Un autre web est-il (encore) possible ? Retour sur le débat #11 du Mouton Numérique©

Un autre web est-il (encore) possible ? Retour sur le débat #11 du Mouton Numérique©

Récemment, j’ai assisté à une conférence des plus passionnantes à l’initiative du Mouton Numérique – un collectif qui, pour reprendre les termes à travers lesquels il se définit, « interroge et éclaire la société qui innove ».

Son nom prête à sourire, mais qu’on ne se méprenne pas : face à la majorité de ses congénères, le Mouton Numérique démontre un regard critique et une clairvoyance exemplaires sur la société de l’innovation de notre époque. S’il sait pertinemment en faire ressortir les richesses, les exploits et les espoirs, il n’a aucun scrupule à en souligner les limites et dénoncer les excès.

Ainsi, tels des moutons noirs au milieu de nos pâturages modernisés-modernistes, les fondateurs de cette association, Yaël Benayoun et Irénée Régnauld (comme les membres de leur joyeux troupeau) s’attèlent à la rude mission qu’est de (ré)instaurer le débat démocratique autour des questions technologiques et numériques. Lorsque l’on réalise la place prépondérante que les outils et autres applications revêtent aujourd’hui dans nos vies et nos habitudes (même inconscientes), on ne peut que les remercier de vouloir, si ce n’est démanteler la machine en marche, du moins essayer d'en enrayer le pilotage automatique. 

S’interroger sur le web, s’interroger sur le monde

Leur dernier débat en date, « Un autre web est-il (encore) possible ? » promettait un défi de grande ampleur à qui voulait bien s’y confronter - tant Internet et ses dérivés sont à ce jour imbriqués dans nos vies privées et professionnelles (quand nous-mêmes n’y sommes pas complètement aliénés). Car aujourd’hui, s’interroger sur « l'Internet en réseaux » et ses déboires revient à questionner le système dans lequel nous évoluons et, plus largement, le monde que nous voulons construire pour demain. Un bien vaste sujet… 

C’était sans compter sur l’expérience et la lucidité des intervenants, Tariq Krim et Hubert Guillaud - respectivement Fondateur de dissident.ai et Rédacteur en Chef d’InternetActu, entre autres nombreuses activités - ainsi que le talent des animateurs pour nous aider dans cette démarche. Tâche ardue à laquelle je voudrais, depuis mon humble condition de mouton grisonnant, participer en relatant les idées abordées lors de cet échange convivial et si riche d’enseignement.

Historique de l’Internet en réseaux : de la fascination à la désillusion 

Si le débat n’avait pas vœu à retracer l’histoire du numérique, revenir aux origines du web était cependant nécessaire pour comprendre l’évolution des outils et des applications et celle du rapport que nous entretenons avec eux.  

Comme un vent nouveau de liberté…

Et il faut dire que nous revenons de loin. Tariq nous le rappelle : à leur apparition dans les années 70, l'accès aux premières pages web et autres bases de données hébergées sur Internet était restreint, car essentiellement payant. Pour les passionnés qui maîtrisaient alors les lois du codage, c’était un privilège que de pouvoir explorer à leur guise ce qui s’avérera être plus tard le point d’ancrage de la transformation numérique.

En 1993, l'accès à Internet en réseaux est en effet rendu public : l’engouement se généralise au nom des promesses d’émancipation – intellectuelle, culturelle, relationnelle, commerciale – portées par les plus fervents défenseurs du web et de sa démocratisation.

Après l’exploration, place donc à la culture de l’échange et du partage ; à la possibilité pour chacun de naviguer, créer des pages et tisser de nouveaux liens librement sur la Toile. Un nouveau champ d’expériences et d’expression s’ouvre à tous : c’est l’âge d’or de la publication. Mais tandis que les utilisateurs jouissent de cette nouvelle forme de liberté, d’autres acteurs s’intéressent aux ressorts de cette transformation numérique depuis le prisme de l’économie et de la profitabilité – rien d’étonnant, cela-dit, lorsqu’on connaît la propension de l’homme à privilégier l’intérêt financier au détriment du reste.

… qui a balayé d'autres d'enjeux d'importance majeure

Ce qui a été intuitionné par certaines sirènes (trop) lucides de l'époque s'est cristallisé au fil des années. De promesse de liberté, le web s'est mû en terreau d'outils de surveillance d'ordre (géo)politique et économique (rappelons les révélations de l'affaire Snowden en 2013 ou, plus récemment, celle de Cambridge Analytica) ; de promesse d'ouverture, notre navigation y est aujourd'hui quadrillée par des algorithmes et selon le recueil (bien souvent et, outre la loi RGPD pour en contrecarrer les excès, à notre insu) de nos données. Au regard de ces déconvenues, peut-on admettre que nous n'avions vraiment rien vu venir ?

Hubert estime à ce titre que, malgré l'effervescence et les espoirs qu'elle a suscités chez ceux l'ayant vécu de l'intérieur, la transformation numérique annonçait des signes avant-coureurs de dérives. Et à nos deux intervenants de reconnaître qu'une opportunité de régulation a été manquée : "Ce que nous contrôlions jusqu'alors, nous en avons laissé la responsabilité - à défaut, par manque d'anticipation, par paresse…- à des tiers".

"L'ère de l'assistance à l'insu de notre plein gré"

Qu'une régulation officielle ait, à l'époque, fait défaut est une chose ; cela n'empêchait pas de faire preuve d'un état de conscience à l'heure de créer de nouvelles applications ou d'en faire l'usage - quid de la liberté d'entreprendre. Mais force est de constater que les acteurs du monde numérique se sont exonérés (et s'exonèrent encore) eux-mêmes de beaucoup de responsabilités, et que les outils ne semblent à ce jour respecter aucune limite. Notamment en ce qui concerne leur immiscion, au-delà de notre vie privée, dans notre intimité.

Le mobile, cheval de Troie du capitalisme de surveillance [1]

Ce qui pose problème d'une part, c'est la nature de notre navigation : auparavant guidée par notre simple volonté et/ou curiosité, elle est aujourd'hui biaisée par la science algorithmique qui interfère dans l'usage que nous faisons des outils numériques. Si nous étions libres d'aller chercher de plein gré l'information, le contact, le besoin, nous sommes désormais assistés par des règles d'arbitrage - de surcroît, incitatives – qui orientent insidieusement notre navigation.

Ainsi, pour reprendre l'expression utilisée par Tariq, "le téléphone mobile est devenu un vrai silo" via lequel il est très difficile de naviguer de manière neutre. À travers lui, nous avons une expérience sur-personnalisée du numérique face, pourtant, à la pluralité des contenus et des visions que pourrait nous offrir le web.

La monétisation du désir et de la fragilité

Outre la Toile tissée et se renfermant selon un capitalisme de surveillance, c'est une appropriation de notre vie plus pernicieuse encore qui se produit à travers ces nombreuses applications. Le logiciel ayant vue sur notre localisation, notre liste de courses, nos relations, la taille de notre jean, nos conversations… il est en permanence en interaction avec notre intimité. De quoi devenir lui-même maître de nos désirs et de nos émotions. Jusqu'à être capable de prédire notre futur immédiat.

Cette intrusion est d'autant plus révoltante qu'elle sert la logique de consommation déjà largement ancrée dans la vie réelle. Ce qui aurait dû rester aux portes de l’individu - et de son irréductible individualité - s'est ouvert au marché, et fait désormais l'objet d'une monétisation. Parce qu'on a permis à des applications de s'approprier des données qui auraient dû rester privées, nous sommes nous-mêmes devenus des "locataires du monde numérique".

Un sentiment d’impuissance face à l’ampleur du phénomène

Face à ce constat, notre solution de repli serait de se déconnecter tout bonnement des outils numériques - ou du moins, en réguler l’utilisation. Mais prendre une telle tangente reviendrait à s’isoler de ce nouveau monde numérisé, au détriment des compétences digitales que l’on nous assène d'acquérir et de maîtriser (notamment pour rester compétitif sur le marché ou répondre aux nouvelles modalités administratives). Problématique insoluble depuis notre condition de citoyen-consommateur-travailleur...

Au-delà de notre responsabilité personnelle (certes tâchée d’individualisme et de tous les ressorts narcissiques qu’il englobe) dans ce processus d'aliénation, il n’est pas à omettre celle, tout aussi décisive, d’acteurs devenus incontournables et omnipotents. Ceux-là mêmes que les États n’ont pas su freiner - quand ils ne les ont pas, par leur choix politiques, encouragés dans la course à l'innovation.

Échiquier des plateformes numériques : entre intouchables GAFAM et licornes chimériques

Au cœur du marché du numérique qui s’est construit de toute pièce, nous avons laissé émerger des géants monopolistiques dont le pouvoir et l’influence posent à ce jour un vrai problème de concurrence. Face à cette situation, quelle régulation mettre en place tandis que, quelque-part, le mal est déjà fait ? Quelle autre issue que de vouloir les démanteler ?

Pour Tariq, la « solution » se voudrait plus subtile, notamment parce-que le web en tant que tel n’est pas asymétrique. Si le phénomène des licornes s'est vu porteur d'espoir pour qui aurait une nouvelle idée révolutionnaire à apporter, il n'en reste pas moins une chimère : précisément parce qu'il répond à la logique capitalistique dont se sont largement accaparés les GAFAM et autres monstres ubérisés. La valeur financière de ces derniers est telle qu'il est, aujourd'hui et à défaut de moyens titanesques, impossible de tendre à un même retour sur investissement.

À ce stade, ce n'est plus tant la question des données qui importe, sinon celle de leur portabilité - la possibilité de les récupérer, de les transposer. En un mot : d'en redevenir les maîtres-propriétaires. Là encore le bât blesse, et l'ironie du sort est d'autant plus forte : d'abord collectées à notre insu, nos données sont désormais sous le joug d'une régulation à retardement (dont se targuent les géants du numériques et les entreprises) qui fait qu'il est très difficile de remettre la main-dessus.

Une vision européenne du numérique acculée au modèle américain

Si les acteurs du marché du numérique opèrent de manière unilatérale, qu'en est-il des États et de leur gouvernance à ce sujet ? Peut-on en espérer que leur poids, leur influence et leur légitimité contrebalancent ceux des plateformes à priori inarrêtables ?

Question rhétorique… ou presque. Dans les années 70, le vieux continent assumait une vision humaniste du numérique - fondée sur l'échange, le partage et la maîtrise respectueuse des outils et des hommes. Mais celle-ci s'est progressivement dissoute, pour finalement se confondre totalement dans celle du culte individualiste américain et de la transcendante Startup nation.

Au nom du progrès, nos gouvernements actuel et passés ont ainsi fait du modèle de la Silicon Valley non seulement un exemple à suivre, mais une condition sine qua none pour ne pas perdre le train de l'innovation en marche. S'ils persistent à défendre le fait qu'il n'y ait pas d'autre alternative, ils se dédouanent pourtant de questions à enjeux déterminants. Enjeux tels que place de l'Europe sur l'échiquier géopolitique et la (perte de notre) souveraineté nationale.

"Il n'y a pas d'alternative." Vraiment ?

La donnée est donc devenue la nouvelle denrée 21ème siècle, tandis que ses mantras appellent à la digitalisation du monde pour en poursuivre la destinée. Au vu de ce panorama, les pires théories conspirationnistes d'alliance entre conglomérats économiques et États nations en vue de contrôler les consommateurs - et donc, les citoyens, prennent une dangereuse consistance. Heureusement, grâce à ce qu'il nous reste de libre-arbitre, nous avons toujours le choix ; des issues existent et Tariq et Hubert nous en offrent les pistes.

Slow web et plateformes coopératives : reprendre le contrôle de nos choix, de nos vies

Et nos deux intervenants sont particulièrement bien placés pour nous les offrir, ces pistes de résolution, car l'éthique du numérique est devenue l'objet de leurs études, de leurs investigations et (pour Tariq) de leurs projets d'entrepreneuriat. L'idée : démontrer que oui, un autre web est possible, tant qu'il est régi par des motivations saines, façonné selon des règles éthiques et où l'utilisateur reprend les droits qui lui sont dus.

Une manière concrète serait la possibilité de créer un web sur-mesure, décentralisé, où nous nous-mêmes pourrions reprendre le contrôle de nos usages. La question du "comment ?" commence à se poser, notamment du côté de collectifs tels que les Designers Éthiques qui s'adonnent à "penser et concevoir des services numériques responsables et durables".

Un web responsable, qui en appelle par ailleurs à des pratiques et une utilisation responsable. C'est cette fois-ci l'adage du Slow Web, qui vise à renouer avec une consommation raisonnée des outils numériques de la part des utilisateurs, en respectant le temps, l'attention et la vie privée de ces derniers.

Faire de la technologie et du numérique une question politique

Hubert est catégorique : la responsabilisation de l'utilisateur ne suffira pas, à elle seule, à neutraliser la manière dont les outils sont aujourd'hui conçus. Il y a un besoin viscéral d'impulsion sociale, tout autant qu'économique et financière pour ralentir le train en marche - et en roue libre. La question technologique doit en ce sens devenir politique.

À l'instar des revendications issues du Mouvement Gilets Jaunes, la place du citoyen dans les décisions politiques, qu'elles soient nationales et européennes, doit être repensée. Elle doit ouvrir la question du rôle des institutions, de celui de représentation des gouvernants et la représentativité des citoyens. Si la démocratie persiste par sa forme, il s'agirait de s'atteler, pour de bon, au fond des choses, à sa substance. Mais ça... c'est l'affaire d'un autre débat !

Pour revoir la conférence-débat Un autre web est-il (encore possible) ? : c'est ici !

[1] Soshanna Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism














Caroline Desaulle

Gérante et Fondatrice - Agence de vignerons Vigna Bella

5 ans

Un article très intéressant! Qui permet d’analyser le numérique tel qu’il s’est imposé aujourd’hui dans notre quotidien, son évolution et ses dangers.

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