UNE ÉTRANGE TRIBUNE
Réflexion à propos d’une tribune parue dans Le Monde du 23 octobre 2018, intitulée Philosophie au lycée : « Il faut ouvrir l’horizon »[1], par « Un collectif de professeurs et d’intellectuels réunis autour de l’inspecteur d’académie Jean-Michel Lespade ».
Cette tribune demande l’ouverture du programme de philosophie des classes terminales à de nouveaux auteurs. Elle reproche à l’actuelle liste des auteurs d’être trop « européo-centrée », enfermée dans une tradition quand il en existe d’autres qui ne prétendent pas moins légitimement à l’universalité, selon des perspectives différentes. Il n’y a évidemment rien à redire à cela.
La philosophie va assurément, et doit aller, à l’universel. Il serait regrettable qu’elle s’enferme dans une tradition exclusive, quel que soit son mérite, au risque d’une stérilité. Qui refuserait en philosophie « la pluralisation du dialogue » ? Qui l’a jamais refusée ?
L’affaire paraît alors, certes nullement anodine, mais bien mince, du moins au regard des problèmes engendrés par la réforme en cours et parce qu’il n’y a en la matière aucun ennemi à affronter.
Aménager l’actuel programme, pour qu’il inclue de nouveaux auteurs, ne demande pas sa réforme. Cela aurait donc pu être fait et pourra se faire indépendamment de la présente situation. Qui plus est, surtout, l’université devrait d’abord se tourner vers elle-même avant de compter sur le lycée pour réaliser cet élargissement à d’autres horizons. Combien de cours de licence, en France, portent aujourd’hui à la connaissance de ces auteurs jugés méconnus ? Sans aucun refus de cet élargissement, bien au contraire, comment comprendre que le lycée paraisse en première ligne la cible d’une telle demande, nouvelle, accusatrice, et rendue spectaculaire dans sa forme ?
Il nous vient alors une crainte, dont nous voudrions montrer ici les fondements, en tant que crainte, rien de plus, justement pour que s’expliquent les auteurs de cette tribune qui nous semble exiger beaucoup plus que l’anodine modification de la liste des auteurs du programme actuel des classes terminales en philosophie.
Très précisément, nous ne voyons qu’un seul motif possible de cette demande, de cette manière de la faire et d’une conjonction avec la réforme du lycée et des programmes : pour répondre à sa volonté que ces auteurs nouveaux soient connus des élèves des lycées, cette tribune exige en réalité une transformation radicale du programme de philosophie des classes terminales, donc de son enseignement. Sauf à ne pas connaître la nature de l’enseignement défini par l’actuel programme, la lecture de cette tribune force à envisager, nous semble-t-il, qu’il s’agit d’installer à la place d’un programme de notions, un programme qui instruirait d’une variété d’auteurs selon des courants de pensée, des époques et des lieux.
Particulièrement en cette période, qui devrait être, évidemment, et heureusement, occasion de débats, il appartient bien sûr à chacun de vouloir promouvoir une conception propre. Encore faudrait-il qu’elle se dise clairement.
L’actuel programme, voulu en 2003 par une nette majorité des professeurs, au terme d’un long conflit, n’est pas un programme d’auteurs, et pas plus une histoire de la philosophie à l’actualisation de laquelle il s’agirait de procéder, comme à une mise à jour. Les signataires de cette tribune ne peuvent l’ignorer, ne peuvent ignorer les conséquences de leur appel. Prétendre au parrainage du programme de 2003 dans le « mouvement » duquel cette tribune prétend se situer est, ou en ignorer l’actuelle nature et son fonctionnement, ou se mentir, c’est-à-dire vouloir ignorer qu’un programme de notions n’est pas un programme d’auteurs à connaître et vouloir ignorer en particulier le statut de l’actuelle liste des auteurs.
Les signataires de cette tribune semblent pourtant, un moment, très conscients de sa portée, au-delà du seul ajout de quelques noms à la liste des auteurs Un passage de cette tribune affirme ainsi, sans plus de précision, dans une première partie de phrase, que cette « universalisation de la culture », qu’ils réclament, légitimement, « se jouera bien évidemment sur le programme de notions ». Curieusement, dans la suite de cette phrase, après l’affirmation de cette évidence, une virgule passée, est ajouté un élément présenté comme une précision importante : « mais aussi sur la liste des auteurs de référence ». Or, s’il ne s’agissait que de ce dernier point, et relativement au rôle actuel de la liste des auteurs, personne n’y trouverait rien à redire. L’extension de la liste actuelle n’oblige aucunement à changer la nature du présent programme de notions, ni son esprit, ni sa lettre.
Reste alors une première moitié de phrase qui est tout l’enjeu, la seule raison de faire de tout cela une tribune, écrite comme s’il s’agissait de vaincre une hostilité persistante à ce renouvellement des auteurs : telle qu’est ici présentée cette introduction de nouveaux auteurs, c’est donc bien la nature du programme et de l’enseignement qu’il détermine qui est en jeu. L’universalisation souhaitée « se jouera bien évidemment sur le programme de notions ». Ce qui est posé comme allant de soi (« bien évidemment »), sans qu’il y ait apparemment plus à en dire, est en réalité le principal et ce qui mériterait qu’on en dise beaucoup.
Qu’on nous comprenne bien : le programme actuel n’interdit en rien de porter les professeurs à élargir leurs champs de référence, à s’ouvrir à d’autres auteurs qu’ « européo-centrés ». S’il s’agissait simplement d’augmenter la liste des auteurs, il est au contraire le mieux placé pour le leur permettre, relativement à leur enseignement et au travail qu’il implique. Les professeurs ne sont aujourd’hui nullement contraints de s’appuyer sur des auteurs qu’une conception fermée leur imposerait comme « classiques », ou majeurs, tandis que les autres seraient mineurs.
Certes, ce programme n’est pas celui d’une récitation des auteurs à propos des notions. Il ne s’agit pas de passer en revue une histoire consacrée de la philosophie relativement à chaque notion, mais d’un choix, laissé aux professeurs, pour que, justement, ils ne soient pas que des répétiteurs, soumis à une tradition, pour qu’ils puissent d’eux-mêmes faire varier leurs références et en même temps s’adapter à leurs élèves.
Élargir la liste des auteurs ne fait donc aucunement problème. Il est assurément souhaitable que les professeurs de philosophie connaissent et puissent s’appuyer sur des auteurs « qui participent au questionnement et à l’élaboration raisonnée de l’homme et du monde », comme le dit cette tribune. En ce sens, répétons qu’on peut s’étonner que ses signataires, toutes et tous dans l’enseignement supérieur, ne se tournent pas d’abord vers l’université pour qu’elle inclue ces traditions différentes dans le cursus de tout futur professeur de philosophie en lycée. Seraient ensuite louables, féconds, un élargissement de la liste des auteurs dans le programme des lycées et la possibilité ainsi donnée d’y recourir.
Mais en suggérant que cette universalisation « se jouera bien évidemment sur le programme de notions », ce que réclame cette tribune ne s’arrête pas à l’augmentation de la liste des auteurs. Ce qui apparaît clairement souhaité est que ces auteurs nouveaux soient connus pour eux-mêmes, à côté et à égalité des « classiques » d’aujourd’hui. De là, on mesure, à cette manière de dire et de penser, le caractère profondément différent, universitaire, du modèle qu’il s’agirait ainsi de répandre au lycée, ignorant la vertu, à nos yeux, de l’actuel programme, lequel refuse l’encyclopédisme d’une impossible histoire de la philosophie, dans des cours s’adressant à des débutants, qui, pour la plus grande partie d’entre eux, ne se destinent aucunement à devenir des étudiants en philosophie.
Une telle demande sous-entend un programme des lycées fait à la manière de ce qu’il faudrait appeler de petites études universitaires.
Ce qui est ici voulu, implicitement, c’est, au moins, un programme d’auteurs. On ne peut imaginer que les signataires de cette tribune voudraient des élèves ayant la connaissance de tous les auteurs de l’actuelle liste du programme de 2003. On imaginera alors encore moins qu’ils souhaiteraient ajouter à cette connaissance celle de nouveaux auteurs. Faut-il signaler que le cadre proposé par l’actuel projet de réforme est de quatre heures par semaine, pour les élèves des actuelles séries générales ? Remarquons que pour cette tribune, cela ne semble pas être une difficulté. Déjà difficile, voire impossible, à tenter d’organiser dans le temps d’une licence, cette connaissance encyclopédique, mise à jour, qui conserverait d’actuels classiques et en ajouterait d’autres, est absurde au lycée.
Cette tribune, cette demande d’élargissement, au moment d’un possible changement de programme, n’a donc de sens que relativement au souhait d’un changement de nature de l’enseignement actuel et de son programme. Sa logique est nécessairement celle d’un programme au contenu défini et très sélectif, impliquant un contenu identifié et très limité des cours, tel qu’il donnerait à “connaître” la variété des perspectives. Seuls les tenants d’une histoire des idées philosophiques, de quelques-unes d’entre elles, choisies par le programme, idées que l’on pourrait ainsi apprendre et restituer, s’en réjouiront peut-être.
La référence au programme de 2003, qui, en son temps, réussit l’apaisement d’un long conflit, ne nous apparaît donc dans cette tribune qu’une révérence habile, en tout cas qui veut l’être.
Pour que l’ambition dont se revendique cette tribune soit satisfaite, ne serait-ce qu’un peu, si l’on veut vraiment croire cela possible et souhaitable, et pour qu’au moins elle donne le spectacle de son intention, cela exigerait, dans un nouveau programme, de désigner des lieux (la philosophie indienne, européenne, chinoise, …), des époques, des auteurs, plus encore certaines œuvres, certains courants, certaines idées, ou certains problèmes, identifiés à l’avance comme tels par les auteurs du programme… Où serait le progrès de ce reader’s digestd’une possible histoire de la philosophie ?
Il ne s’agit aucunement pour nous de sacraliser en son détail le programme de 2003 tel qu’il est aujourd’hui, mais de refuser un encyclopédisme perlé, celui des revues d’auteurs et de leursidées principales, revues qui s’achèvent en caricatures, celles de résumés en trois pages, si ce n’est une, et des catalogues de citations, marchandise malheureusement vendue chaque année aux candidats du bac.
Perlé et parcellisé, cet encyclopédisme pré-universitaire, reviendrait à fabriquer, à croire fabriquer, de “petits savants” en philosophie. On comprendra les guillemets, à l’anglaise. On a quelquefois reproché aux défenseurs d’un programme de notions de vouloir faire des élèves de petits philosophes : relativement à cela, il faudrait s’en réjouir.
L’ajout de quelques noms et en soi la volonté de n’être pas qu’européo-centré, ne sont donc nullement un problème. Ce qui pourrait en être un, c’est la possibilité qu’une telle demande, si ambiguë, conduise à la fin d’un véritable programme de notions et desserve une démocratisation dont il est le meilleur instrument. Concluons que nous serions ravi d’avoir tort, ravi que cette démarche ne soit pas le cheval de Troie d’un changement de nature du programme, quand bien même on le dirait encore de notions. Salutaire en lui-même, appelant à s’ouvrir à d’autres références possibles, cet appel semble bien sous-entendre en même temps la volonté d’engager un processus que les auteurs et signataires de ce texte doivent assumer et clairement proposer.
Simon PERRIER, professeur de philosophie.
P.-S. : Un dernier mot, celui d’une tristesse. Contre bien des actions, des tentatives, répétées, au long des années, une telle tribune consacre une coupure désastreuse entre professeurs du supérieur et du secondaire. Au moins par l’absence d’aucun signataire issu du secondaire, elle apparaît préoccupation et appréhension proprement universitaire, donc volonté de cette rupture, et finalement argument d’autorité. La « pluralisation du dialogue », que cette tribune dit vouloir encourager, a donc ses limites. Gageons, par provision, qu’il n’aura pas été voulu qu’il en soit ainsi, peut-être.
P.-S. 2 : Nous ne pouvons ici rendre compte de ce que chacun a pris l’habitude de nommer, par commodité d’abord, un programme de notions. Une précision pour éviter toute ambiguïté : par « programme de notions » nous entendons, pour aller au plus simple, ce dont le programme actuel est par exemple l’incarnation. Cela ne signifie donc aucunement un programme où les notions seraient traitées comme autant de cours séparés, indépendants les uns des autres. Remarquons que cela a toujours été dit et expliqué en ce sens par l’inspection de philosophie, aujourd’hui encore. C’est sans doute le mal de bien des « manuels » publiés d’encourager à croire le contraire.
[1]https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/10/22/philosophie-au-lycee-il-faut-ouvrir-l-horizon_5372656_3232.html