"Tu oins d’huile ma tête"
Pendant la période des fêtes, on se met souvent à table. Si l’expression implique des événements peu désirables ("passer aux aveux"), dans celui des Écritures, la table est une invitation de Dieu à l’homme, et elle est, de multiples fois, associée aux parfums. Je vous propose donc une courte randonnée dans quelques-uns de ces vers, en particulier ceux, cités ci-dessous, du psaume 23, ou 22 pour la Septante, qui commence par "Dieu est mon berger ". Il sera bien sûr question du rôle du parfum dans ce contexte et de son lien avec ce que les Grecs appellent les agatha, que l’on traduira par "bienfaits" ou "privilèges".
תַּעֲרֹךְ לְפָנַי שֻׁלְח נֶגֶד צֹרְרָי ; דִּשַּׁנְתָּ בַשֶּׁמֶן רֹאשִׁי, כּוֹסִי רְוָיָה
Parasti in conspectu meo mensam adversus eos qui tribulant me inpinguasti in oleo caput meum et calix meus inebrians quam praeclarus est
Tu dresses devant moi une table ; face à mes ennemis (en latin : "qui m’affligent") tu oins d’huile ma tête et ma coupe est saturée (en latin seulement : "de ce qui est transparent")
Traversée du désert
Si Dieu mène ses brebis comme un berger, c’est donc que nous sommes en chemin. Mais vers quoi ? Pour les Hébreux, le psaume 23 signifie bien un retour de l’exil babylonien, autorisé par Cyrus Le Grand, vers la terre d’Israël pour y reconstruire le temple détruit. Les ennemis mentionnés dans la version hébraïque sont donc bien des opposants politiques, c’est-à-dire des communautés de personnes étrangères. En latin, "inimicus" se réfère normalement à l’ennemi privé, par opposition à "hostis", l’ennemi public qui peut aussi être un étranger. Cependant, comme le conflit (le polemos grec) se répand souvent sur la voie publique (en anglais, "to spill into the open", comme renverser son verre), l’inimicus finit par être un hostis et vice versa. In fine, hostis et inimicus sont des rivaux, c’est-à-dire des personnes qui se nourrissent à la même source que nous (de "rivus" le ruisseau, le cours d’eau ou canal, qui donne "rivalis"). Il en ressort une concurrence sur les ressources, un conflit sur les biens, et éventuellement une peur de la pénurie.
Si les Hébreux rentrent dans un lieu particulier, c’est-à-dire chez eux (dans la Septante, les "verts pâturages" du 2ème verset deviennent un "topos" d’herbes vertes, soit un endroit particulier, et pas n’importe lequel), pour les Chrétiens, après Jérusalem, c’est l’Église qui constitue le temple. Chacun décidera si celle-ci est la communauté des fidèles ou si elle doit être un lieu singulier (ce qui impliquerait que toutes les églises ne se valent pas en tant que topoi, lieux). Le temple de l’âme est aussi, bien sûr, le corps.
Le verbe "mener" (" …vers des eaux paisibles"), יְנַהֲלֵנִי en hébreu, devient dans la Septante "nourrir, élever" en grec comme en latin, ("educavit me"), comme on élève un enfant. Il s’agit donc bien d’une élévation.
Toujours est-il qu’après une traversée du désert littérale pour certains, métaphorique pour d’autres, Dieu nous invite à sa table.
De quel bien s’agit-il ?
Le texte dit : "Dieu est mon berger, je ne manquerai de rien", ou, en hébreu comme en latin, "rien ne me manquera" : לֹא אֶחְסָ, "nihil me deerit".
Mais là, le grec nous fait un cadeau…le "rien" devient "agatha". Le pluriel du neutre agathon se réfère à des biens matériels, mais agathos a de multiples sens : homme de bien, contentement, perfection, bienfait et privilège…Le parfum serait-il un des privilèges que Dieu nous promet à sa table ? Personnellement, je ne doute pas que le perfumum soit un des privilèges de notre humanité prise comme royauté. Mais nous n’y sommes pas encore….
D’abord les ténèbres…
Il ne suffit pas de survivre au désert, encore faut-il survivre à l’ombre de la mort : "in medio umbrae mortis" ou בְּגֵיא צַלְמָוֶת. De quoi s’agit-il ? Plusieurs interprétations sont possibles. Une confrontation avec la mort littérale en est une. Mais aussi la mort de l’âme, ou plutôt le divorce entre l’âme et le corps, un état de danger ou de maladie où l’âme s’est séparée du corps. Peut-elle y revenir ? Dans le texte hébreu, ce qui est impliqué est une traversée des ténèbres. Nuit de l’âme, malheur, ombre maléfique, séparation de la source divine—toutes ces interprétations sont possibles. Toujours est-il que la traversée des ténèbres n’est possible qu’en suivant le bâton, "baculus", de la divinité, notion verticale.
La table
Si tout ceci est surmonté, la table est érigée. Sa forme implique une croix, soit la rencontre d’un axe vertical et d’un axe horizontal. Cette croix est évidemment symbole de l’homme : horizontal dans sa finitude, mais en connexion avec une transcendance. Mais elle est aussi obstacle ou séparation (le sens du mot "sacré") entre nous et nos ennemis, c’est-à-dire protection. La croix fait barrage contre les adversaires.
La table doit être "dressée" sur des tréteaux car la table des Hébreux est une surface de peau ou de toile ou encore de bois que l’on dispose sur des pieds, souvent en acacia. Le mot שֻׁלְחָן (shulchan) a pour racine un verbe de mouvement שָׁלַח (shalach) qui a de multiples sens dont celui d’étendre la main, comme une surface plane. Le sceptre royal ressemble à cette main au bout d’un bras.
Dans un passage connu de l’Ancien Testament, qui commence au chapitre 30, verset 22, de l’Exode, la table est mentionnée avec la fabrication d’une huile d’onction sainte "selon l’art du parfumeur", contenant myrrhe, cinnamome et roseau, pour oindre Aaron et ses fils mais également "la table et tous ses ustensiles, le chandelier et ses ustensiles, l’autel des parfums". Cette huile doit être sacrée, donc séparée et réservée. Elle est un marqueur identitaire. "Quiconque en composera de semblable, ou en mettra sur un étranger, sera retranché de son peuple." Les versets 34 et 35 sont encore plus connus des parfumeurs : "Prends des aromates, du stacté, de l’ongle odorant, du galbanum, et de l’encens pur, en parties égales. Tu feras avec cela un parfum composé selon l’art du parfumeur ; il sera salé, pur et sacré".
Voilà donc notre table liée à la sanctuarisation des lieux comme à la sanctification des personnes. L’orgue du parfumeur est évidemment une table, comme la table du bateleur dans le Tarot, elle-même symbole de la table de l’alchimiste, ou encore la paillasse du chimiste.
Cette table est celle du dernier repas du Christ et de l’autel où le prêtre dépose le pain et le vin, le corps et le sang. Avant que le Vatican nous fasse perdre notre latin, on lisait ce vers du psaume 43 (42) dans le missel de la messe : "Et introibo ad altare Dei, ad Deum qui laetificat juventutem meam", "et je monterai vers l’autel de Dieu, vers Dieu qui réjouit (ou féconde) ma jeunesse". Le contraire des ténèbres, c’est la fontaine de jouvence, la source qui féconde l’espoir, qui donne l’allégresse et la réjouissance. Le parfum y participe.
Le parfum
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Ce parfum huileux doit être bien épais, car l’hébreu comme le latin impliquent une action de massage. "inpinguo" veut même dire "engraisser" et dans les deux cas, le texte parle d’onction "dans" une huile ("in oleo" ou va’shemen, בַשֶּׁמֶן). On pourrait même imaginer que la tête est trempée dans l’huile comme dans l’eau du baptême. Si dans certaines pratiques baptismales, c’est tout le corps qui est immergé, le texte du psaume parle bien de "caput", la tête. En Thaïlande, j’étais frustrée de ne pouvoir caresser les crânes des magnifiques enfants que je croisais dans les parcs. J’ai appris qu’il ne faut pas toucher la tête, car c’est le siège de la conscience, donc du divin.
Caput, c’est aussi le roi, la tête du royaume, ou le pape, tête de l’Église. Que l’on se réfère au Christ historique, fils de David, ou mystique, fils de Dieu, le Christ est roi, donc "oint". Lorsque Dieu nous invite à sa table, il nous offre le privilège (agathos) d’oindre notre tête comme pour signifier notre royauté, c’est-à-dire notre souveraineté, notre intégrité. C’est cela le bien inestimable, inégalé et inégalable, dont le psaume promet que nous n’en manquerons pas : notre souveraineté, le souverain qui est en chacun de nous. Le parfum est la porte et le symbole de cette singularité. Être le gardien du parfum, c’est être le gardien du Temple.
Le calice
Dans ce festin, nous rencontrons une coupe, un calice, calix en latin, כּוֹסִי (kossi) en hébreu. C’est la coupe du dernier repas, le Graal historique et ésotérique, réceptacle du sang du Christ, l’As de coupe du Tarot qui dépeint la colombe de l’esprit sain plongeant dans un calice d’où émerge une eau pure. Une lecture plus érotique de cette union de l’esprit et du corps est possible, sans aller chercher le Tantra pour autant, car les traditions bibliques sont assez riches en la matière (malgré la feuille de vigne…).
"inebrians" implique la possibilité d’avoir trop bu, jusqu’à la soulerie. De cette racine provient notre "ébriété". Ceci explique peut-être que le texte latin précise "quam praeclarus est" : la coupe déborde de ce qui est clair et transparent. Certes, si l’on sort des ténèbres, ce n’est pas pour y retourner. Après le passage par "l’ombre de la vallée de la mort", c’est un esprit pur qui descend dans notre réceptacle, lavé de l’ombre. Et cet esprit sain est en abondance. C’est la grâce qui chasse la pesanteur, dont Simone Weil dit, notamment, qu’elle est ce qui fait défaut quand on en a besoin. La grâce répond à la lamentation de la pesanteur ("Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?", psaume 22/21) par l’abondance. Dans la grâce, l’amour est pur et infini (mais pas illimité). La pesanteur, qui est une ombre, est peut-être avant tout absence d’amour.
Le parfum se garde dans un calice, que l’on appelle flacon.
Que vient faire Talleyrand dans notre affaire ?
J’ai de bonnes raisons de mentionner le plus génial des diplomates français en connexion avec notre psaume. Né en 1754 dans une famille de la haute et ancienne noblesse, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord perd son droit d’aînesse à cause d’un accident, ou d’une condition de naissance, qui lui donne un pied bot. Il se dirige donc vers une carrière ecclésiastique, au minimum sans conviction, voire avec un âpre ressentiment, puisqu’il sera parmi les premiers à proposer la nationalisation des biens de l’Église. Les destins brisés sont une des pires manifestations de la pesanteur.
Son oncle, qui lui fut fort utile jusqu’à la révolution, est archevêque de Reims, là où l’on sacre les rois de France, ce qui revient à dire "là où l’on oint les rois de France". Son père est chevalier de l’Ordre de Saint-Michel, établi en 1469. C’est à ce titre qu’il assiste en 1775, avec son fils, au sacre de Louis XVI en tant que représentant (ou "otage") de la sainte ampoule. Le latin obses désigne celui qui se porte garant mais aussi la garantie ou la caution.
La sainte ampoule était une fiole ressemblant assez aux flacons de verre teinté des parfums antiques qui contenait un baume que l’on extrayait à l’aide d’une spatule d’or pour la mélanger au saint-chrême, une huile végétale (olive et/ou autres) mélangée à des résines et associée aux rites chrétiens d’Orient et d’Occident, dont le baptême et la confirmation, mais aussi à la sanctification des autels et des églises. Le mot "chrême" vient du grec χρῖσμα (khrĩsma), soit parfum ou onguent.
Cet onguent et sa fiole sont liés au baptême de Clovis par Rémi de Reims, une nuit de Noël, un ange ou une colombe ayant contribué, tel le Saint-Esprit, à livrer le contenu à Rémi. Dans le sacre des rois de France, remontant peut-être au IXème siècle, mais en tout cas à partir du XIIème, la sainte ampoule était amenée de la basilique de Saint Rémi à la cathédrale, à pied ou à cheval par les quatre "otages", mandatés de la défendre jusqu’à la mort. Charles X serait le dernier de trente rois à avoir été oint de ce mélange, sur la tête et le haut du corps, par une série d’onctions en forme de croix. Il faut utiliser le conditionnel car la sainte ampoule fut détruite en 1793 et ce sont de supposés reliquats qui seraient sauvegardés à Reims depuis lors.
Quant à Saint Michel, l’ordre traditionnel de la messe nous rappelle son association au parfum, puisqu’il est dit, lors des messes solennelles, alors que le prêtre encense l’autel, le pain et le vin :
Per intercessionem beati Michælis Archangeli, stantis a dextris altaris incensi, par l’intercession du bienheureux Archange Michel, qui se tient à la droite de l’autel des parfums….
Et :
Incensum istud a te benedictum, ascendat ad te Domine : et descendat super nos misericordia tua, Que cet encens, béni par Toi, monte vers Toi, Seigneur ; et que descende sur nous Ta miséricorde.
Ministre des affaires étrangères de Louis XVIII lors de la première restauration, Talleyrand fit des miracles au Congrès de Vienne de 1815 en replaçant la France vaincue par les dangereuses aventures napoléoniennes au sein des grandes monarchies européennes. Talleyrand détint, peut-être plusieurs fois, mais sans conteste à Vienne, les clefs du royaume…ce en quoi il fut, envers et contre tout, un illustre descendant de sa lignée.
Notes :
En parlant de tables, l’intégralité du merveilleux film d’Edouard Molinaro, Le Souper, au cours duquel Talleyrand et Fouché planifient leur futur post-napoléonien, est disponible en ligne. Et si je ne parviens pas à mettre la main sur une version numérique complète des Psaumes en grec, j’en ai trouvé des traces dans "La version grecque du psaume 23 (22)" in Revue des sciences religieuses 83 n° 3 (2009). Les références à Simone Weil proviennent évidemment de La Pesanteur et la Grâce, où l’amour sans limites est un mal, puisque ce sont les limites qui fondent le sacré.
Assistante Administratif
1 anshttps://vm.tiktok.com/ZGeeSNeC3/
parfumeur créateur | J'accompagne entreprises et marques pour donner un supplément d'âme à leurs valeurs
3 ansQuelle richesse dans tous ces mots, ces étymologies… 🙏🏻