Travailler sa pensée
Philosopher c’est aussi cela : rendre possibles les conditions de l’exercice de la pensée. Elles sont si rarement réunies, notre esprit se laisse si facilement divertir que la tâche demande de s’armer de patience sans espérer trop vite des résultats, des pensées profondes, des cheminements subtils et dialectiques.
Les enseignants le savent, il suffit que dans une classe, un enfant fasse tomber sa trousse, qu’un autre ait le hoquet ou des gargouillis dans l’estomac, qu’une araignée tisse sa toile sur l’étagère, qu’un reflet de lumière se promène sur le plafond, et c’est la majorité des enfants qui aussitôt se disperse. Il en va d’ailleurs de même avec les adultes, lors d’un atelier philo, si quelqu’un s’avise d’apporter du café, le temps de passer les tasses, les petites cuillères et le sucre et les esprits s’agitent et se déconcentrent, il faut parfois du temps pour rétablir la réflexion. Et que dire du smartphone ! Même quand ce dernier ne manifeste aucune sonnerie ou autre notification, même quand il reste inerte dans la poche ou sur la table, il semble nous solliciter et posséder ce pouvoir de nous déconcentrer. Les concepteurs de réseaux sociaux ont bien compris cette propension de l’esprit humain à se laisser porter par tout ce qui peut le distraire de lui-même et ils nous font tomber dans le confortable traquenard de détourner en permanence notre attention.
Or à l’inverse l’exercice philosophique implique un travail de concentration. Ne pas laisser son esprit se faire happer par l’environnement, car lorsque nous nous laissons happer nous ne sommes plus présents. Ne pas le laisser dominer par les pensées qui viennent le parasiter jusqu’à être obnubilé : ce que nous allons préparer au diner, la réflexion désagréable de notre voisin, un chagrin, une déception, la déclaration d’impôt à remplir ou encore l’envie d’aller ouvrir le frigo pour voir ce que nous pourrions grignoter. En ce moment même où j’écris ces lignes et alors que je me trouve dans un lieu paisible, cela exige un effort, car lorsque de telles pensées surviennent, il faut les laisser passer sans s’y arrêter et reprendre patiemment le fil de la réflexion. Cela ressemble à ce qui se produit pour des exercices physiques : au début le corps peine et souffre, les résultats sont médiocres et puis petit à petit il s’assouplit et se libère, l’effort est moins couteux et c'est la joie qui finit par l’emporter.
Si la concentration n’est pas facile, elle s’apprend donc par des exercices réguliers et méthodiques auxquels la pratique philosophique nous invite : répondre de façon rigoureuse à une question, et pour cela ne pas se précipiter. Dans un atelier collectif, prendre le temps d’écouter ce que dit l’autre sans chercher à dire à tout prix ce qu’on veut dire. À la fois penser et penser ce que l’on pense, c’est le propre de la conscience humaine : prendre du recul avec elle-même.
Travailler à concentrer sa pensée c’est aussi apprendre à y ouvrir un vide qui sera pénétrable à ce que nous allons accueillir : une idée nouvelle, une question inattendue, une autre perspective. C’est apprendre à désapprendre, à ne pas nous laisser encombrer par ce que nous savons ou croyons savoir, à pratiquer l’ignorance comme nous y pousse Socrate par ses questions. Ces dernières crèvent les bulles d’opinions suffisantes dans lesquelles nous avons tendance à nous enfermer.
La philosophe Simone Weil rend compte de cette attitude cognitive et spirituelle : « l’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet, à maintenir en soi-même à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu’on est forcé d’utiliser. La pensée doit être, à toutes les pensées particulières et déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer ».
Penser comme on marche en montagne, s’appuyer sur le chemin accompli, sur les paysages déjà parcourus, sur les forces emmagasinées ne pas les laisser se diluer, mais pas non plus nous encombrer, poursuivre notre route, l’esprit léger et en éveil, disponible et attentif, mais sans se focaliser sur une attente précise, car cela le rétrécirait.
Or bien souvent c’est tout l’inverse que nous faisons.
Succombant à notre avidité, nous nous laissons submerger par la profusion d’informations qui nous assaillent. Elles nous traversent sans laisser d’empreintes, elles n’ont fait que nous occuper momentanément. Et plus le temps est passé vite sur le moment plus l’impression d’inanité est grande après coup. Sensation de temps gâché. Au contraire, lorsque nous prêtons notre attention, au début le temps passe lentement, cela exige un certain effort, mais après coup nous éprouvons le sentiment de satisfaction de celui ou de celle qui a appris quelque chose, qui s’est nourri d’une connaissance qui a marqué son esprit.
Mais alors il arrive aussi que l’esprit se cramponne à ce qu’il sait, ses quelques connaissances l’alourdissent au point qu’il ne parvient plus à s’élever. C’est ainsi qu'ayant éprouvé une sorte de "révélation" nous répétons en boucle les mêmes idées sans les questionner, sans jamais entendre un autre point de vue. Notre pensée petit à petit s’engonce en elle-même jusqu’à étouffer.
Nous croyons avoir pensé, mais nous n’avons fait que justifier une émotion (une peur ou une colère généralement) et sans même l’avoir questionnée nous lui avons donné une apparence de rationalité. Le chemin de réflexion emprunté devient ornière, habitude, obsession dont nous ne sortons plus.
Cela se produit au niveau de l’individu, mais aussi d’une collectivité lorsqu’elle est obscurcie par une idéologie. Nombreux tombent dans l’ornière qui les rassure, mais empêche de voir au-delà. Les maîtres à penser, les forts en rhétorique et autres sophistes, masqués parfois en philosophes, disent ce que nous devons penser. Ils semblent tellement sûrs d’eux quand ils professent que cela nous tranquillise : si nous adhérons à leurs idées alors il nous semble que nous aussi nous posséderons cette confiance qui nous fait défaut.
Ils ont diffusé de convaincantes certitudes auxquelles nous nous sommes ralliés, mais ils ne nous ont pas bousculés, pas provoqués, pas dérangés, ils nous ont dit ce que nous devions penser, mais ils ne nous ont pas poussés à oser penser.
Bref, il s’agit patiemment de tracer une ligne, un fil de réflexion sans se laisser ballotter de-ci de-là, mais il n’est pas question pour autant de se laisser alourdir par les pensées et les vérités momentanément dévoilées. L’esprit léger toujours questionne, ferme il n’en est pas moins souple, les réflexions auxquelles il parvient sont un appui pour mieux s’élancer.
Consultant - accompagnements professionnels individuels et collectifs chez YZ Consultant Microentreprise
4 ansBeau texte, léger, clair et simple. Mais tout de même, ne pas sacrifier le moment convivial du café partagé, qui aide aussi à penser et à se concentrer (le café comme substance ou le moment de partage? ? chacun choisira).
Cybercogniticien | Conjuguant IT, Finance et Philosophie | Utiliser l'Innovation pour des Défis Complexes
4 ansTexte splendide ! J'abonde sur la phrase sur les « maîtres à penser ». Qu'entendez-vous par « opinion suffisante » ? Une opinion simpliste et confortable ?
L'imagination est le langage de l'âme et le partage des connaissances est la joie de la pensée💫
4 ansMerci Laurence Bouchet pour vos posts enrichissants 💡