Un cimetière chinois en Picardie
Dans le petit hameau de Nolette, près de Noyelles-sur-Mer, au cœur de la baie de Somme, entre luzerne et champs de maïs, se trouve un curieux lieu de mémoire. Dans ce coin de Picardie totalement isolé auquel on accède par une route en terre battue, 850 tombes, la plupart anonymes, sont regroupées dans un cimetière que l’on qualifie de « chinois ». Nous sommes à une centaine de kilomètres des grandes nécropoles de la bataille de la Somme où reposent les soldats du Commonwealth tombés durant la sanglante et infructueuse offensive britannique de 1916. Ici, rien de spectaculaire ou de monumental comme à Thiepval, à Villers-Bretonneux ou à Péronne. Pas d’arcs de triomphe, pas de bas-reliefs décrivant des scènes de guerre pleines de bruits et de fureur, pas de phrases prophétiques prononcées ou non par des généralissimes peu économes de la vie de leurs hommes dopés au quart de picrate et au patriotisme forcené. Dans ce modeste carré qui ressemble à un petit cimetière de campagne, s’alignent des pierres tombales gravées à la chaîne qui ne portent pour la plupart qu’un numéro, très rarement un nom. Mis à part deux statues de lions gardiens placés à l’entrée du village, et un porche d’entrée en béton, orné d’idéogrammes, sont tout ce qui rappelle la Chine dans ce coin reculé des Hauts -de-France.
Comment ces hommes sont-ils arrivés là ? Par quels détours de l’Histoire sont-ils venus mourir si loin de chez eux ? Cet épisode n’a pourtant rien de mystérieux, un simple effet collatéral de « l’effort de guerre » dans un conflit mondialisé.
A partir de 1917, le manque de main-d’œuvre commence à se faire sentir à l’arrière des lignes de front, en particulier dans l’industrie et l’agriculture. Les femmes et les civils restants ne suffisent plus à combler les vides dans les usines et dans les champs désertés par les hommes mobilisés dans la boue des tranchées. Pour pallier ce manque de bras et aussi effectuer des tâches de soutien aux troupes combattantes, le gouvernement de sa Majesté va mettre en place une filière de recrutement qui a pour tête de pont la province chinoise de Shandong. De là, on acheminera par bateau des milliers de travailleurs auxquels on a fait miroiter des salaires dont ils espèrent qu’ils aideront leurs familles à sortir de la misère.
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Les alliés recrutent ainsi 140 000 ouvriers chinois pour effectuer des travaux agricoles, des ouvrages de terrassement, du déchargement de bateaux, des drainages et divers travaux de manutention. Ils sont incorporés dans le Chinese Labor Corps (CLC) dont le statut est sui generis mais qui peut être assimilé à une unité de l’armée régulière. En principe, il s’agit de journaliers libres et rémunérés, mais en réalité ils sont placés sous un régime de semi-détention et soumis à la législation militaire. Ils sont en effet étroitement surveillés et encadrés par des soldats qui maintiennent une discipline très stricte. Les autorités britanniques et françaises veilleront par exemple à ce qu’ils aient le moins de contact possible avec la population locale déjà largement conditionnée par la crainte du « Péril Jaune ».
Épisodiquement, des incidents éclateront entre soldats réguliers et travailleurs Chinois ou avec la population du cru qui ressent ces travailleurs comme une source d’insécurité et de perversion morale (Ils sont sales, ils boivent, ils jouent, ils font des avances aux femmes qu’ils croisent etc.).
Ces « coolies », selon l’expression coloniale de l’époque, n’étaient pas censés être exposés au feu car ils ne pouvaient pas être déployés à moins de 16 kilomètres (10 miles) de la « ligne ». En réalité, certains seront néanmoins victimes des bombardements d’artillerie lors de la grande offensive allemande de 1918. Après la fin des combats, ils seront affectés au déminage et à l’inhumation des soldats morts sur les champs de bataille. L’armistice ne changera pas grand-chose à leur condition, les contingents du CLC resteront cantonnés dans leurs baraquements (parfois sous tente) et exposés à des conditions de vie très précaires. On estime que plus de 3000 ouvriers chinois passeront par Nolette. L’hiver 1918-1919 est particulièrement froid, pluvieux et long. Beaucoup n’y survivront pas. La grippe espagnole fera le reste. Le camp est fermé en 1921. Pour ces raisons et peut être pour d’autres, moins avouables, ces anonymes inhumés n’ont pas le droit à la pompe des héros fauchés par la mitraille du Kaiser.
Un certain nombre de ces travailleurs pourront repartir en Chine dont on pense que certains rejoindront plus tard les rangs de l’armée révolutionnaires de Mao Zedong. Une histoire sans doute très apocryphe mais qui donne peut-être du sens à cette absurdité. Il est intéressant de noter que la Chine moderne ne s’intéressera que très tard à ce lieu dont l’entretien est toujours placé sous contrôle britannique.
Étrange destin de ces hommes morts si loin de chez eux comme des milliers de soldats néo-zélandais, sud-africains, canadiens ou australiens mais qui sont restés en marge de la grande Histoire. En voyant ce cimetière échoué dans la plaine picarde, sous le ciel plombé de la Manche, à l’écart du pieux tourisme des champs de bataille, on peut se demander s’il s’agit d’un lieu de mémoire ou d’oubli.