Transformation numérique, modèle mental et changement : nous sommes nos propres ennemis

Transformation numérique, modèle mental et changement : nous sommes nos propres ennemis

Dans ce billet passionnant de son blog, Philippe Silberzahn évoque la tragédie des colons du Groënland. Je me permets de reproduire une partie de son article ici :

"Les norvégiens ont colonisé le Groenland en 984, établissant plusieurs colonies sur place. Après une période florissante, les colonies déclinent progressivement jusqu’aux alentours de l’an 1400, quand toute trace vivante de la colonie disparaît. Les fouilles archéologiques ont montré que les habitants sont morts de faim et de froid, mangeant à la fin leurs chiens et leurs jeunes animaux, brûlant tout ce qui pouvait se brûler.

Ils sont morts de faim alors qu’ils habitaient au bord d’une mer grouillant de poissons et de phoques faciles à pêcher. Le géographe Jared Diamond affirme que les colons se sont refusés à pêcher du poisson jusqu’à la fin, mais des recherches scientifiques récentes montre que, plus exactement, la consommation de poisson, très faible au début de la colonie, a progressivement augmenté jusqu’à représenter 80% de l’alimentation. Mais il était trop tard."

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L'église de Hvalsey, ruine viking du Groënland la mieux conservée. Source Wikipédia

Je vous invite à lire l'intégralité du texte de Philippe Silberzahn, très éclairant sur les raisons de cet échec d'adaptation. Je souhaiterais également apporter un autre précision à cette question psychosociale fondamentale mais très complexe car elle touche à notre plus profonde humanité : la confrontation à la différence, entrave à l'adaptation. Une question qui va de la constitution de notre identité propre, jusqu'aux stratégies les plus pointues de la transformation numérique, lorsqu'il s'agit d'unir des volontés différentes autour d'un même objectif.

L'évolution de l'humain se façonne clairement dans l'identification, la cristallisation ou le rejet de la différence. Dans la situation décrite par Philippe Silberzahn, où l'espace et la durée d'exploration sont ignorés, où la stratégie est absente ou erratique, les Norvégiens du Groënland se sont trouvés en situation d'ignorance et de déracinement brutal, n'ayant le choix que d'adopter et de renforcer leur identité (culturelle, spirituelle, rituelle, économique) et par là-même le clivage avec les populations indigènes, qui leur auraient pourtant permis de survivre. Les colons ont privilégié un modèle non viable à une agonie identitaire.

Mauvaise nouvelle pour nous : avec la transformation numérique, nous sommes tous des Norvégiens du Groënland. Nous abordons un nouveau rivage, avec des cartes parcellaires, sans visibilité sur le temps et l'espace que cette transformation va prendre. Les crispations actuelles sont un signe évident de frayeur par rapport à l'avenir et ses débordements: ultraconnexion, IA, dilution entre le réel et le virtuel... chacun aura tendance à se resserrer vigoureusement autour de son périmètre de stratégie et d'identité (sans établir une différence claire entre les deux concepts !) On est tenté de chercher des solutions clés en main via des ouvrages spécialisés décryptant les nouvelles tendances numériques. Hélas, la plupart renvoie à des prédictions alarmistes critiques.

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Ayant réalisé récemment chez un de mes employeurs un hackathon sur l'intelligence artificielle, j'ai été frappée par la frayeur qui émanait très clairement des questions des intervenants, issus pourtant d'une génération née avec Internet. On pensait les nouveaux socionautes digital natives, donc confiants et enthousiastes, on les découvre effrayés devant la découverte de ce continent infini, et contraints par la menace écologique. Ils ont hérité de nos peurs, et se retrouvent Norvégiens au Groënland. Oui, Internet, cette invention aussi révolutionnaire que l'imprimerie et la psychanalyse, nous bouleversera génétiquement à long terme, mais d'abord socialement à court et moyen terme.

La réponse la plus adaptée, bien que parcellaire, pourrait venir en partie de la civilisation et la linguistique chinoise. Il est en effet très étonnant qu'en chinois, le même mot (xué 学) signifie à la fois copier et apprendre. Le principe de droit intellectuel, d'appartenance identitaire, est très différent : non pas qu'il n'existe pas, mais la Chine sait globalement conserver toute sa "sinitude" tout en pratiquant une politique d'expansion agressive aux frontières (Tibet) et adaptative hors de ses frontières. Il y a bien sûr plusieurs raisons culturelles, cultuelles : les religions prédominantes en Chine n'imposent pas une adhésion exclusive et tolèrent les croyances multiples. Un Chinois qui s'expatrie peut souffrir de mal du pays, mais il ne ressentira pas comme une trahison le fait d'adapter sa conduite à un pays étranger, car ses rites cultuels et culturels, parfois superstitieux à nos yeux, sont suffisamment souples pour préserver son identité.

Et si nous adoptions cette stratégie ? Aborder la transformation numérique de manière raisonnée, non pas en étant le plus innovant, dans cette course illimitée à l'exploration, mais en sachant de qui nous aimerions apprendre... et qui nous aimerions copier. Transformation numérique, adaptation, exploration, observation, adaptation. Ne plus voir le numérique comme la menace annoncée d'un déclinisme certain, mais comme une opportunité à enrichir notre identité et stratégie passée.



Jean-Christophe Malard

Directeur conseil - PR, Social Media, Influence marketing

5 ans

Très bon article, très intéressant.

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