deviendrait très limité.

L'entrainement des IA

L'IA est un domaine porteur avec des applications potentiellement utiles à la société (ex : prédiction des cancers) et d'autre beaucoup plus frivole. Les IA les plus performantes nécessitent des larges models. Pour les créer un entraînement gourmand en énergie.

Comme le dit le prof de fac de mon fils, pour fonctionner, le cerveau humain a besoin d'une pomme.

Je cite le cours :

le perceptron permet de réaliser des classi fications potentiellement dures! et c'est mathématiquement prouvé ! (magni fique preuve!)
mais. . . le théorème n'est pas constructif: il ne dit pas comment construire le réseau

Et plus loin :

paradoxalement, on est toujours bloqué en 1950! (théorème d'approximation universelle): combien de couches? de neurones? que fait le réseau? toujours aucune réponse. . . conséquence: l'IA est devenu un art plus qu'une science ! . . .

Dans ce cas précis, l'innovation a donc un rôle fondamental à jouer car une meilleure compréhension des mathématiques qui fondent l'entrainement des IA permettrait de l'accélérer et d'en réduire l'énergie nécessaire d'un facteur important .

Le problème du renouvellement des terminaux

Un peu moins de la moitié des émissions est provoqué par la fabrication des terminaux (énergie grise). C'est sans compter les ressources en terre rare que ceux-ci nécessitent et qu'il est quasi impossible à recycler.

Comment fait-on pour prolonger la vie d'un smartphone, d'un PC ou d'une télé :

  • On le rend réparable quitte à ce qu'il soit plus gros et plus cher
  • On s'assurer qu'on puisse l'upgrader et que sa compatibilité logicielle soit garantie plus longtemps.

D'ailleurs : comment fait-on fonctionner un ordi ou un smartphone moderne quand il fait 50°C ?

Conclusion

Si l'on veut contribuer à la transition écologique, la sobriété numérique est incontournable. C'est une démarche difficile, comme toute démarche réelle de transition écologique puisqu'elle consiste à renoncer volontairement à une part de facilité, de fun ou de nouveauté.

Je ne crois pas hélas au miracle en la matière mais je pense que quand se feront sentir les vraies premières restriction de ressource et d'énergie, le numérique deviendra aussi intéressant que la plomberie et les gens raisonnables finiront par concentrer les ressources là où seront les besoins essentiels.

Le "Green IT", l'optimisation et l'innovation auront toujours leur place un peu comme l'innovation en matière d'isolation des bâtiments.


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