Une histoire d'abolitions de l'esclavage en France
Comme le 4 février correspond à la date de la première abolition de l'esclavage en France, un retour sur l'histoire de ce mode d'exploitation spécifique contre les afro-descendants s'impose, tellement c'est assez peu répandu.
Il y a quelques jours, un ami sur les réseaux sociaux montra une interview de l'acteur Omar Sy faite par le journal Télérama. Les réponses de l'acteur afro-descendant (d'origine sénégalaise) sont assez sidérantes sur la "question des noirs en France", en comparaison avec les États-Unis, où il vit désormais. Notamment un passage prouvant une certaine méconnaissance historique. Le voici: "Les Noirs américains ont été des esclaves dans un passé encore récent. Leurs descendants le ressentent toujours dans leur chair. Nous avons, en France, une histoire avec les colonies et l'immigration : c'est lourd aussi, mais c'est très différent. Il y a bien davantage de culpabilité aux Etats-Unis. Par ailleurs, le lien à l'Afrique diffère du tout au tout.[...] Il y a chez eux, parfois, un déni de descendance." Pourquoi je parle de méconnaissance (pour ne pas dire aliénation) de la part de Sy? D'une part, il considère que les afro-descendants des États-Unis (plus des Caraïbes) sont dans le déni au sujet de l'Afrique, alors qu'un Marcus Garvey - certes suspect vu ses accointances avec le Ku Klux Klan -, un W.E.B Du Bois ou encore un Malcom X ont développé des thématiques en phase avec le panafricanisme. Et d'autre part, il occulte le passé esclavagiste de la France, pourtant encore vivace dans les Caraïbes françaises (Guadeloupe, Martinique, Guyane) ou la Réunion car dans ces départements d'outre-mer, les structures économiques et sociales sont encore quasi-totalement contrôlées par les descendants des colons esclavagistes.
Liberté vs Code noir
Ces déclarations tombent à point nommé, puisque ça me permet, même si je suis descendant de colonisé, comme Sy - mais d'une autre colonisation, celle de la Belgique -, de pouvoir parler de l'esclavage et des abolitions en France. N'oubliez jamais, chers lecteurs, que la France est le SEUL pays dans l'histoire de l'humanité à avoir fait deux abolitions de l'esclavage (donc un rétablissement), par ailleurs.
J'avais assisté, en décembre 2015, à une université populaire initiée par l'association CM98, sur les abolitions de l'esclavage en France, avec un cours donné par l'historien Frédéric Régent, professeur à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Un exposé intéressant, qui permet aux plus profanes d'avoir quelques faits sur les raisons des abolitions. D'abord, l'esclavage négrophobe de la France fut légalisé par le Code noir de 1685 - sous le règne de Louis XIV, le pseudo Roi-Soleil -. De là, l'esclave noir était vu comme un bien meuble, et son maître blanc avait tous pouvoirs sur lui. Y compris celui de l'affranchir, sous certaines conditions énoncées par l'article 55 du Code noir (récompense, service armé, etc.). Autant dire que c'était rare! Puis la religion s'en accommodait tellement de l'esclavage que ça l'a enrichi et lui a permis d'aliéner des millions de fidèles aux Antilles pour des siècles.
Il y avait également des luttes armées par des esclaves pour leur liberté. Ce qui est communément appelé le marronnage. Ces afro-descendants esclaves défiant l'autorité coloniale en se cachant dans la forêt tropicale ou vivant clandestinement dans des sphères urbaines. En Jamaïque, au Surinam ou encore en Guyane, des révoltes de Neg'Marrons étaient régulières, impliquant une force armée suffisamment puissante pour la détruire, durant le XVIIIe siècle, siècle de Lumières pour l'Occident, siècle d'obscurité pour le reste du monde, notamment pour les esclaves victimes de la traite. En parallèle, les critiques de l'esclavagisme négrophobe furent faibles au XVIIIe siècle, sauf à partir des années 1770 avec la première édition de l'Histoire des deux Indes de l'abbé Raynal, un succès proportionnel à la charge anticolonialiste et abolitionniste lancée par l'auteur et certains de ses amis (dont Denis Diderot); puis avec la fondation en 1788 de la Société des amis des noirs en France, regroupant de futurs révolutionnaires tels le marquis de La Fayette, Honoré-Gabriel de Mirabeau, Nicolas de Condorcet, l'abbé Henri Grégoire, etc.
Le tourbillon révolutionnaire
La Révolution française de 1789 a mis du temps avant d'emporter dans son tourbillon les colonies esclavagistes, comme étincelle prête à tout faire sauter. En effet, en 1789, 800 à 900.000 esclaves vivaient dans les colonies françaises de l'époque. Dont 500.000 rien qu'à Saint-Domingue (actuelle Haïti)! Et quand on rapporte sur la population totale, c'est plus de 80% en moyenne! Le reste de la population, c'était soit des blancs, soit des "libres de couleur" (ex-esclaves affranchis, "mulâtres", etc.) qui ne s'entendaient guère, les libres de couleur exigeant une égalité des droits que les blancs ne voulaient pas entendre parler. En outre, il y avait l'opposition entre les partisans du pouvoir central, défenseurs du commerce de l'exclusif colonial - échanges des produits coloniaux vers la seule métropole, protectionnisme -, et les autonomistes, qui préfèreraient faire du libre-échange avec d'autres colonies ou métropoles. Du coup, les esclaves furent utilisés enrôlés dans des forces armées des blancs ou des libres de couleur en 1790-1791, à l'instar de la métropole où les bourgeois armèrent le peuple des faubourgs contre la noblesse en 1789. Différence tout de même: les esclaves ne rendirent pas totalement les armes et prirent l'occasion de pousser leurs revendications jusqu'à la révolte dans le Nord de l'île en août 1791, où la proportion d'esclaves bossales - nés en Afrique et anciens prisonniers de guerre, adeptes du culte vaudou - était plus importante. Bref, une situation complexe qui prendra un tour international en 1792, avec l'établissement de la République et l'intervention de l'Espagne voisine auprès des esclaves et des royalistes, contre les républicains.
Mais ce changement de régime clarifie vite les choses puisque les libres de couleur, comme André Rigaud, prirent fait et cause pour la République et que cette dernière tendit la main vers les esclaves insurgés en promettant peu à peu l'abolition de l'esclavage. Le commissaire civil Sonthonax œuvra dans ce sens en proclamant l'abolition dans le Nord de Saint-Domingue le 29 août 1793. La Convention emboîta alors le pas, avec un Georges Danton ou un Maximilien Robespierre, dont l'abolitionnisme fut un aspect moins connu de sa vie politique malgré sa phrase "périssent nos colonies plutôt que nos principes", avec l'abolition générale le 4 février 1794 (ou 16 pluviôse an II). En conséquence, un ralliement progressif d'esclaves insurgés, notamment autour de Toussaint Louverture, aboutissant à la libération du territoire presque totalement envahi, en 1795. En récompense, la Convention éleva Louverture au grade de général de brigade, au même titre que Rigaud. Mais l'abolition ne concernait pas que Saint-Domingue. Ce fut le cas pour la Guadeloupe, une fois libérée de l'occupation par les royalistes, aidés des britanniques, par les troupes républicaines autour du commissaire civil Victor Hugues; puis en Guyane. Mais pas en Martinique, prise par Albion, qui maintint l'esclavage, tout comme à la Réunion. Malgré ça, une grande majorité des esclaves dans les colonies françaises de 1789 (entre les 2/3 et les 3/4) fut concernée par cette abolition, inaugurant l'ère de "crimes de lèse-humanité" pour condamner les esclavagistes.