Société du spectacle

L’entreprise est spectacle. On tend à l’oublier, car nous en sommes les acteurs, à notre insu. La plupart du temps, les responsabilités, la peur, le stress nous accablent de leurs poids. Nous n’avons pas le recul pour avoir le plaisir du jeu. Avec raison : nous devons à la fois inventer la tirade, anticiper la réplique, avoir l’aplomb et l’à –propos. Aucun de nos textes n’est écrit et nous ne connaissons pas le déroulé de la pièce à l’avance. Nous devons déployer un talent constant à improviser, à composer avec ce qu'untel dira pour nous contrer, ce que tel autre comprendra de travers, ce qui réveillera le courroux du boss ou l’appétit d’annexion du voisin. Notre crédibilité, voire notre avenir professionnel, dépendent de notre capacité à décrypter les signaux, à retomber sur nos pattes, à dire ce qu’il faut, à se taire quand il faut.  Nous avançons à tâtons sur la scène en tâchant de ne pas trouver la sortie trop vite. Talent d’équilibriste plus que performance d’acteur.

Pourtant, en regardant l’affaire de plus loin, on ne peut pas nier que c’est à un spectacle que nous sommes bel et bien conviés. Un exemple ? Prenons les comités de direction.  Qu’est-ce que c’est ? Un groupe de disciples autour de la figure du chef. Dans une de mes vies professionnelles antérieures, certains désignaient notre patron commun du surnom de «leader massimo ». Il le savait et ne s’en offusquait pas – on peut même imaginer qu’il en était flatté. Le comité de direction est un endroit de représentation concentrée du pouvoir. Y être admis, c’est se sentir un « élu ». Cela implique de ne pas contrevenir aux règles et de savoir jouer sa partie. Pas de Judas dans l’histoire - sous peine de licenciement. Pas trop de bouffons non plus, ça n’amuse qu’un temps. L’assemblée est là pour recevoir un message,  pour écouter LA parole, rarement pour la partager, l’interrompre, la compléter. L’échange est le fait de peu de comités de Direction, même quand les apparences semblent plus «ouvertes». L’objectif réel est-il celui, affiché, de débattre de l’avenir d’une entreprise et de décider au plus juste ? Peut-être – je le souhaite – mais c’est aussi de réentendre la bonne parole. Cela ressemble fort aux techniques anciennes de « nouvelle évangélisation » des peuples chrétiens dont le but était, au XIXème siècle, de « ramener le pécheur à sa conscience de chrétien ». Les mêmes règles sont à l’œuvre : message clair et simple, martèlement intellectuel, assemblée disposée à croire.  

Les comités de direction sont des lieux de parole – je n’ai pas dit de dialogue. Jusque dans les silences « ça » parle. Le monologue y tient une grande place. La tirade démonstratrice en est un rituel important, comme le « monologue de l’acte III ». Elle emprunte différentes tonalités, selon la personnalité et l’humeur du patron : comminatoire, volontariste, entraînante, convaincante, ou épuisée, indignée, découragée. Le lamento devant tant de contraintes additionnées qui font de la vie de chef d’entreprise un long martyre y côtoie le flamboyant message visionnaire de celui pour qui « the sky is the limit » (le ciel est la limite). A nous qui écoutons, ce message n’est pas juste là comme défouloir ou injonction. Nous aurions tort de croire qu’il vaut invitation à agir ou à chercher une solution ensemble. Le discours du chef est spectacle : il n’a aucun sens sans spectateurs, sans auditeurs. Il est là pour que nous comprenions qui parle : un homme assailli de problèmes tentant contre vents et marées de faire avancer son navire ou un conquistador des temps modernes, oriflamme au vent. Il est mise en scène du héros, en lumière ou en creux.  

Trop d’échanges échappent, dans nos décryptages, à la compréhension de cette « pensée de derrière » comme disait Pascal, qui nous invitait à ne pas nous en tenir à l’immédiat de ce que l’on voit mais à aller comprendre plus loin. Comme au théâtre, il y a dans l’entreprise, trois personnages : le locuteur, l’interlocuteur et… les spectateurs. Chacun a son rôle, personne n’est seulement passif. Le message envoyé par le boss peut être « à double détente »  et viser les autres plus que celui à qui il est censé s’adresser. Si, en taclant ce directeur, je convainc les autres que, sur ce sujet, je sais mieux que lui, je le décrédibilise aux yeux de tous – il s’est « fait recadrer », comme croient les lecteurs de premier degré quand c’est eux qui sont manipulés. Les jeux, les mises en scène, les apartés, les mimiques sont le fait de l’entreprise comme du théâtre. Nous l’oublions souvent : nos chefs sont les plus talentueux acteurs qui soient - certains confessent même parfois monter sur les planches dans la vraie vie. 

Le jeu est fondateur de tout parcours humain, de tout éveil. On le sait aujourd’hui avec les neurosciences : un enfant qui ne sait pas jouer ou en serait privé a un retard dans son intelligence du monde.  L’esprit de sérieux vient à l’adolescence, par singerie pour être admis dans la communauté des adultes. Avec lui, nous perdons le rire, la distance critique, la capacité à redonner au futile son importance.  Quel dommage que nous ne sachions plus voir, sous les rituels de l’entreprise, le jeu sans cesse à l’œuvre des manipulateurs, des naïfs, des trouillards, des lâches ! Et surtout que nous ne trouvions plus la force d’en rire, d’un rire « hénaurme » comme disait Flaubert car franchement, la pièce est plus souvent comique que tragique. 

NR

Quand un seul parle, et que les autres écoutent, subissent, et en sortent parfois culpabilisés, voire complètement catastrophés, alors cela ressemble bien fort à la Messe, voire à la Question. Il n'y a de chemin que dans le dialogue… Malheureusement, c'est une valeur en baisse; il n'y a qu'à lire l'actualité pour s'en convaincre: les dits ' grands décideurs' tombent, sauf les très bons, mais ils ont disparu de ce côté. Et leur chute est souvent brutale, et sans retour possible; pauvres d'eux, qui se croyaient au dessus. Savoir diriger est un art subtile, où l'écoute est primordiale, où l'Ego n'a pas sa place, et où la manipulation mène droit au mur … Et pour rebondir sur le commentaire de Luc, je vois par exemple, de ce côté, un doigt dans l'actualité, et il est Jaune, avec un dialogue devenu désormais impossible… Et le monde entier en rit ! добрый вечер !

Luc Arrignon

Artiste plasticien à La Fonderie Pôle de création artistique à Fontenay-sous-Bois

6 ans

Merci ! Quand on se dit que la "nouvelle évangélisation" était (est) motivée par la "déchristianisation"… Panem et Circenses, Les homélies pastorales se profèrent dans la tribune tout en haut, pas dans l'arène. Les manipulations jouent marionnettes, les mises à l'index se font entre le pouce levé ou abaissé. Hm, pour l'honneur, n'y aurait-il pas un doigt ?

Arnaud DUPUIS-TESTENOIRE

Group Purchasing Director chez Jacquet Metals

6 ans

En entreprise, comme sur un bateau, le capitaine pratique la démocratie à terre. Compris matelot!

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