Une envie de Suisse - Le Musée Franz Gertsch
À quoi peut encore servir la peinture ? Dans un monde capable de générer un déluge d’images, il arrive que l’œil humain sature et refuse de se poser intelligemment sur la surface photosensible. Il réclame d’autres sources de stimulation et formule le désir de découvrir de nouveaux territoires visuels. Les peintures exposées au musée Franz Gertsch de Berthoud interpellent la frontière entre photographie et peinture et questionnent le regard que nous portons sur la réalité. Elles représentent une opportunité rare d’entraîner l’œil à voir par-delà les apparences.
À une heure et demie de Berne, dans l’opulente vallée de l’Emmental, la bourgade de Berthoud oscille entre deux mondes. Elle semble hésiter entre un fort désir d’affirmation de soi et une certaine inclination pour la discrétion. La ville s’anime, elle s’essaie doucement au développement urbain, sans pour autant oser véritablement franchir le pas de la modernité. Sitôt passées les portes de la vieille ville, le décor bascule abruptement. Tel un manifeste pour la modernité, les lignes anguleuses du Musée Franz Gertsch dressent une lisse palissade de béton gris. Le verbe cède alors définitivement la place à la pierre impénétrable, opaque, fermée. Les murs du musée doivent permettre d’enfermer la lumière afin de sortir les œuvres de l’obscurité. Or, Franz Gertsch est bien ce nom que les amateurs de sensations chromatiques fortes devraient se réjouir de découvrir. Depuis l’inauguration du musée en 2002, ses peintures viennent précisément combler un vide intolérable au sein de nos expériences visuelles.
L’artiste réalise ses toiles, au format spectaculaire, d’après photographie. Elles diffusent une impression étrange : familière et mystérieuse à la fois. Leurs images nous parlent comme si elles portaient en elles les germes d’un dialogue privilégié avec le monde qui les entoure. Elles évoquent des histoires, fictives ou réelles, que nous portons déjà en nous. Mises en scène, elles ont la justesse des photographies de Jeff Wall. Documentaires, elles sont aussi profondes que les clichés de Nan Goldin. Sérielles, elles évoquent l’humilité des portraits de Rineke Dijkstra. Hyperréalistes, elles rivalisent en force avec les peintures de Gerhard Richter. Aussi puissantes que des photographies contemporaines, les peintures de Franz Gertsch imposent à l’œil du spectateur une temporalité et un rythme de lecture différents. Traduite en mode pictural, la familiarité induite par la réalité objective de l’appareil photographique se transforme en une expérience personnelle qui vient donner vie aux images immortalisées. Beaucoup plus que l’hyperréalisme qui impressionne au premier coup d’œil, la véritable particularité des toiles de Franz Gertsch réside dans la mise à distance de la réalité qu’elles suggèrent. Le regard est invité à se perdre dans les dimensions de l’œuvre, à se dissoudre dans les pigments de la peinture et à aller voir au-delà des apparences. Le spectateur, immergé dans la toile, perd ses repères, il se sent trompé et il commence à douter de ce qu’il perçoit.
Au fil des années, la narration des images de Franz Gertsch se simplifie pour gagner en universalité. Il conserve ses modèles photographiques mais rapproche ses sujets de ceux de la peinture : le portrait et la nature. Loin des modes, les peintures sont exécutées sur une période de temps de plus en plus longue et évitent intentionnellement de présenter tout indice temporel. En suivant Franz Gertsch d’une toile à l’autre, c’est bien à une nouvelle découverte sensorielle du monde que l’on est convié. Ses peintures nous rappellent, avec une poésie touchante, que l’art commence toujours par une envie : celle de voir autrement. Entraîner son regard à parcourir les peintures de Franz Gertsch, c’est apprendre à regarder le monde.
Delphine Bovey, Une envie de Suisse, 228p., Socialinfo, 2017, 29.-