Take Eat Easy, barème Macron : une revue de jurisprudence ne peut pas faire de mal en ce début d'année
Avec nos vœux de bonheur pour cette année 2019 qui commence, nous vous proposons une vision un peu à contre-courant de deux péripéties jurisprudentielles qui alimentent les débats actuels.
L’arrêt « Take Eat Easy »
La prolifération dans les rues de nos villes des coursiers livreurs de repas, à vélo ou autre, devait bien, un jour ou l’autre, alimenter la chronique judiciaire en droit du travail. C’est chose faite avec cet arrêt rendu le 28 novembre 2018 par la chambre sociale de la Cour de cassation.
Pour la première fois, la haute juridiction statue sur la qualification du contrat liant un livreur de repas à une plate-forme numérique.
Comme d’autres entreprises dont nous tairons le nom, la société Take Eat Easy, aujourd’hui en liquidation judiciaire, utilisait une plate-forme numérique et une application afin de mettre en relation des restaurateurs partenaires, des clients passant commande de repas, et des livreurs à vélo.
Ces livreurs exerçaient leur activité sous un statut d’auto-entrepreneurs, donc un statut d’indépendant, non salarié.
Un coursier avait saisi le Conseil de Prud’hommes pour voir juger que les conditions réelles de son activité étaient telles que son statut de travailleur indépendant devait être requalifié en contrat de travail.
La société soutenait principalement, d’une part que ce statut d’indépendant avait été expressément adopté par le coursier, d’autre part que celui-ci n’était tenu d’aucune obligation d’exclusivité, et qu’il était libre de déterminer son temps de travail, et avait donc tout loisir de refuser d’effectuer des courses à telle ou telle plage horaire.
La Cour d’Appel avait statué en ce sens. L’arrêt d’appel est cassé par la Cour de Cassation.
Les deux arguments retenus sont les suivants :
D’une part, la Cour relève l’existence d’un système de géo-localisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus.
D’autre part, la société disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, pouvant aller jusqu’à la rupture des relations avec ledit coursier.
C’est ce dernier point qui nous incite à affirmer que cet arrêt n’est pas novateur.
Cette décision fera date. C’est certain. Car rien ne sera jamais plus comme avant pour ces plate-formes numériques, et toutes les sociétés faisant appel à des travailleurs indépendants. Ces sociétés vont incontestablement devoir réviser leurs pratiques à la lumière de cet arrêt.
Mais cette décision ne fera pas date en termes de droit du travail. Elle ne fait que confirmer une jurisprudence bien établie depuis le 13 novembre 1996.
Depuis toujours ou presque, la qualification contractuelle donnée par les parties à leur relation ne lie pas le Conseil de Prud’hommes, qui peut toujours, nonobstant la volonté exprimée par les parties, juger que celles-ci sont en réalité liées par un contrat de travail.
Il y a contrat de travail quand une personne effectue pour une autre : 1/ une prestation de travail ; 2/ contre rémunération ; 3/ dans un lien de subordination juridique à l’égard de cette autre personne.
Le lien de subordination, critère décisif de l’existence du contrat de travail, est défini depuis 1996 comme « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».
On le voit : cette décision de la Cour de Cassation du 28 novembre 2018 ne fait qu’appliquer cette jurisprudence vieille de plus de 20 ans.
Notre cabinet a ainsi récemment obtenu, pour le compte d’un de ses clients, directeur d’établissement aux termes d’un contrat de collaboration libérale, la requalification de ce contrat en contrat de travail. Le fondement de la décision rendue dans cette affaire par la Cour d’Appel était le même, à savoir qu’en réalité, notre client directeur d’établissement était soumis à un contrôle strict de son activité, et que ce contrôle pouvait occasionner des sanctions pouvant aller jusqu’à la rupture des relations contractuelles.
Le travail indépendant n’est donc pas devenu, comme on a pu le lire parfois, hors la loi.
Mais attention à vous si vous avez recours à des prestataires indépendants.
Attention d’une part à la rédaction des contrats, règlements intérieurs et autres documents juridiques.
Attention d’autre part à l’organisation matérielle de la relation avec ces travailleurs indépendants qui, comme leur nom l’indique, doivent rester indépendants.
La jurisprudence sur le barème dit « Macron »
Autre sujet polémique : le barème d’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse, institué par l’ordonnance dite « Macron » du 24 septembre 2017 (Nouvel article L 1235-3 du Code du Travail).
L’objectif avoué du gouvernement était de donner aux entreprises une certaine visibilité sur le risque encouru en cas de licenciement d’un salarié. Ceci étant, il y a encore du travail à faire pour redonner confiance aux chefs d’entreprise qui aujourd’hui encore hésitent à embaucher.
L’objectif moins avoué, mais en l’occurrence atteint de façon incontestable, était de désengorger les juridictions du droit du travail, Conseils de Prud’hommes et chambres sociales des Cours d’Appel, en favorisant la négociation amiable. La rupture conventionnelle y avait contribué. Le barème poursuit le processus, et de fait, le nombre de contentieux prud’homaux se réduit fortement.
Sur le fond de « l’affaire », les avis sont très partagés, et les plus farouches partisans ou opposants à ce barème ne sont pas toujours ceux que l’on croit.
D’une part, le juriste ne peut qu’être surpris d’une loi qui fixe une limite à l’indemnisation d’un préjudice, les principes généraux du droit français voulant qu’une personne lésée soit intégralement réparée de son préjudice, et en particulier l’article 1240 du Code Civil, selon lequel : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. »
D’autre part, on ne peut, de même, que s’interroger sur le mode de calcul du préjudice d’un salarié dont le licenciement est jugé abusif. Nous sommes par exemple toujours surpris lorsqu’un Conseil de Prud’hommes alloue à un salarié une somme conséquente à ce titre, mettant parfois l’entreprise en grande difficulté, alors que le salarié justifie être indemnisé par l’assurance chômage, mais n’apporte pas le moindre début de preuve d’une recherche d’emploi.
Les opposants à ce barème dit « Macron » invoquent principalement les textes internationaux, article 10 de la convention n° 158 de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) et art 24 de la Charte Sociale Européenne, selon lesquels le salarié licencié abusivement doit recevoir une indemnisation « adéquate » et une réparation « appropriée ».
Le format de cette newsletter ne permet pas d’aller au fond de ce débat passionnant. Notamment sur la question de savoir si ces textes internationaux sont ou non d’application directe.
A ce jour, force est simplement de constater que les avis sont également partagés parmi les Conseils de Prud’hommes.
Le Conseil de Prud’hommes du Mans, le 26 septembre 2018, a jugé que le référentiel Macron n’est pas contraire à la convention 158 de l’OIT.
Le Conseil de Prud’hommes de Troyes, le 13 décembre 2018, a quant à lui jugé que ce barème est contraire à ces deux textes internationaux, et que le juge français n’a pas à le respecter.
Tôt ou tard, la Cour de Cassation sera amenée à statuer sur le sujet.
A suivre…