Tangente
Nouvelle
Un mardi de pluie, il devait être aux alentours de huit heures du matin, je me suis réveillée et mes mots s’étaient envolés. Ils avaient pris le large et pour preuve, j’avais des valises sous les yeux. Comment ai-je réussi à retrouver ceux nécessaires à l’écriture de cet incident ? Ce fût un long chemin, semé d’embûches, dans les tréfonds de mon âme, un véritable jeu de piste pour comprendre où ils étaient cachés, et surtout, pourquoi ils avaient pris la tangente. Je devais accepter de me perdre pour me retrouver. Lâcher du lest.
Pour être honnête, dès la veille au soir, j’avais senti une sorte de court-circuit, une brusque rupture de connexion entre mon cerveau et le réel. Mes neurones avaient vacillé, comme une ampoule en fin de vie. La sensation avait été étrange, à vrai dire, ni agréable ni désagréable, mais c’était comme si des nuages cotonneux s’étaient percutés, se disputant la place auprès de mes deux hémisphères. Mon corps, mais surtout mon esprit, s’étaient ramollis. Ce que je voulais dire n’avait plus de teneur, de consistance. J’avais cru à une fatigue, un appel au sommeil.
Il est vrai que depuis quelques temps je me sentais épuisée, j’avais l’impression que ce que je faisais n’avait plus de sens. Mon travail m’était devenu routinier, un éternel recommencement de gestes répétitifs et paresseux, au dénouement forcément inutile. Ma supérieure devait certainement être du même avis, car elle semblait ne plus me voir, j’étais devenue transparente. Le matin, elle ne me saluait pas, et durant la journée, ne m’adressait pas la parole. Je m’asseyais dans un coin de l’open space et me sentais désœuvrée. Mes textes s’écrivaient d’eux-mêmes, sans grande conviction. D’ailleurs, j’étais persuadée que personne ne les lisait, même pas moi. Malgré tout, sous mes doigts, des phrases se formaient, les lettres s’enchainaient, minute après minute, heure après heure, avant la pause de midi et encore après la pause de midi. Toute la morne semaine, sans interruption, sans émotion.
Pour une rédactrice, perdre ses mots, c’est délicat. Alors, ce matin-là, j’ai téléphoné au service des ressources humaines et j’ai gargouillé un son guttural. Manifestement, je ne devais pas être la première à qui ça devait arriver car on me répondit « très bien, prévenez-nous quand vous serez de retour ».
La première chose à faire dans ce genre de situations, c’est de se faire du café. Alors, c’est ce que je fis. Corsé, sans lait ni sucre. Et, deux tasses, l’heure est grave.
Je m’asseyai dans mon siège préféré, confortable et moelleux, pris un plaid et m’enroulai dedans. Tribord, mon chat noir, vint directement sur mes genoux se rouler en boule et se mit doucement à ronronner. Sirotant mon café, des bribes de la veille me revinrent.
En y réfléchissant, le premier mot que j’avais perdu durant la nuit, c’était le mot « pensée ». Il s’était senti prisonnier. Dans ce quotidien sans tumulte, sans aventure. Dans cette grisaille où j’étais moi-même devenue brouillard, confondue dans ce continuum d’espace-temps sans goût ni envie, ni désir. Je n’avais pas le temps pour la pensée, entre le travail et l’ordinateur. Mon quotidien me prenait tant d’énergie que le soir et le weekend, je ne pensais qu’à une chose, dormir. J’avais perdu le goût de la pensée. Elle s’était doucement étiolée, fanée, je n’avais pas pris soin d’elle. Pourtant, c’est un cadeau que cette graine de mot. « Je pense donc je suis » disait Socrate, et il savait de quoi il parlait. Alors, sans pensée, comment être ?
Le deuxième mot égaré, c’était celui de liberté. C’est vrai qu’il m’a toujours un peu effrayée ce mot là. Il me fait penser à un cheval d’un manège qui se retrouve tout d’un coup lâché dans une steppe immense, sans aucune barricade, juste l’espace devant, derrière, à gauche, à droite. Au-dessus, le ciel bleu, imperturbable, sans l’ombre d’un cumulus. Sous les sabots, de la terre légèrement rouge, et quand le cheval se cabre, ses poils deviennent carmin de poussière. Il en deviendrait presque fou ce cheval, habitué à être bridé, guidé, dominé. Il lui faut du temps, pour renifler, poser une patte à gauche, à droite, devant, derrière. Oser faire quelques pas, trotter mais pas trop vite. Puis, pris d’une soudaine envie, se mettre à galoper. S’arrêter net, parcouru d’un frisson d’excitation, humer le ciel, serein. Regarder à gauche, à droite, devant, derrière, toujours cette immensité. Sous les sabots, la terre rouge.
J’ai bien vite compris que le troisième mot, c’était « sauvage ». Ma nature s’était perdue. Quelque part, je l’avais ignorée, lorsqu’elle me chuchotait que, dans cet open space, je n’avais pas ma place. Lorsqu’elle me soufflait que mon quotidien s’étriquait jour après jour. Lorsqu’elle me criait que je me fermais au champ des possibles, dans mon siège, face à mon ordinateur. Lorsqu’elle se taisait enfin, quand, dans mon lit, les larmes de fatigue coulaient le long des cils, quand même dormir me paraissait insurmontable. Sauvage avait besoin d’un avenir plus heureux, empli de découvertes. Ce mot s’était senti à l’étroit dans mon esprit, je le comprenais maintenant.
Il faisait bon dans mon petit appartement, et le temps morose m’invitait à m’enrouler encore plus dans mon plaid. Les ronronnements de Tribord me berçaient. Je fermai les yeux.
Sous mes paupières closes, une scène, peu à peu, se dessine. Les mots sont partis faire un tour du monde en montgolfière. Ils avaient pensé qu’en s’élevant vers le ciel, en observant la Terre d’en haut, avec les petites maisons, les miettes de gens, les lacs, les rivières, les rues, les prairies, les bureaux, les voitures, tout se fondrait en un flou. Ils en avaient besoin les mots oubliés, ils avaient besoin de prendre de la hauteur, de se retrouver ensemble, de se souder dans une aventure. Pensée, sauvage et liberté se plaisaient bien dans le ballon. Le monde était devenu un tableau coloré, cela leur donnait de la force et de la vigueur et de la joie. Le ballon n’allait pas trop vite, laissant le temps d’observer ci et là des nuances de vie, qui de là-haut, avaient si peu d’importance. Comme un électrochoc,
Tribord s’ébroue, mon café est froid. Dehors, la pluie a cessé, il y a de la lumière.
Jamais je n’ai rappelé le service des ressources humaines.