Sur l'élection américaine : cessons de nous trumper!
Le résultat de l’élection américaine constitue un choc de tout et pour tous. Quoiqu’avaient pu en dire journalistes et sondeurs, je pensais sincèrement que le Royaume-Uni sortirait de l’Union Européenne. Je le regrettais vivement mais une introspection sincère sur les trop rares victoires et les trop nombreux échecs de notre espace commun aurait pu tous nous en convaincre. Deux heures seulement séparent Londres de Leicester ; elles représentent pourtant une frontière entre deux mondes qui ne s’écoutent plus, ne se comprennent plus.
En revanche, la victoire de Trump me désole et me surprend. Bien que je ne fasse guère confiance aux sondages ou aux analyses journalistiques habituelles. Bien que, parcourant la côte Est cet été du Nord au Sud, de la Nouvelle Angleterre à la Géorgie, je n’ai pu apercevoir qu’une dizaine de panneaux pour Clinton dans les jardins ou sur les voitures des Américains – révélant que la ferveur pour Clinton était médiatique, non populaire. Enfin, bien qu’une analyse du collège électoral état par état indiquait que la victoire démocrate serait difficile. En dépit de ces nombreuses réserves, la victoire républicaine me semblait impossible : le personnage est grossier, révoltant, répulsif ; ses paroles simplistes, vulgaires, insultantes ; ses idées limitées, parfois extrêmes.
Trump aura désormais la tâche de faire et non plus seulement d’invectiver. Il devra montrer s’il a l’étoffe d’un président et s’il est capable. Il a peut-être pour lui la force et l’audace, en guise de qualités. Mais colère, ambition, égocentrisme, haine d’autrui couvrent sa personnalité d’une ombre qui inquiète, à juste titre. La vertu de Clinton ne semblait toutefois pas bien plus grande que celle de son adversaire. Aujourd’hui, les Etats-Unis perdent quelque chose : un peu de leur attrait, beaucoup de leur prestige. Reconnaissons qu’ils avaient perdu avant même le résultat de cette élection, dès que les champions des deux camps furent élus. La grande majorité des Américains se sont sentis excédés par cette campagne et honteux face à un tel duo. Personnellement, entre Charybde et Scylla, j’aurais choisi Charybde, soit Clinton. Ses ambitions plus grandes pour l’énergie renouvelable et sa volonté de développer la sécurité sociale m’ont plu, l’Obamacare ayant de grosses déficiences et devant être développé. Hilary représentait néanmoins la vieille politique américaine, interventionniste à souhait. Tout incohérent qu’il était, le programme de Trump proposait un relatif isolement des Etats-Unis : il demandait à ce que les pays de l’OTAN (européens notamment) gagnent une indépendance militaire pour ne plus dépendre de l’Amérique ; il proposait aussi un renforcement des relations avec la Russie, à mes yeux indispensable. Quoiqu’ils fassent, les Américains seront critiqués : s’ils interviennent dans des pays étrangers, ils sont accusés d’impérialisme ; s’ils n’interviennent pas, d’égoïsme. A mon sens, l’heure était venue pour que le pays s’occupe davantage de son peuple que des autres pays. Un grand pays est un pays compatissant, disait Martin Luther King. Qu’ils dépensent moins pour l’armée et plus pour leurs infrastructures, qu’ils produisent moins d’armes et davantage de cohésion sociale : tel était mon vœux, aussi simpliste puisse-t-il paraître. Ce léger mouvement isolationniste revendiqué par Trump constitue peut-être mon seul point de convergence avec lui.
Dans le passé, les pays du grand large, Angleterre d’abord, Etats-Unis ensuite, initièrent la révolution politique de la liberté, l’Europe continentale s’inscrivant par la suite dans cette démarche. De nos jours, il semble que ces deux pays amorcent à nouveau un changement. Etant profondément pro-européen et ayant une idée de la politique diamétralement opposée à la pratique de Trump, je ne me réjouis guère de cette direction nouvelle, qui doit bien sûr être critiquée. Cependant, au-delà de la critique rapide et facile qui devient souvent insulte, je crois qu’il est désormais crucial de comprendre ce qu’il se passe. La moitié du peuple anglais s’est prononcé ; la moitié du peuple américain a parlé. Ces peuples, par leur vote, nous disent quelque chose. Les considérer comme non cultivés, les insulter de néo-nazis ou de fascistes ne fait honneur à personne. Les mots ont une histoire, une valeur. Aux Etats-Unis, certains Républicains insultent volontiers Obama de communiste. Martin Luther King, un homme d’une foi profonde, faisait face aux mêmes accusations insensées. Ma mère a vécu dans la Roumanie communiste. Si l’on croit sincèrement qu’Obama est communiste, c’est qu’on ne comprend rien au monde. Si l’on croit que le peuple britannique, si brillant et si épris de liberté au cours des siècles, si l’on croit que ce peuple est soudainement devenu fasciste ou replié sur lui-même, c’est aussi qu’on ne comprend rien au monde.
Le Brexit et l’élection américaine indiquent à mon sens une double souffrance.
La première est économique. La globalisation à marche forcée des dernières décennies a produit des gagnants mais aussi des perdants. Il faut le reconnaître et cesser de mépriser les souffrants. Les ouvriers anglais, les mineurs américains n’ont plus aucune confiance envers des institutions qui les ont délaissés voire sacrifiés. Certains souffrent depuis longtemps, trop longtemps, sans que personne ne leur propose de solution véritable. Notre télévision française, qui fait des « reportages » sur cette Amérique « bien profonde », se moque de ces pauvres mineurs des Appalaches qui votent Trump, car ce dernier leur a promis de faire renaitre l’industrie du charbon. Nous, nous éructons ! Comment ? Polluer encore plus ? Nous, nous préférons nous donner bonne conscience et surtout donner une bonne image, même s’il faut pour cela condamner des régions entières à la détresse. Je ne crois pas que le retour au charbon soit le salut économique de l’Amérique ; mais je suis convaincu qu’il faut écouter ces gens en souffrance, cesser de les railler, se mettre à leur place et essayer, de toutes ses forces, de proposer une solution ou une alternative. Si des journalistes américains venaient ici réaliser un reportage sur « la France bien profonde », sur cette France périphérique, du Centre, du Nord-Est, je ne suis pas sûr que le rire soit notre réponse. Nous serions sans doute mal à l’aise, nous sentant à la fois offensés et humiliés, blessés et impuissants.
La deuxième est identitaire. Que veux-je dire ? Je serai clair. Je suis intensément pour le mélange des cultures, pour l’échange des idées, pour la communion des cœurs et des esprits. Je crois que c’est le devoir de chacun de sortir de sa particularité pour embrasser l’universel. Mais je crois aussi qu’un tel échange ne peut s’opérer que s’il nous reste quelque chose de véritable, d’authentique à donner. Après des décennies de mondialisation, les particularités de chacun s’estompent, des cultures s’amenuisent, des langues disparaissent. Quelques langues sont des rouleaux-oppresseurs, notamment l’anglais. La communauté humaine que nous voulons, est-ce une communauté où tout le monde regarde des séries américaines, où tout le monde mange des sushis, où tout le monde a un iphone, où tout le monde passe ses vacances sur des plages asiatiques sans en apprendre beaucoup sur l’histoire de ces pays, où tous les Français parlent franglais ? Cela serait un appauvrissement à mon sens, non un enrichissement. On a un peu de tout, sans n’avoir plus rien. A Londres, en exagérant à peine, on rencontre davantage de gens parlant anglais avec un accent que de personnes ayant l’accent britannique. On trouve autant de restaurants internationaux que de pubs anglais. Certains verront dans cette situation l’avènement du brassage humain désiré. Mais c’est un mélange à parfaire ! Quand je me rends en Angleterre, j’y vais en définitive pour m’immerger dans la culture et l’histoire britannique ; si je veux manger dans un restaurant thaïlandais, je peux le faire en restant à Paris, ou mieux encore, en me rendant en Thaïlande ! Londres est devenue tellement internationale que bien des Anglais ne reconnaissent plus leur ville. Ce n’est plus une ville anglaise : malgré mon admiration pour le Royaume-Uni et la capitale anglaise, Londres devient une ville-monde, une ville-tout, mais aussi, petit à petit, une ville-rien. Lorsque les touristes se rendent à Paris, j’ose penser qu’ils viennent pour la culture française et non pour un mélange d’international qu’ils pourraient trouver dans bien d’autres endroits du monde. Très prosaïquement, si je vais au Maroc, c’est pour m’immerger dans la culture marocaine, pas pour aller au McDonald’s.
Je ne demande pas, bien sûr, à ce qu’il n’y ait pas de sushis en Angleterre ou de McDonald’s au Maroc. Mais je crois que l’internationalisation est aussi une oppression, qui fait perdre à chacun les manières de vivre de ses aïeux. Je crois que chacun doit redécouvrir des identités, authentiquement, profondément et non plus de manière superficielle.
Quoiqu’il en soit, les Etats-Unis ont perdu. Déconvenue politique. Défaite morale surtout. Au-delà des Américains, c’est nous tous, Occidentaux, qui avons perdu. Ces élections sont le reflet de notre société, de ce que nous sommes. Que cela nous plaise ou non, que nous en ayons conscience ou non, Trump est nous. Dans ses écrits, Walter Benjamin expliquait en quoi la reproductibilité technique de l’art avait à jamais transformé ce dernier : désormais, l’art témoigne à la fois d’une politisation du monde et d’une esthétisation de la violence. Cette politisation de tout et cette esthétisation de la violence se retrouve partout, tous les jours, sur tous les supports. On l’a vu au grand jour dans les dictatures nazies et communistes, on le voit désormais au quotidien dans le cinéma, la publicité, la musique… Surtout le Hip-Hop. Trump est Hip-Hop ; Trump est rap. Et c’est un fan de rap qui vous le dit, le cœur serré. Que dit Trump ? Qu’il faut être fort, qu’il faut gagner, qu’il faut être « un tueur », qu’il y a des perdants et des gagnants ! C’est ce que clament l’immense majorité des rappeurs américains depuis des décennies. Que dit 50 Cent ? Get Rich or Die Tryin’ : devenez riche ou mourrez en le devenant ! Et 50 Cent le dit devant des salles pleines à craquer, devant un public enfiévré, devant des individus qui le vénèrent comme un demi-dieu. Pourquoi vénérons-nous chez les rappeurs ce que nous haïssons chez Trump ? Que nous montrent nos séries, nos films, nos magazines, nos publicités ? La violence, du sang, des insultes, du sexe, des meurtres, l’assujettissement des femmes, le mépris des plus faibles. Plus c’est violent, plus nous aimons. Plus c’est pervers, plus nous aimons. Pourquoi consommons-nous volontiers cette violence élevée sur l’autel de la culture alors qu’elle nous serre le cœur chez Trump ? Il y a là une immense hypocrisie, de la part de nous tous, moi inclus.
Je n’ai pas de solution miracle ; il n’y en a sans doute pas. La seule solution est le courage et l’honnêteté désormais. Dans son discours sur Le Déclin du Courage de 1978 prononcé à l’université de Harvard, Alexandre Soljenitsyne, qui a vécu bien des misères, expliquait en quoi les sociétés communistes et capitalistes étaient profondément malades. La solution, écrivait-il, n’était ni d’aller un peu plus à gauche ou un peu plus à droite, mais d’aller en haut. Le courage, ce n’est pas de protester et de critiquer autrui : cela est indispensable mais non suffisant. Le courage véritable, c’est d’abord de reconnaître que chacun d’entre nous est fautif, déséquilibré, plein de contradictions. Que chacun d’entre nous ne fait pas le bien qu’il aime mais fait le mal qu’il n’aime pas. Que l’on insulte Trump, ses électeurs, les électeurs du Brexit… - mais cela ne fait qu’accélérer notre chute. Critiquer autrui quand l’on est déjà soi-même bien critiquable est au mieux inefficace, au pire ridicule. Il faut bien sûr défendre ses valeurs, s’engager dans le combat… mais à condition qu’on se soit déjà combattu soi-même ! La vraie révolution est l’individu ; le champ de bataille, le cœur de l’homme. David Henry Thoreau, Tolstoï, Gandhi, Martin Luther King, John Milton, Dostoïvesky et tant d’autres nous l’ont montré.
Dans La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil a cette phrase magnifique : « Ce n'est pas la religion, c'est la révolution qui est l'opium du peuple. » Depuis des siècles, nous avons tout essayé, tout tenté : révolution pour sortir de la féodalité, révolution capitaliste, révolution communiste, régime autoritaire, démocratie directe, indirecte, et cetera. Mais nous ne parvenons jamais à la satisfaction. A chaque fois, quelque chose nous dérange. Le capitalisme oublie que notre vie est sociale, le communisme oublie que notre vie est privée, le matérialisme oublie que notre vie est spirituelle. On vote un coup à gauche, un coup à droite, parfois hélas aux extrêmes ; on espère, on y croit, on se berce d’illusions. Et toujours ce constat terrible : nous échouons, encore et toujours, terriblement. La prétendue révolution est devenue notre drogue. Nous avons fait tant de révolutions que nous avons tourné sur nous-même de manière effrénée, jusqu’à la nausée.
La seule solution est la révolution du cœur. Quand chacun aura le courage de créer une communauté avec l’autre, quand chacun aura le courage d’inviter un sans-abri à passer la nuit chez lui, quand chacun sera capable d’inviter un pauvre au restaurant pour l’écouter, lui apporter de la chaleur humaine et apprendre de lui, alors nous aurons réussi. Alors la grande révolution sera arrivée! Alors nous cesserons de survivre au jour le jour pour vivre pleinement, intensément, dans une éternité. Mes amis, cette révolution véritable doit être la tâche de notre génération.