UNE RELECTURE DE TROIS MYTHES GRECS

ESSAI DE RELECTURE DE QUELQUES MYTHES GRECS

Une plasticité herméneutique

 

                                                                                                                                

 

           Nous savons, au moins depuis que Freud en fit l’usage et la démonstration, que les mythes [1] peuvent avoir une valeur opératoire pour nous aider à illustrer et comprendre certaines problématiques concernant le fonctionnement psychique[1], mais plus globalement les habitus de pensée, de comportements, ainsi que leurs déterminants, ainsi que tout ce qui imprègne les constructions et systèmes idéologiques.

           Nous nous proposons de revisiter le mythe d’Œdipe (non pas dans une redite freudienne en le centrant sur la sexualité infantile, mais comme déterminisme inconscient de comportements caractérisés par un processus de répétition, et une attitude permettant d’en faire rupture) ; le mythe d’Ulysse, comme illustration d’un passage du chaos vers l’harmonie, du désordre à l’ordre, cette aspiration à l’ordre qui parait imprégner, malgré nous peut-être, nombre de nos conceptions idéologiques et représentations mentales ; le mythe de Prométhée, comme figure inversée du mythe d’Ulysse, à travers une déconstruction de l’existant, par un processus de changement, de refus, affirmation d’un non, qui nous permettra de retrouver le mythe d’Œdipe, à travers la posture d’Antigone, laquelle apparait paradigmatique d’une position psychothérapique, c’est-à-dire une forme de réappropriation de soi, à travers une mise en sens, une herméneutique, qui aboutit à l’élaboration de sa propre mythologie personnelle.

 

DES MYTHES

 

           Qu’est-ce qu’un mythe [2] ? C’est une métaphore, une illustration dans un langage imagé, concret, des concepts qu’il véhicule et cherche à faire comprendre et partager. C’est ensuite une construction légendaire, qui, par ce moyen, cherche à le légitimer, en le rattachant à une autorité indiscutable, et à le fonder en vérité, comme étant alors indiscutable et parfaitement établi. C’est donc une manière d’installer le mythe dans le passé. Mais le mythe se positionne aussi pour l’avenir, comme proposition de ce qui devrait être, comme une perspective à faire partager par le plus grand nombre, en quelque sorte comme un guide de vie, une règle de conduite, ainsi qu’une explication du monde. De ce point de vue un mythe est assez proche des paraboles christiques, même si le mythe se réfère plus à un événement, un fait, ou une série de faits, tandis que la parabole se réfère à une parole prononcée, qui suppose une confiance a priori, qui n’a donc pas un caractère directement démontrable, tandis que l’aspect légendaire du mythe laisse entière la fiction, l’illusion qu’il pourrait être démontrée, n’obligeant pas, de ce fait, à une adhésion explicite. On retrouve certains aspects du mythe dans les contes, qui sont également des narrations métaphoriques, pouvant contenir une morale, donc également des indications prescriptives, mais celles-ci sont d’impact plus faible que dans le cas des mythes, car celles-ci sont plus explicites, plus prescriptives que performatives, tandis que l’aspect strictement fictionnel du conte est évident, non rattachable, à l’inverse du mythe, à une quelconque origine légendaire pouvant faire illusion de réalité, si bien que le conte n’apparait pas investi du même poids d’autorité que le mythe.

           Les mythes semblent être apparus vers les VIIème siècle avant notre ère, en plusieurs endroits du monde, comme une narration condensée de diverses traditions orales, ce qui, d’une part, avec ce souci de laisser une trace, permet de supposer qu’à la fois se construit une histoire, mais aussi une conscience de la différence, des autres, une segmentation, qui engendre une cohésion du groupe, et une perception d’étrangeté de qui n’en est pas membre, sentiment d’identité en quelque sorte, mais aussi, d’autre part, que se met en place une organisation sociale, qui va produire de la règle, ou légitimer l’existant, fut il émanation d’un droit du plus fort, de manière à obtenir un ordre, de l’harmonie, une sécurité. C’est l’achèvement des villages lacustres du néolithique qui vont se pérenniser dans une organisation sociale et territoriale.

           Un mythe est donc un langage [3], une structure grammaticale qui va utiliser divers vocabulaires (une polyphonie métaphorique), mais qui, derrières des apparences multiples, des signifiés divers, et sans points communs évidents, inscrira des signifiants limités, destinés à imprégner les individus, à formater leurs comportements, réactions, mode de pensée et représentations, de façon à garantir une cohésion collective, une sorte de plus grand commun dénominateur, imperceptible, mais efficient, derrière leurs singularités, particularismes et différences inter-individuelles. En quelque sorte le mythe véhicule un Eidos partagé, une forme commune, une Idée Platonicienne agissante quoique implicite, qui s’imposent et se diffusent par la langue qui à la fois agrège et sépare. La langue en effet permet une reconnaissance entre ceux qui parlent la même, un effet de proximité, de ressemblance, de similitude, et un effet de mise à distance de ceux qui ne la possède pas, faisant césure entre les uns et les autres, distinction et distanciation, laquelle produit de l’étrange, de l’étrangeté, de l’étranger entre les uns et les autres. Elle exprime les uns et les autres, certes, d’une manière différente, mais qui permet le repérage et donc une organisation de la réalité environnante. Ce faisant elle construit des fondamentaux opératoire d’un groupe humain, dont elle structure l’organisation. Mais cette organisation, qui définit, rassemble, oppose, compartimente et segmente, qui installe et rend visible des séparations, invente en le faisant la notion du sacré, construction, création, qui va être utilisé comme justification et légitimation de la situation installée, à travers le recours à des productions langagières (orales, écrites, picturales) qui développeront des légendes, finalement des arguments d’autorité, cristallisant l’ordre installé comme institué, d’une autre nature et dimension. Ainsi le langage, s’il exprime les individus particuliers, exprime aussi leur quintessence, un condensé transcendental. C’est pourquoi le mythe apparait comme pouvant faire l’objet de niveaux de lecture et de compréhension différents : il présente un narratif explicite évident, mais aussi un sens caché, masqué, déguisé, à révéler, auquel on accède par réminiscence, interprétation, initiation, dans tous les cas dévoilement progressif. Ce caractère narratif du mythe, qui a une participation fictionnelle, mais à laquelle il donne un argument d’autorité, par une inspiration légendaire, conférant une forme de vraisemblance (ou faisant de cette forme – qui n’est souvent qu’une illusion – une convention stylistique, c’est-à-dire permettant le développement, le mûsement, le déroulé de l’intrigue) a eu besoin de formes particulières d’exposition des situations, leur donnant un caractère historique, c’est-à-dire un moment initial, un déroulement, une fin prévisible, et souvent inéluctable. Mais cette histoire qui chemine, inévitable dans ses évolutions et aboutissements, n’apparait pas toujours explicite dans ses méandres, qui ont besoin d’être précisés, précisions souvent déguisées, absconses, ésotériques, nécessitant une interprétation, ou une explication qui surligne la situation, et cherche à grossir les articulations et mises en perspectives : c’est la fonction du chœur dans la tragédie grecque, c’est aussi la fonction des oracles qui agissent comme des points d’exclamation[2].

 

 

           L’évocation des mythes nous fait immédiatement penser à la Grèce antique. Mais le monde grec n’a pas le monopole des mythes : en effet l’Egypte inventa les siens, dont le mythe d’Osiris ; la Mésopotamie eut les siens, dont le mythe de Gilgamesh, etc… Les mythes ne sont pas non plus réservés à l’antiquité ; en effet ils s’inventèrent tout au long de l’histoire et notre époque moderne en produit encore [4] : qu’on songe au mythe de Clovis sur lequel se fonde le roman national de notre pays ; qu’on songe au mythe Jean Moulin, construit certes sur une mort exemplaire, comme celle cependant de nombreux grands résistants, y compris en position de responsabilité, mais aussi par l’admirable discours de Malraux au Panthéon, qui figeait dans le marbre une certaine idée de l’histoire de cette période sombre et validait cette idée que la France avait été dans son ensemble résistante (ce qui était loin de la vérité, mais en limitant l’épuration à la Libération permit au pays de conserver une administration en état de marche) ; qu’on songe à la même époque au mythe d’une Wehrmacht propre, et « korrect », n’ayant pas participé aux crimes nazis, permettant ainsi à la majorité du peuple allemand de se déculpabiliser, et de pouvoir revenir dans le concert des nations civilisées. En quelque sorte le mythe fonctionne comme une déconstruction-reconstruction d’une réalité, pour faciliter un consensus opérationnel autour de celle-ci. Le mythe est donc en rapport avec un contexte, une donnée historique précise, même si sa signification est plus générale, et peut s’incarner, au fil du temps, dans des narrations différentes.

           Les mythes sont donc des créations constantes. Mais ils peuvent être aussi recréation constante, c’est-à-dire que même si sa narration est inscrite dans le marbre d’un texte, ils demeurent toujours susceptibles d’interprétations différentes, en fonction des lecteurs, toujours singuliers, et des espaces de considération auxquels ils appliquent leur lecture [5]. C’est ce que nous nous proposons de faire.

 

TROIS MYTHES DE LA GRECE ANTIQUE : PROMETHEE, ULYSSE, ŒDIPE

 

PROMETHÉE

 

           On raconte (en particulier Hésiode [6], Eschyle [7], Platon [8]) que Zeus, après avoir établi l’ordre et l’harmonie dans le Cosmos (l’Olympe), par sa victoire sur les Titans, et toutes les divinités procédant de Chronos, lui-même procédant d’Ouranos et Gaïa, Gaïa (la terre, matrice universelle) étant avec Eros (principe de vie, cause agissante, efficiente), et Chaos (l’espace, le premier venu) s’ennuyait à mourir (ce qui est tout de même fait problème pour qui est immortel !), au point qu’il se décida à faire surgir la vie sur terre, tâche qu’il confia à Prométhée, qui, à partir d’eau et d’argile, créa des moules, d’où sortirent des formes (Eidos – Idées) auxquelles Athéna, par son souffle, donna vie. Le travail pour autant n’était pas achevé, et il restait à donner à chacune des créatures leurs spécificités, qui les feraient différentes les unes des autres, leurs particularités, leurs singularités [9], bref leurs qualités, leur permettant aussi de vivre, survivre, durer, s’engendrer, afin de passer de l’éphémère au durable, de l’unicité à la pluralité, de l’individu au groupe. D’une certaine manière Prométhée (le prévoyant – celui qui pense avant), et son frère Epiméthée (celui qui pense après – en quelque sorte le benêt), fils du Titan Japet, ont accepté le nouvel ordre cosmique, et dans la guerre opposant les Olympiens aux autres divinités, dont les Titans, peuvent faire figure de « collabos », ce qui ne sera pas le cas de leur frère Atlas, exilé aux frontières du monde connu, à garder le jardin des Hespérides, et condamné à porter la terre sur sa tête. Bien que Prométhée fût chargé de distribuer leurs qualités, leurs attributs, à chacune des créatures du monde, Epiméthée obtint de lui d’effectuer ce travail. Ainsi à la tortue il donna la carapace, mais non la vitesse ou les crocs, les fournissant respectivement à l’antilope et au lion, chacun, dès lors, pouvant faire face à l’adversité étant équipé de pied en cap. Ainsi tout paraissait accompli, tout paraissait en ordre, quand se présenta une créature étrange : l’homme (que Platon désigne sous le vocable de bipède sans plume – encore que certains, dit-on, en ont bien quelque part et sont de drôles d’oiseaux – ce qui provoquera les moqueries de Diogène déambulant avec sous le bras un poulet plumé), et auquel il fut impossible de donner un quelconque attribut, tout ayant déjà été distribué. Cette situation obligea Prométhée à intervenir, et à voler aux Dieux le feu, l’intelligence technique, échouant toutefois à leur dérober l’art politique. Evidemment cet acte de transgression lui valut les foudres de Zeus, qui le condamna à être enchaîné à flanc de montagne, tandis qu’un vautour lui dérobait le foie. Toutefois Prométhée, avec l’accord de Zeus sera libéré par Héraclès, mais il devra conserver une marque rappelant sa condamnation : un morceau de la chaine et du rocher, ce qui, en devenant une bague, prendra valeur de symbole.

           On ne peut dissocier ce mythe de celui de la boite de Pandore [10] (qu’on trouve essentiellement dans Hésiode), par laquelle Zeus voulut se venger des hommes, et limiter les conséquences de la puissance, et de l’éventuelle concurrence, qu’ils étaient susceptibles d’avoir obtenues par suite des interventions de Prométhée. Il demanda à Héphaïstos (qui avait à se faire pardonner le vol du feu qu’il n’avait surveillé avec assez de vigilance) de façonner un moule d’argile, forme à laquelle Athéna donna vie, tandis que chacune des autres divinités lui donnait une qualité substantielle, conformément à leurs attributions, qualités comme défauts qui s’ajoutèrent les unes aux autres pour donner la femme, que Zeus offrit à Epiméthée. Celui-ci, bien que Prométhée, le lui eut déconseillé, accepta le cadeau. Pandore était venue avec une boite fermée (en fait une jarre) qu’on lui avait conseillé de ne pas ouvrir. Mais Hermès lui ayant donné la duplicité (mensonge et persuasion), mais aussi la curiosité, et conformément à sa programmation, elle ouvrit la boite, dont s’échappèrent tous les maux de l’univers répandus à tout vent par Eole, l’espérance seule demeurant au fond de la boite.

 

           On peut fournir plusieurs interprétations à ce mythe. La plus connue est sans doute celle qui fait de Prométhée l’inventeur du progrès par la connaissance, la science, la technique, un homo faber, créateur d’outil lui permettant d’agir sur son environnement et de le transformer. Ce faisant il introduit une différence essentielle entre l’homme et le reste de la création : l’homme étant le seul en mesure de modifier son écosystème, alors que l’attribution par Epiméthée de leurs attributs aux diverses créatures, peut se répéter à l’infini ; stabilité et immuabilité de l’ordre naturel des choses, transformations et évolutions de l’autre, tradition et mouvement par conséquent. A l’ordre, à l’équilibre, à l’harmonie, à la sécurité, à la prévisibilité, épiméthéens, s’opposent le désordre, le mouvement, les variations, le déséquilibre, le risque, le hasard, l’incertain, et pour tout dire le chaos Prométhéens. Prométhée affiche la nécessité de l’innovation, de l’invention, qui ne vont pas sans inconfort, ni mise en danger (et sa punition en porte témoignage).

           Ceci peut confronter aux doutes et aux hésitations, à une forme d’angoisse, d’autant plus que l’art politique lui a échappé. Mais ce faisant ceci lui ouvre l’espace de l’utopie, de la projection dans l’avenir, et finalement l’amène à la liberté. Le mythe de Prométhée c’est en effet l’absence des déterminismes, ce qui permet l’évolution. N’étant rien, « pauvre en instinct », comme dit Bergson, au point de ne pas disposer à la naissance des schèmes innés nécessaires à la survie, le petit d’homme a besoin d’éducation, d’apprentissages, de mise en place d’un système d’habitudes, qui lui permettront d’agir sans délibération. La culture, à travers l’éducation, doit suppléer en lui les schèmes réflexifs défaillants. En quelque sorte l’homme n’ayant rien à l’origine, n’étant rien, peut devenir tout, égal ou supérieur aux Dieux, d’où la punition infligée à Prométhée. On peut également lire cette punition comme une manière de responsabilité accompagnant la liberté, qui restera signifiée à travers la bague (l’anneau, la pierre) qui en portera le souvenir, une manifestation mémorielle. Cette liberté s’exprime aussi tout particulièrement par la conquête du feu qui rend l’homme moins dépendant de la nature immédiate : ainsi le feu lui permet de se dégager du cycle jour-nuit, car il peut s’éclairer, comme du cycle des saisons, car il peut (en partie) échapper à l’hiver et au froid en se chauffant. Il peut aussi cuire ses aliments (et cette distinction entre le cru et le cuit [11] est sans doute ce qui distingue radicalement l’homme du reste du règne animal, plus que l’accès aux symboles et plus encore que les sépultures des morts), ce qui permet un début de conservation de ceux-ci, une moindre dépendance aux produits immédiats de la chasse et de la cueillette, une esquisse de maîtrise du risque de famine et des aléas climatiques, facilitant alors un possible accroissement populationnel.

 

           Ce mythe peut donc se lire comme un roman de l’humanisation, de la personnification, de l’installation de l’humanité en l’homme. C’est à la fois la présentation de ce qui fait l’essence de l’homme, cette conquête d’une liberté d’être et d’agir, de se construire différent des autres, par un processus de séparation-individuation, de maitrise de comportements qui lui seront personnels, toujours un peu différents de ceux de ses semblables, résultat d’une éducation particulière, individualisée, qu’il lui faut s’approprier, et pour cela mémoriser. C’est là un processus d’apprentissage. Mais cette liberté, qui accompagne la singularité, car l’imitation n’empêche pas qu’il y ait toujours d’infimes différences entre les individus, entraine une nécessité réflexive, et malgré le tissu d’habitudes et de conditionnement, un questionnement sur soi, une hésitation, un doute, un risque alors de repli, d’inhibition, ou à l’inverse une trop grande assurance, une exacerbation de soi, une hypertrophie du moi, un sentiment de toute puissance, un éloignement des autres, une forme d’étrangeté. Ce mythe peut être alors une illustration de ce que peut-être une angoisse existentielle ou, en revanche, une perte de contact avec la réalité, par suite d’une conviction, possiblement inébranlable que tout est possible à qui le désire, bois dont sont faits souvent les saints, les héros, les idéologues. Epiméthée subit passivement les situations tandis que Prométhée s’adapte aux faits, mais cherche à leur imposer sa volonté, mais échoue à le faire en ne pouvant dérober aux Dieux l’art politique, ce qui peut l’amener à la frustration (la punition), qu’il finit toutefois par accepter, la survivance de la bague inscrivant la place de la loi et du droit, de la contrainte équilibrée, acceptée et reconnue. Ce mythe est donc un mythe de la construction des conditions du lien social, de l’articulation entre le désir individuel et les contraintes collectives, un mythe qui définit le processus relationnel, l’individu, des groupes, et des sociétés. C’est aussi comme une pétition existentialiste, l’homme n'ayant finalement pas d’essence, pas d’Etre, mais de multiples Etants, des existences diversifiées, étant finalement ce qu’il fait, au risque d’un hubris dyonisien [12].

 

            Le mythe de Pandore répète en creux ce qu’énonce le mythe de Prométhée, en montrant non pas l’attribution des qualités, mais celle des défauts, une distribution des caractéristiques psychologiques après celle des caractéristiques physiques. Mais l’histoire suggère une inscription de ces défauts qui pourrait être le fait du hasard, et non d’une quelconque attitude personnelle, fonction d’une propension individuelle à des attitudes et des comportements dominés par la malveillance. Ce qui permet de penser que tout ne relève pas nécessairement de l’intentionnalité humaine, et qu’il peut se rencontrer des situations non résultantes d’une posture éthique, ceci s’opposant en quelque sorte à ce que développe la « parabole des talents » qui fonde une morale méritocratique. Il existe donc des situations qui dépassent la volonté individuelle, qui le contraignent malgré lui, qui ne peuvent être résolus par la seule conscience réflexive, par conséquent qui le déterminent, structurations de pensée agissantes, en dehors de toute apparence d’un libre-arbitre. Il vient en contrepoint de l’affirmation de la toute-puissance de la volonté et de la liberté Prométhéennes.

Entre Prométhée et Pandore s’esquisse donc une position d’équilibre, qui pourrait cependant confiner à l’impuissance, à tout le moins à l’indécision. C’est le risque auquel peuvent nous confronter les situations nouvelles, marquées par l’inconnu, et pour lesquelles n’existent aucun protocole, aucune procédure, aucun modèle, et qui doivent mobiliser l’initiative, l’invention, la création. C’est ce qu’a su faire Prométhée dans une situation imprévue, et c’est dans de telles situations d’apories tragiques, quand n’existe aucune bonne solution, que la démarche de délibération éthique s’impose, qui ne recherche pas dans un passé qui ne peut offrir une quelconque orientation, mais qui, entre deux néants : ce qui n’est plus, et ce qui n’est pas encore, mais autant le ne plus ne peut offrir une solution nouvelle à l’incertain et l’inconnu, puisque tout s’est achevé par des conclusions qui ne peuvent offrir une alternative, dégager ce qu’elles n’ont pas été, tandis que le pas encore peut réserver des potentialités nouvelles, inédites, dont il s’agira de permettre la révélation et favoriser l’apparition.

 

ULYSSE         

 

           On connait bien l’histoire d’Ulysse par l’Odyssée [13] qui décrit les multiples péripéties de son voyage de retour de Troie à Ithaque. Mais on ne peut dissocier l’Odyssée de l’Iliade [14], qui décrit quelques jours des combats livrés à l’occasion du siège de la ville de Troie, ni des « Chants Cypriens » [15], qui en donnent la cause, ni de « l’Enéide » [16] qui retrace l’épisode du « Cheval de Troie ».

           L’épisode de la « Pomme de discorde » qui mettra le feu aux poudres se situe chronologiquement (même si les effets d’emboitement des mythes rendent très aléatoires les mises en perspective chronologiques) après le mythe de Prométhée. En effet le monde a été créé, et les Dieux, afin d’éviter trop de conflits au sein de l’Olympe, et afin d’y maintenir l’harmonie, utilisent, à leur profit, les défauts des mortels, répandus sur la création depuis qu’ils se sont échappés de la boite de Pandore, instrumentalisent les mortels, avec lesquels ils sont dans une relation de proximité, mortels qui sont comme le miroir grossissant de leurs propres passions et turpitudes, qu’ils extériorisent, projettent, dans un évitement constant d’une trop grande zizanie olympienne. Ainsi la morale est sauve, le Surmoi opérant, le Ça comblé, le Moi préservé (c’est-à-dire que l’Olympe demeure organisé). En particulier les mortels permettent que les Dieux assouvissent leurs pulsions guerrières, meurtrières et sexuelles. C’est ainsi que débute le mythe de la « pomme de discorde » à l’occasion des noces de Pelée et Thétis. Peut-être s’agit-il d’un mariage blanc, car le mortel Pelée épouse Thétis, une divinité maitresse de Zeus. L’évident adultère de Zeus pourra ainsi d’autant mieux se poursuivre qu’il sera masqué derrière des apparences, dont personne ne sera dupe, mais que chacun acceptera comme vérité officielle, « raison d’Etat », la favorite pouvant ainsi conserver sa situation privilégiée. Pour autant il s’agit d’un mariage forcé, car si Pelée est consentant Thétis ne l’est pas. En effet Pelée bien que roi en Thessalie est insignifiant ; en revanche Thétis, une Néréïde (nymphe marine ; divinité secondaire, ne représentant pas un concept, une Idée, mais une force naturelle, une expressivité pulsionnelle), a conservé le caractère entier de la Déesse qui l’éleva et fit son éducation : Héra – Junon. Elle affirme sa volonté avec force, (même si l’on comprend qu’Héra, épouse légitime de Zeus, ait pu trouver également quelque intérêt à ce mariage). On retrouvera ses traits de personnalité chez son fils, ce héros qu’est le « bouillant Achille ». Toutes les divinités sont invitées, sauf Eris, déesse de la discorde[3], qui s’invite pourtant, apportant comme cadeau une magnifique pomme d’or cueillie au Jardin des Hespérides, et sur laquelle est gravée « pour la plus belle »[4]. Chacune des déesses présentes s’imaginent destinataires du présent, et demandent à Zeus de lui en faire don. Bien avisé, celui-ci comprend vite qu’à le faire, le désordre dont il cherche à préserver l’Olympe en l’exportant chez les hommes, s’installera vite partout, et il fait rechercher une main anonyme et innocente pour faire le choix. On lui trouve un jeune berger qui fait paître ses moutons non loin du mont Ida[5] : Pâris.

           Pâris n’est pas n’importe qui ; c’est le fils de Priam, roi de Troie, qu’on a voulu éliminer à sa naissance, car en songe sa sœur Cassandre a vu que cet enfant à naître serait responsable de la chute et de l’incendie de la ville. Par conséquent il a été exposé, c’est-à-dire abandonné à son destin, donc à une mort probable, mais pas complètement certaine. S’il pouvait être recueilli et sauvé[6], il devenait un Alexandre (de alexein : protégé et andros : homme), ce qui sera son cas.

           Chacune des déesses tente de séduire Pâris, afin qu’il lui attribue la pomme d’or, chacune lui offrant ce qu’elle possède. Ainsi, l’épouse de Zeus, Héra, lui offre le pouvoir ; Minerve, fille de Zeus, Déesse de la guerre, lui offre de triompher de tous ses ennemis ; Aphrodite, sœur de Zeus, déesse de l’amour, lui offre la plus belle des femmes qu’il puisse désirer ; à cette dernière offre difficile pour un jeune homme de résister : il choisit la « Belle Hélène », épouse de Ménélas, frère d’Agamemnon. Pâris enlève Hélène et la conduit à Troie. Agamemnon et Ménélas mobilisent les rois de la Grèce. Ainsi commence la guerre de Troie [17].

           Cette guerre est le symbole même du chaos, de la violence, du déchaînement des passions, de l’exacerbation pulsionnelle, au point que les Dieux eux-mêmes s’en émeuvent, et, bien qu’ils aient choisi des camps différents, finiront par punir les différents protagonistes pour leurs excès. Cette guerre se terminera par la victoire de la Grèce sur l’Anatolie, sur l’Asie Mineure, préfigurant cette haine ancestrale et durable entre Grecs et Ottomans, entre Grecs et Turcs. Mais l’issue de cette guerre sera longtemps incertaine, en raison de l’interférence des Dieux, et il faudra la ruse d’Ulysse (le rusé), et du cheval de Troie pour qu’elle s’achève par la défaite de Troie, Ulysse, en la circonstance, apparaissant comme un héros Prométhéen, en capacité de se mesurer aux Dieux, et même de leur faire échec. Comme déjà, par la ruse, il avait tenté de leur faire échec, en résistant au destin annoncé, tentant d’éviter l’aventure, d’échapper à la guerre et de demeurer à Ithaque.

           A vrai dire, dans cette guerre, Ulysse est enfermé, comme les autres protagonistes, dans un déterminisme sans issue, dans une généalogie implacable. Il en est d’ailleurs de même pour Ménélas et Agamemnon, ces représentants de la famille des Atrides, famille éclaboussée de sang, marquée du sceau indélébile d’une succession de meurtres et d’actions malfaisantes [18], famille procédant de Tantale qui voulut faire manger aux Dieux son fils Pélops, lequel fut ensuite dans l’incapacité de protéger son fils Chrysippe, soit du désir de Laïos, père d’Œdipe, soit de la jalousie meurtrière de ses autres fils : Atrée et Thyeste, qui se livrèrent ensuite à une lutte fratricide. Atrée engendra Agamemnon et Ménélas, dont les pulsions meurtrières s’épanouir durant la guerre de Troie, et même ses prodromes, puisqu’Agamemnon n’hésita pas à sacrifier sa fille Iphigénie afin de permettre aux vents de gonfler les voiles des embarcations, tandis que lui-même, à son retour sera assassiné par l’amant de son épouse Clytemnestre, laquelle ensuite assassinera Cassandre, fille du roi Priam, butin de guerre, devenue concubine d’Agamemnon, Clytemnestre finalement assassinée plus tard par Oreste, leur fils, que sa sœur Electre avait mis en sécurité après l’assassinat d’Agamemnon, Oreste devenu matricide finissant persécuté par les Bienveillantes, ces Erinyes justicières. Ménélas, quant à lui, aura un voyage de retour vers Sparte, sa cité, perturbé, comme celui d’Ulysse, mais à un degré moindre.

           L’Odyssée (dont l’étymologie grecque signifie Ulysse, et possiblement courroucé) raconte le difficile voyage de retour vers Ithaque, voyage contrarié par les Dieux en punition de l’attitude d’Ulysse, finalement le plus lourdement sanctionné, car, du fait de sa ruse, principal responsable de la chute de Troie, sanctionné aussi, peut-être, pour avoir mis en œuvre les outils prométhéens, l’intelligence technique, démontrant par son attitude ce que, plus tard , Rabelais énoncera comme « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » [19].

           Les différents chants contenus dans l’Odyssée sont autant d’étapes de ce voyage de retour. Au chant I, Ulysse est retenu chez la nymphe Calypso, où tous les plaisirs sont disponibles, ceux-ci étant cependant insuffisants à lui faire oublier Ithaque, sa femme Pénélope, son fils Télémaque ; Athéna demande donc à Zeus de permettre à Ulysse de quitter l’ile de Calypso, d’autant qu’elle connaît la situation à Ithaque ; pour ce faire il faut éloigner Poséidon, qui s’y oppose, en représailles du fait qu’Ulysse a aveuglé son fils Polyphème. Au chant II Télémaque se heurte aux prétendants qui refusent de quitter le palais d’Ulysse et Pénélope. Au chant III Télémaque interroge Nestor afin d’obtenir des nouvelles d’Ulysse, et Nestor lui raconte les péripéties de la guerre de Troie et les circonstances de la mort d’Agamemnon. Au chant IV, à Sparte, Ménélas, le dernier à avoir croisé Ulysse, et Hélène, racontent à leur tour les péripéties de la guerre, notamment différentes ruses d’Ulysse, dont l’épisode du cheval, brièvement évoqué. Au chant V Hermès messager de Zeus demande à Calypso (celle qui cache, si l’on en croit l’étymologie) de laisser Ulysse quitter son ile, et affronter les périls qui l’attendent en mer ; Calypso fera de la résistance, offrant à Ulysse l’immortalité, c’est-à-dire l’accès à la divinité, dans un au-delà du Bien et du Mal, mais aussi la jeunesse éternelle, car à quoi servirait l’immortalité si l’on se montrait incapable de jouir des possibilités qu’elle pourrait offrir ; ce faisant Calypso s’était souvenue de la mésaventure de Tithon, neveu de Priam, dont Eos, déesse de l’aurore, était tombée amoureuse, lui conférant l’immortalité sans la jeunesse, jusqu’à ce qu’il devint une chose rabougrie, dénuée de sa séduction initiale, et qu’elle le transformât en cigale. Au chant VI, Ulysse est trouvé sur le rivage de la Phéacie par Nausicaa la fille du roi. Au chant VII il rencontre le roi et devise avec lui. Au chant VIII un aède (sorte de trouvère), lors d’un banquet au palais, évoque divers épisodes de la guerre de Troie dans lesquels Ulysse est impliqué, suscitant l’émotion de ce dernier. Dans le chant IX Ulysse révèle son identité à ses hôtes et commence le récit de son voyage, notamment les vents qui perturbent son itinéraire, le conduisant notamment au pays des Lotophages, puis à l’Ile des Cyclopes, où par ruse il aveugle Polyphème, en lui disant que son nom est : « personne » [20], ce qui le fait passer pour fou auprès de son entourage quand il raconte avoir été victime de « personne ». Aussi Polyphème réclame vengeance : rendre impossible, à tout le moins très pénible, le retour d’Ulysse. Au chant X Ulysse et ses compagnons aborde l’ile d’Eole, gardien des vents, qui, pour faciliter le voyage d’Ulysse, les lui offre enfermés dans une jarre à ne jamais ouvrir ; mais Ulysse s’étant endormi, ses marins ouvrent la jarre, libérant les vents, qui éloignent à nouveau Ulysse d’Ithaque dont il s’était rapproché ; l’équipage aborde le pays des Lestrygons, géants cannibales qui détruisent une partie de la flotte d’Ulysse massacrant aussi nombre de ses compagnons ; mais Ulysse s’échappe et aborde aux rivages où règne la déesse Circé qui transforme les compagnons d’Ulysse en porc ; mais grâce à sa ruse et au « moly », plante magique donnée par Hermès, il déjoue les pièges de Circé, qui alors lui conseille de visiter les Enfers, car seul le fantôme du devin aveugle Tirésias sera en mesure de lui indiquer le chemin du retour. Le chant XI correspond au passage d’Ulysse aux Enfers, où il rencontre les ombres des morts ainsi que celle de Tirésias qui lui donne l’indication demandée, ce contre-don répondant au don initial d’Ulysse : le sacrifice d’un bélier rendu à Tirésias. Au chant XII Ulysse retourne à l’ile de Circé qui lui donne d’autres conseils, pour affronter la suite de son voyage : ne pas céder aux charmes des Sirènes, se méfier des deux dangers que sont les écueils Charybde et Scylla, ne pas manger le bétail d’Hélios ; pour n’avoir pas suivi ce dernier conseils les derniers compagnons d’Ulysse disparaitront, et c’est seul qu’il abordera au pays de Calypso où il demeurera durant sept ans. Le chant XIII correspond à la fin du récit d’Ulysse au roi des Phéaciens, qui offre à Ulysse un bateau lui permettant de retourner à Ithaque, où il se déguise en mendiant pour arriver incognito. Au chant XIV, Ulysse se fait raconter par son porcher Eumée, qui ne l’a pas reconnu sous son déguisement, la situation à Ithaque. Le chant XV est consacré au retour de Télémaque à Ithaque. Le chant XVI est consacré aux retrouvailles de Télémaque et Ulysse. Le chant XVII est consacré à l’arrivée d’Ulysse au palais, sous les quolibets des prétendants qui ne le reconnaissent pas car il est toujours déguisé en mendiant ; seul son vieux chien Argos l’a reconnu, et il en meurt. Au chant XVIII les prétendants refusent d’obtempérer à la demande de Pénélope de quitter le palais. Au chant XIX Ulysse parle avec Pénélope qui ne le reconnait pas. Le chant XX est consacré au récit d’un banquet au cours duquel les prétendants méditent la mort de Télémaque. Au chant XXI Pénélope annonce aux prétendants qu’elle épousera celui d’entre eux en capacité de bander l’arc d’Ulysse ; Ulysse réussit l’épreuve. Au chant XXII Ulysse dévoile son identité et massacre les prétendants. Au chant XXIII Pénélope qui doute encore de l’identité d’Ulysse soumet celui-ci à une épreuve en lui demandant les caractéristiques de leur lit nuptial ; Ulysse ayant réussi l’épreuve, ils tombent dans les bras l’un de l’autre. Au chant XXIV Ulysse se fait reconnaître de son vieux père tandis qu’Hermès conduit les âmes des prétendants aux Enfers.

 

           On peut lire l’Odyssée (et la « pomme de discorde » et l’Iliade, qui les précèdent) comme un passage du chaos à l’harmonie, comme la difficulté d’y parvenir, entre des figures de l’oubli et de la mort, comme à la fois l’histoire de l’humanité, avec la difficulté des relations humaines, la recherche d’un équilibre toujours instable de l’organisation sociale, mais aussi comme la construction, toujours hésitante de la personnalité d’un individu.

           En effet l’ordre et l’harmonie ne vont pas de soi, et ils sont perpétuellement menacés, pouvant être désorganisés par d’infimes circonstances ; dans le cas de la « pomme de discorde », par une lettre unique qui fait passer d’Eros à Eris, de l’amour à la haine, qui peuvent glisser de l’un à l’autre sans presqu’en avoir l’air, d’un équilibre parfait vers l’instabilité, de l’ordre au désordre. L’Iliade pointe le chaos absolu représenté par la guerre, tandis que l’Odyssée va montrer la difficile reconquête d’un équilibre menacé, mais en pointant combien cet équilibre ou désordre relèvent de la responsabilité humaine, qui, dans la difficulté, le douleur, l’incertitude, l’effort prométhéen, doit s’efforcer, par la raison et l’intelligence, de corriger les aléas naturels. C’est là toute l’attitude d’Ulysse face aux propositions de Calypso : assumer la condition humaine, c’est-à-dire faire un choix, puis en accepter les conséquences, choix qui peut être celui du Bien comme du Mal, de l’efficacité ou de la facilité, choix éthique s’il en est, et qui n’a rien d’une résignation Epiméthéenne, d’une acceptation des circonstances, et qui ne va pas sans hésitation, sans tiraillements, Ulysse lui-même hésitant sur son engagement dans la guerre de Troie, entre un désir de loyauté, et un désir de tranquillité. Mais choisir peut conduire à la perte de soi-même, au deuil de ses illusions, à éprouver le vertige du doute.

           En même temps Ulysse peut se lire comme un parcours qui va de l’enfant vers l’homme, un homme qui doit affronter le conflit avec l’autre pour construire son identité, qui doit perdre le confort du sein maternel, dont il gardera toujours l’illusion, le mirage (et l’Ile d’Ithaque n’est rien d’autre que ce souvenir d’un jardin d’Eden, d’un espace protégé et protecteur, d’où les danger sont rejetés aux marges, en circonférence, vers des lieux étrangers, des lieux de l’étrange et de la différence, qui renforce alors un sentiment d’identité et de semelfactivité. La construction de soi est toujours affrontement et mise en danger, conflit entre des forces centripètes et centrifuges, tragédie entre divers possibles à faire passer du probable au réalisé. C’est là toute la condition humaine, force et fragilité à la fois, comme en témoigne ce héros qu’est le « bouillant Achille ». Le mythe d’Ulysse est donc ce roman de la condition humaine, soumise à mille dangers, mille tentations, mille désirs, mais qui, écartelée sans cesse entre un pôle dionysiaque et un pôle apollonien, entre l’inconscient et le surmoi, équilibre instable s’il en est, mais qui, par le sens qu’il y met, la narration qu’il en fait, crée les conditions d’un « amor fati », qu’on pourrait aussi désigner du terme de résilience, ou mieux de personnification. Mais en même temps celle-ci se construit en construisant l’altérité, dans l’altérité, par l’altérité, reconnaissance-rejet réciproque, confiance-méfiance constante, tant il est vrai qu’Héraclès ne serait rien (personne), non un néant, mais un non reconnu et un non reconnaissable, un perpétuel errant (ce qui aurait pu être le destin d’Ulysse), s’il n’avait été en but à l’hostilité de Héra, qui le reconnaissant dans ces personnages, ces rôles, auxquels elle l’assignait, le condamnait, lui a permis d’être une personne, c’est-à-dire un peu différent de la forme initiale envisagée, grâce à cette opposition créatrice. C’est finalement aussi la représentation de la construction d’un individus, par essais et erreurs, tâtonnements et découvertes, régressions et progrès, qui vit sa vie, comme il le peut, avec des hésitations, des expédients, des lâchetés aussi, et quelques principes, jamais totalement oubliés, à même de guider une parcours de vie dans le tragique du Monde, vie vécue et réalisée qui dit plus la vérité d’un homme que toutes ses opinions, croyances, pétitions de principes, même exprimées avec toute la force des gorges déployées. « N’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font », écrivait à ce propos Vladimir Jankélévitch [21].

 

           On pourrait également considérer le mythe d’Ulysse comme l’inverse du mythe de Pandore. En effet si pour celui-ci, l’espérance est un néant qui nous empêche de s’ajointer au présent, ce qui, dès lors, ne peut que nous renvoyer à un sentiment de malaise, d’incertitude, d’angoisse ; alors que le mythe d’Ulysse, notamment dans le chant XII insiste sur le caractère opératoire de l’anticipation, que le passage sur les Sirènes (la beauté dangereuse de leur chant) illustre exemplairement. On pourrait presque l’assimiler avec certaines dispositions d’aujourd’hui, comme le mandat de protection future ou les directives anticipées. Pour autant si ceci ne pose nulle difficulté à Ulysse, comme à Prométhée, il n’en est pas de même pour Epiméthée. C’est pourquoi cette fiction d’un monde rationnel, ordonné, organisé, reste pour partie de l’ordre d’une utopie, d’un désir, donc d’un manque, possiblement à même de mettre en mouvement l’imagination, la créativité, la pensée, une forme de cheminement vers la compréhension, vers une prise de possession de sa propre histoire, construction de son propre légendaire, pour autant qu’aient pu être esquissées des parcours alternatifs suggérés par d’autres, dans une interaction, qui, à la fois, en même temps qu’elle est cet enfer insupportable, toute-puissance d’un présent aliénant, offre l’hypothèse d’un échappement possible, d’un pas de côté, d’un aller vers, d’un mouvement, qui permet à l’individu de s’apercevoir, le cas échéant de s’appartenir, et de se réfléchir comme sujet : de quête, de désir, de parole, d’un dire émanant de l’inter-dire.

           

ŒDIPE

 

Œdipe, qui en grec veut dire celui qui a les pieds enflés (parce qu’on lui a entravé les pieds avec une cordelette passée pour ce faire à travers les chevilles, d’où l’enflure des pieds, ceci afin de l’exposer, c’est-à-dire de l’abandonner à son destin, la plupart du temps donc aux bêtes sauvages) est le fils de Laïos, lequel est l’arrière-petit-fils de Cadmos, fondateur de la ville de Thèbes. Ainsi l’explicite du nom d’Œdipe, comme une ombre projetée, suggère déjà l’implicite de son histoire.

           Mais Cadmos, pour fonder Thèbes, dut d’abord tuer un dragon, progéniture du dieu de la guerre (Ares-Mars), meurtre dont on va retrouver la répétition tout au long du mythe d’Œdipe, mort toujours présente, comme un fantôme des origines, agissant sans cesse comme un retour du refoulé, pressenti, ressenti, non-dit. Cette répétition de la mort est symbolisée par le collier d’Harmonie, offert à celle-ci par Héphaïstos, à l’occasion du mariage, voulu par Zeus, de la déesse Harmonie, fille d’Aphrodite, avec Cadmos. En Effet ce collier, porté par la descendance de Cadmos ne cessera de leur porter malheur, jusqu’à ce qu’il soit offert à Appolon en son temple de Delphes. Cadmos eu pour fils Polydore, qui eut lui-même pour fils Labdacos (qui donnera son nom à la généalogie œdipienne nommée les Labdacides). Labdacos (en grec celui qui boite ; par conséquent celui qui présente un déséquilibre initial et fondamental ; dont l’origine est vicié par une forclusion, non-dit, mais manque initial, qui interviendra, dans toute la généalogie, comme une impossible recherche du temps perdu) engendra Laïos, le père d’Œdipe, dont le nom en grec signifie gauche (c’est-à-dire marqué par le drame, le malheur ; ce qui déjà lève une partie du voile de mystère), nouvelle suggestion explicative, mi-dite, et pourtant incomprise de ceux qu’elle concerne.

           Ne pourrait-on interpréter ces dénominations comme autant de désignations, assignant une trajectoire de vie, comme autant d’expressions d’un inconscient organisé par un système langagier qui enferme et détermine, qui encadre et structure, à la fois énonciation et explicitation, cet explicite agissant à la fois comme expression, mais aussi dissimulation de l’implicite ? Hérédité sémiotique, en somme !

 

           Dans sa jeunesse, alors que Thèbes est assiégée par des forces ennemies, dans un souci de protection, Laïos est, si l’on peut dire ainsi, envoyé « au vert », chez Pélops, fils de Tantale. Tantale, au cours d’un repas offert aux Dieux, offrira son fils Pélops, mais seule la Déesse Demeter sera abusée, et Zeus ordonnera qu’on redonnât vie à Pélops, condamnant alors Tantale à se trouver placé sous un rocher en bascule, menaçant de choir à chaque instant (symbolisation de l’angoisse de mort), voire à un supplice en mimétisme de la faute commise (s’écartent de lui les nourritures qu’il désire à chaque fois qu’il s’en approche). Pélops sera le fondateur de la dynastie des Atrides, au cœur du mythe d’Ulysse.

           Or Pélops avait un fils, un peu plus jeune que Laïos : Chrysippe. La mythologie raconte que Laïos viola Chrysippe qui, de honte, se suicida. Aussi Pélops demanda-t-il aux Dieux de punir Laïos (toujours avec un schéma mimétique, mais ici inversé) en le faisant mourir par son fils, lui qui avait fait mourir le fils du père (de mort physique, mais aussi symbolique, mort réelle et civile – pour la cité -, le privant ainsi de ses attributions, comme de ses attributs – castration à l’évidence -).

 

           Il n’est jamais de non-dit étanche et absolu dans la mythologie grecque, le non-dit n’est qu’un mi-dit, accessible à qui le cherche, et tente d’aller au-delà du miroir, au-delà de l’évidence immédiate, dans l’aventure d’une herméneutique, qui ne confronte pas vraiment à l’inconnu, mais à ce « misérable tas de secrets », selon le mot de Malraux, dont on se détourne. De ce point de vue l’oracle de Delphes, Appolon médiatisé par la Pythie, comme le devin Tirésias, jouent ce rôle. Ils suggèrent, accompagnent, sans jamais aliéner la liberté de qui les écoute, à la manière d’un thérapeute qui proposerait des hypothèses à haute voix, sans jamais les imposer, libre à qui les entend de les retenir ou non.

           Aussi l’oracle révèle-t-il à Laïos que son fils le tuera, et que ce fils ensuite épousera sa mère[7] [22]. C’est pourquoi Laïos et son épouse Jocaste, pratiquant l’abstinence, évitent toutes relations sexuelles. Mais un soir de beuverie, Laïos impose à Jocaste des relations sexuelles, et Œdipe, enfant non voulu, naîtra d’un viol. Le mythe d’Œdipe, outre qu’il inscrira l’interdit de l’inceste, inscrit plus largement l’interdiction du viol (tout ceci n’étant permis qu’aux Dieux, pas aux mortels, pas aux hommes) et illustre combien ils sont une manière d’édicter des principes, destinés à permettre un vivre-ensemble, au moment où les cités grecques se dotent d’une organisation sociale et politique, accompagnant le passage d’un nomadisme à une sédentarité. Le viol, et donc plus généralement le non-respect de la règle sociale, apparait comme un facteur de désordre et de désorganisation, au moment même où la cité grecque se veut un espace d’ordre et d’harmonie.

           Cet enfant, par qui le scandale arrive, marqueur du désordre et de la transgression, doit donc être éliminé, rejeté en dehors de l’espace civique, relégué aux marges, aux frontières de la cité, dans l’espace étranger, à l’extérieur, pour qu’il n’apporte pas d’étrangeté à l’intérieur. C’est pourquoi il ne peut être nommé pour ce qu’il est, inscrit dans un engendrement explicite, une filiation, une généalogie, mais ne pourra être surnommé que par ce qu’il montre. Il ne peut avoir d’existence que posturale et non ontologique. Il est donc exposé, pieds entravés, abandonné à son sort et à son destin. Tout commence donc par un quasi-infanticide, meurtre du fils comme hypothèse probable, auquel répondra le meurtre du père ; probable, mais non certain, car si Œdipe est sauvé, c’est que les Dieux auront voulu qu’il en soit ainsi, faisant qu’il devienne alors un Alexandre ; comme Pâris. En tout cas, Laïos a bien l’intention du meurtre. Laïos est un assassin tandis qu’Œdipe ne sera qu’in meurtrier, qui n’avait pas prémédité son crime. Oedipe apparait vertueux, à l’inverse de Laïos, et pourtant la vertu est inefficace en certaines situations, qui ne ressortent pas de la morale.

           Œdipe aura le destin d’un Alexandre, car il est trouvé par les serviteurs du roi de Corinthe : Polybe. Celui-ci, sans enfant, décide, avec son épouse Mérobe, d’adopter Œdipe, lequel pense qu’ils sont ses vrais parents. Mais il n’est jamais de secrets de famille absolus, définitifs et inactifs, et toujours tourne la roue du destin qui ramène à la surface, en pleine lumière, au jour, ce qu’on croyait oublié, enfoui, enkysté, tel le python sous le temple de Delphes, qui n’est pas complètement mort, puisque « ça parle », par la bouche de la pythonisse qu’est la Pythie. Mais « ça parle partout » et « ça parle trop », puisqu’au cours d’un banquet au palais de Corinthe un invité (ivre sans doute, mais le ça Dyonésien, doit pour révéler notre « misérable tas de secrets » selon le mot d’André Malraux, trouver les moyens de sa catharsis), traita Œdipe d’enfant supposé, autrement dit de bâtard. Aussi Œdipe décida-t-il de confirmer ou d’infirmer cette supposition, au filtre de la lumière Apollinienne, en allant consulter l’oracle de Delphes, cette Pythie, qui, toujours sibylline, lui fit pour réponse qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Persuadé que ses parents étaient Polybe et Mérobe, il s’enfuit de Corinthe en direction de Thèbes, et c’est en chemin, dans un défilé étroit, qu’il croisera le cortège de Laïos, et que ce dernier, au cours de ce qu’on pourrait assimiler à une banale querelle d’automobilistes, trouvera la mort des mains de son fils.

           A cette occasion Laïos fut abandonné par les cinq gardes qui l’accompagnaient, et qui, de retour au palais, afin de masquer leur fuite honteuse, racontèrent à Jocaste, qu’ils avaient été attaqués par des brigands ? Lors de cet affrontement Laïos se rendait à Delphes, d’où Oedipe revenait, afin, lui aussi, d’interroger l’oracle afin de se débarrasser d’un fléau qui mettait la cité en grand état d’insécurité : la Sphinx, créature ayant la tête d’une femme, le corps d’un lion, les ailes d’un oiseau, lesquelles lui ont permis de s’installer en haut des remparts de la cité, d’où elle terrorise les habitants en leur posant des énigmes, dévorant impitoyablement ceux qui ne peuvent les résoudre (ce qu’aucun ne réussit). [On notera ce recours massif aux énoncés énigmatiques dans les mythes grecs, que ce soit dans ces questionnements de la Sphinx [23] ou dans les interprétations de la pythie, semblables au déguisement du rêve. L’énigme posée à Œdipe est la suivante : « qui marche à 4 pattes le matin, 2 pattes le midi, 3 pattes le soir ? L’homme évidemment : bébé, adulte, vieillard ! Œdipe fournit la bonne réponse, et de rage, la Sphinx se jette du haut des remparts et se tue. Œdipe a délivré la cité de la malédiction ; malédiction, toujours symptôme d’autre chose : ici le crime initial de Laïos.

           Œdipe est accueilli en héros à Thèbes [24], fêté par le peuple, accueilli par la reine veuve et son frère Créon, administrateur de la cité après la mort de Laïos, dont ils lui révèlent les circonstances telles qu’ils les connaissent par les gardes qui se sont enfuis. Œdipe, à supposer qu’il aurait pu avoir des doutes en considérant une certaine ressemblance physique avec Laïos, admet ce qui devient vérité officielle, « raison d’Etat ». Il est désigné roi de Thèbes [25] en remerciement de ce qu’on pourrait considérer comme un « service rendu » à la cité. Il sera un bon roi, courageux, vertueux, et nul n’a rien à lui reprocher jusqu’à ce qu’à nouveau (toujours le retour du refoulé) divers catastrophes et fléaux affectent la cité [26] (exprimant dans un langage déguisé, métaphore et métonymie, le crime à l’origine de la situation d’Œdipe). Il aura épousé Jocaste, rajoutant ce faisant du crime au crime, commettant l’inceste après le parricide. De cette union naitront deux fils : Etéocle et Polynice, ainsi que deux filles : Ismène et Antigone ; que du bonheur ! Mais au bout de vingt ans de règne, Thèbes est frappée par des désordres cosmiques, et une épidémie de fausses couches : la vie se refuse à paraître dans un lieu où la mort paraît avoir été reconnue comme valeur fondatrice. Le désordre et le chaos s’installent à nouveau, dont la cause est révélée par le devin aveugle Tirésias, qui aurait pu proposer à Œdipe cette sentence tirée du « Petit Prince » de Saint Exupéry : « on ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux ». Pour bien souligner son aveuglement Œdipe se crève les yeux, et appuyé sur le bras de sa fille Antigone, il se rend à Colone [27], quartier d’Athènes, où il disparaitra, emmené dans un lieu inconnu par les Erinyes (les Furies), dont Mégère (la Haine), Tisiphone (la Vengeance), Alecto (l’Implacable), déesses de la terre originaire, voire des enfers, persistance de la bestialité initiale, de la part instinctuelle persistant en l’homme, chargée de poursuivre sans relâche et partout les meurtriers et les parjures (qui ont attenté à l’essence même de ce qui fonde la cité). Ce faisant Œdipe devient un martyr, offert comme un exemple sacrificiel, témoin de ce que doit être la règle de l’harmonie entre les hommes, la garantie du lien social, incarnation de la loi et du droit, son sacrifice valant reconnaissance de culpabilité, et démonstration d’un interdit, qui cesse alors d’être un non-dit, qui s’épanouira à Athènes, dont l’ordre social et politique bénéficiera en quelque sorte d’une forme de protection œdipienne[8].

           Mais l’histoire ne s’arrête pas là, car si le sacrifice d’Œdipe suggère, il ne dit pas encore : à peine mi-dit-il, laissant entière et active la malédiction première, dont le sens encore échappe à la compréhension, qui n’apparait guère autrement qu’à travers des symptômes qui sont autant de masques. En effet il avait été convenu que les fils d’Œdipe exercent le pouvoir sur Thèbes [28], à tour de rôle, chacun se succédant pour une durée limitée, mais Etéocle, après avoir régné durant une année refusa de laisser régner Polynice, qui, s’alliant avec sept chefs étrangers [29], décida de faire le siège de Thèbes. Dans un combat fratricide Etéocle et Polynice s’entretuèrent. Mais Créon, de nouveau régent, refusa que Polynice, parce qu’il avait trahi sa cité, bénéficiât d’une sépulture et des rites funéraires. Ce qui provoqua le refus d’Antigone [30], qui, passant outre au refus royal, donna à son frère une sépulture décente au péril de sa vie. Car elle en mourra, enterrée vivante en quelque sorte. Mais par le non qu’elle exprime avec force, Antigone fait une césure dans l’engendrement du destin, posant un acte signifiant, du langage, un dit, sur ce qui jusqu’alors était non-dit, ou juste mi-dit, pouvant alors permettre une déconstruction-reconstruction de la légende, une réappropriation de celle-ci, qui jusqu’alors n’était que subie. La figure d’Antigone est donc une figure de résistance, qui introduit le débat entre le légal et le légitime, dont la réponse portera à l’engagement, à l’attentisme, ou à la compromission, réponse qu’on ne peut que difficilement différer dans les moments troubles et troublées, comme ce fut le cas durant la seconde guerre mondiale, débat illustré par Anouilh dans sa pièce Antigone [31]. Mutatis mutandis, il est une philosophe contemporaine qui prit cette posture d’Antigone, et c’est Simone Weil. En effet sa vie entière fut une suite de non, conduit jusqu’à l’extrême de l’engagement, comme de ses forces : ainsi son combat en faveur de la classe ouvrière (assimilée à la figure vraie du Christ), qui ne fut pas le fait uniquement de mots (quelques empathiques et compassionnels qu’ils eussent été) mais d’un véritable partage (non pas seulement d’un partage du surplus de son propre salaire, ce qu’elle faisait, jusqu’à son propre dénuement, mais d’un partage de la condition ouvrière – esprit qui serait plus tard celui des prêtres-ouvriers, Simone Weil se voulant cependant simple témoin et n’aspirant pas à un quelconque apostolat -) allant jusqu’à travailler en usine (chez Renault à Billancourt, notamment), comme plus tard son désir de partage de la condition des réprouvés parmi les réprouvés : les déportés des camps de concentration et d’extermination nazis, allant jusqu’à se laisser mourir de faim, puisque, pour la préserver, alors qu’elle s’était engagée dans les rangs de la France Libre (où pour elle le légitime l’avait emporté sur le légal de l’Etat Français, ce qui méritait qu’elle prit des risques alors qu’elle aurait pu rester aux USA où elle avait été exfiltrée), le Général de Gaulle avait refusé qu’elle fût parachutée (comme elle le souhaitait) en France, dans un but explicite d’y trouver le martyr. Qu’on aimerait qu’un autre Malraux trouvât les mots et le phrasé qui put constituer en mythe cette figure de sainte d’une haute dimension spirituelle, catholique s’il en est par son désir d’universalisme, mais radicalement anticléricale, s’il se trouvait qu’on décidât de son entrée au Panthéon ! [32][9].

 

Dans « Anthropologie structurale » [33] Claude Lévi Strauss examine rapidement le mythe d’Œdipe, pour lequel il met en évidence des processus fonctionnels semblables, avec en quelque sorte des organisations binomiales, composées de deux paires, qui, selon que l’une ou l’autre soit dominante, peuvent expliquer les variations narratives d’un même mythe, et qui se résument à :

           1°) rapports de parentés surestimés (c’est toute la problématique des déterminismes, qu’ils soient inconscients, ou le fait d’une imprégnation culturelle, voire reflets d’une infrastructure économique qui génère des antagonismes de classe ; ce qui, dans une vulgate psychanalytique abusivement maniée par des non-psychanalystes aboutira à des caricatures culpabilisantes pour les parents ; du genre « les parents boivent, les enfants trinquent » ; certes, mais il existe toujours une variabilité individuelle, qu’on pourrait nommer résilience ; chez l’homme nature et culture, ou génétique et milieu sont en interaction et interfèrent l’un avec l’autre. On pourrait considérer que le mythe d’Œdipe en est une illustration, tandis que le mythe d’Ulysse montre des échappements, des pas de côté, des transgressions possibles, ce dont le mythe de Prométhée en montre l’extrémité jusqu’à l’hubris. Finalement on est ici dans l’interdit, (le surmoi), dont on perçoit qu’il n’est qu’inter-dit, et que selon qu’on se saisit ou non du dire, qu’on prononce une parole, à la manière d’Antigone, tout change, que d’objet on devient sujet, de jouet agi on s’inscrit comme sujet acteur. Alors on ré-initialise sa trajectoire, d’un destin passif désenchanté on ré-enchante sa vie, dont on se fait créateur et animateur.

           2°) rapports de parentés sous-estimés (C’est la problématique qui s’impose aujourd’hui de l’autonomie de la volonté, qui met le consentement (et par voie de conséquence la responsabilité) du sujet au centre de toute la vie sociale et relationnel, sujet considéré par principe comme rationnel, dans la prévision et l’anticipation permanente, et par principe bon et vertueux, et qui, s’il ne l’est pas individuellement, le deviendra collectivement (ainsi que le postule la théorie économique libérale avec la main invisible du marché qui corrige les égoïsmes individuels [34]. La conscience qui fonde le libre-arbitre, est la pierre angulaire de cette conception, dont découleront les systèmes juridiques garantissant la liberté, et donc les Etats de droit et les démocraties. Quelles que soient les circonstances, les contraintes, les difficultés rencontrées dans son existence, l’homme demeure libre, ce qui lui permet de ne plus être concerné par ce qu’il vit au quotidien, par son concret difficile[10] ; ainsi, comme l’écrit Camus, faut-il imaginer Sisyphe heureux [35] ; ainsi Sartre affirme que nous n’avons jamais été aussi libre que durant l’Occupation, entre 1940 et 1944 [36], puisque nous n’étions plus dépendant et prisonnier des apparences, faux-semblants, monde des objets, que par conséquent nous étions réduits à nous-mêmes, à être nous-mêmes, à son corps défendant, contraint donc à l’authenticité et à sa vérité[11].

3°) négation de l’autochtonie de l’homme, c’est-à-dire, tranchons le mot, de la condition humaine, de sa possibilité d’être sur la terre (il est dans la mythologie une multitude de créatures qui viennent le mettre en danger -de ce point de vue l’Odyssée est une quintessence de ces dangers -). Il est en quelque sorte un intrus (ce que somme toute pourrait laisser penser le mythe de Prométhée – il n’était pas attendu, est venu perturber l’écosystème [ce qui semble parfois des positions tenues par des écologistes radicaux] -). D’où l’hypothèse qu’il a dû développer en lui une violence fondamentale, qui, finalement, pourrait presqu’être sa définition même ; il est incarnation du Mal, car dès l’origine heurté par le refus manifesté à son existence même ; si bien que pour se sentir vivant, personne singulière, il doit sans cesse mettre en place des défenses paranoïaques, formations réactionnelles, qui construisent des étrangers, inquiétants, dangereux, porteurs du Mal, et qui doivent impérativement être différents de lui, différences qu’il va construire, sur des critères moraux, comportementaux, religieux, ethniques, physiques. Aussi sa représentation de la société n’est pas celle d’un universalisme, mais d’une segmentation en multiples groupes d’appartenance rivaux, communautés qui se juxtaposent et s’affrontent. C’est la démonstration qu’apporte l’affrontement entre Polynice et Etéocle, frères, donc semblables, et qui se construisent des différences, des distances, soulignées par l’alliance avec des étrangers, comme le montre la tragédie « Les sept contre Thèbes ».

4°) persistance de l’autochtonie humaine, figurée souvent par un héros boiteux, un mortel, qui tel Ulysse assume cette condition, en acceptant les faiblesses, les petitesses, le « misérable tas de secrets », mais qui nous appartiennent, croix qui nous est personnelle, mais qui ouvre au partage, à la fraternité, à l’engagement, au service des autres, même un voyageur sans bagage, étranger, inconnu, le prochain qui passe, à qui je dois tout sans espérer de retour, sans calcul, immédiatement, totalement, comme nous y invite Lévinas [37], et dont le visage porte plus que lui-même, toute l’histoire et tout l’avenir de l’humanité, visage marqué des aléas de sa trajectoire propre et de tous ce qui l’a déterminé, malgré lui, et même sans qu’il le sache, destin d’Œdipe, dont les yeux crevés nous disent combien, si l’humanité est marquée par le mal originel, tout son effort, jamais abouti, toujours recommencé, est de le dépasser, de ne jamais sans satisfaire et s’en accommoder, quelque difficultés, risques, épreuves, devrions-nous côtoyer. C’est la grandeur de l’engagement, cette grâce qui fait échapper à la pesanteur, et si bien incarnée par Simone Weil [38]. Nul n’y échappe, pas même le philosophe, dont Merleau-Ponty nous dit qu’il boite aussi [39]. Comme le chante Aragon, « rien n’est jamais acquis à l’homme (…) » [40]. Cette claudication de l’homme est la marque de sa condition humaine, qui est sa contingence, entre deux bornes qui le dépassent et lui échappent, quoiqu’il fasse pour les contrôler : la naissance et la mort ; incertitude de la naissance (il aurait pu ne pas naître, et naître tel qu’il est), certitude indéterminée de la mort (qui viendra, sans qu’on sache ni le moment ni les conditions, sauf si on se la donne volontairement), et parce qu’il lui faut des géniteurs (que les progrès techniques et scientifiques, quelques efforts et tentatives faites, ne remplacent pas encore vraiment ; le vivant n’est engendré que par du vivant).

 

Une autre conception, sémiotique, pourrait aussi être appelée comme outil de compréhension de ce mythe, formalisée par Michel Balat [41], à partir des travaux de Peirce, à travers les trois figures que sont celles du scribe, de l’interprète, du mûseur. Le scribe est celui qui inscrit une trame, un récit, une narration, à partir de tessères (qui sont comme des caractères de linotypistes symboliques), qui trace une trajectoire, codée, qui a besoin d’être déchiffrée, mais qui se fait sur la base de projections faites sur l’autre, qui le place dans un processus, une reconnaissance, qui détermine une chaîne de significations, une généalogie qui impacte, ici la faute de Laïos, en quelque sorte péché originel, qui sera racheté en quelque sorte, plusieurs générations plus tard, par Antigone, laquelle, à cette instant se fera mûseur, c’est-à-dire, non pas celle qui comprend, qui interprète, cette fonction d’interprète appartenant à Tirésias, mais celle qui refuse, qui réinitialise, reconstruit une nouvelle histoire, accomplissant ainsi un pas de côté décisif, une bifurcation salvatrice, certes terriblement difficile et dangereuse, mais qui fait de l’homme un sujet, homme libre, homme du refus, donc des choix, et non plus cet esclave qui toujours ne peut que dire oui. C’est le non qui fait l’homme, et ce qui pose est ce qui oppose ; il faut pour exister un autre que soi-même, cet autre en nous intériorisé, autre semblable et soi-même, qui n’est pas cet étranger des délires paranoïaques. Le mûseur est celui qui dans l’autre voit son propre reflet, et le reflet de tous ses semblables, différents certes, mais proches, reconnaissables, ni étranges, ni étrangers, ces mille visages qui jamais ne sont identiques, mais qui ont toujours la même composition, la même organisation, que celui du prochain Lévinassien. On pourrait dire qu’il s’agit de l’analysé.

 

C’est pourquoi le mythe d’Œdipe peut donc aussi être très évocateur d’une démarche thérapeutique, par son aspect de réappropriation d’un schème de sens sur laquelle porter un acte signifiant, une parole, qui a un effet de réinitialisation, qui à la fois clos et ouvre, redistribuant les composants d’un roman familial.

           On observera combien dans la Grèce Antique le roman familial, le légendaire, se bâtit sur le meurtre (au moins symbolique du père)[12] : Zeus/Cronos, Cronos/Ouranos (qui est émasculé, c’est-à-dire privé de tout attribut de puissance paternelle), tandis qu’on prédit à Zeus lui-même se verra prédire qu’il subira le même sort d’un fils né de son union avec Métis, déesse de la ruse, qu’en conséquence il avalera à sa naissance (reprenant la méthode de son père Cronos). Faut-il y lire une incorporation cannibalique de l’autre, de ses qualités et possibilités, le cannibalisme ayant d’abord ce but de s’incorporer les forces de l’autre – incorporation qui symboliquement est une identification, à cette différence près qu’il y a dans l’identification un don de soi à l’autre, et pas seulement une prise de l’autre en soi. Ces meurtres du père symbolisent aussi le mouvement générationnel, la marche du temps, la succession héraclitéenne des choses, des changements, des mouvements multiples et répétés, dont la répétition même laisse revenir toujours une trace unique du même. C’est là tout le paradoxe du développement humain : comment être une multiplicité de personnages en demeurant personne unique, qui ne se perçoit pas (sauf exception) étrangère à elle-même, se ressemblant malgré des dissemblances extérieures, Être Unique et Etants multiples.

           Le monde chrétien apportera une réponse différente à cette question, qui donnera à la Trinité : Père/Fils/Esprit, une consubstantialité, faisant du meurtre (ici la crucifixion) un acte non pas destiné à soi, mais destiné aux autres, l’acte meurtrier émanant des autres, au service de la rédemption de la multitude, don et non appropriation.

 

ESQUISSES HERMENEUTIQUES

 

           Les mythes de la Grèce antiques sont nombreux, et ne se limitent bien évidemment pas aux trois qui viennent d’être exposés, même si ceux-ci sont particulièrement connus. Ils sont foisonnants, et en interaction les uns avec les autres, dans un jeu constant de miroirs, de résonances, d’analogies. A cette même époque de la Grèce antique, en d’autres contrées, que ce soit dans le monde égyptien, babylonien, biblique, persan, voire peut-être indien, amérindien, africain ou chinois, d’autres constructions mythologiques ont pu raconter des histoires semblables ou approchantes. Claude Lévi-Strauss, notamment, a pu démontrer que ces constructions différentes véhiculaient cependant des thématiques identiques, et des problématiques susceptibles d’être résumer dans des formulations abstraites : des structures. C’est cette réduction qui permet de dégager de mettre en évidence les aspects performatifs de ces constructions mythologiques, ainsi que leurs perspectives heuristiques. En l’espèce on pourra considérer les considérer du point de vue anthropologique, éthique, psychologique.

 

ANTHROPOLOGIQUE

 

           On peut considérer que chacun de ces trois mythes grecs exposent ce qui peut organisation sociale, relation entre les individus, fonctionnement collectif, facteurs de cohésion, donc de survie et de pérennité, et facteur de dissolution, et de risque de disparition. Ces mythes en effet postulent un ordre nécessaire, toujours guidé d’un risque de chaos, de déséquilibre. De ce point de vue le mythe d’Ulysse est exemplaire, avec la discorde sans cesse présente, du début à la fin, et toujours opposée aux tentatives de retour à l’ordre et à l’équilibre. Mais on retrouve également ce conflit entre ordre et désordre dans le mythe de Prométhée, Prométhée introduisant un facteur de désordre dans l’écosystème stable d’Epiméthée, ce qui pose ainsi le débat récurrent entre tradition et changement, immobilisme et mouvement, et dans l’ordre politique conservatisme et révolution, et illustre l’actuel questionnement écologique d’aujourd’hui, qui ne peut qu’apparaitre consubstantiel d’une défiance envers la science et la technique. Le mythe d’Œdipe montre aussi combien le chaos (ici des actes contraires à la morale, à la règle, somme toute au consensus social) peuvent être des facteurs de déséquilibre au sein d’un collectif, et combien ceci peut imprégner le droit pénal, en ce sens que les infractions pénales, si elles lèsent des intérêts civils, individuels, sont d’abord considérées comme des lésions de la loi et du droit, d’intérêts collectifs abstraits garantissant un fonctionnement social harmonieux. Ainsi ces mythes forment comme une matrice idéologique. Le mythe d’Ulysse peut également se lire comme marqué par ce qui peut faire semblable et différent, sentiment d’unité et de valeurs partagées, par opposition à ce qu’on ressent comme étrange, étranger, projeté hors de soi, en lisière, aux frontières, et de ce point de vue l’image de l’ile est assez significative d’une dialectique intérieur-extérieur, sécurité-danger, sérénité-perplexité.

 

ETHIQUE

 

           Ces mythes expriment la condition humaine. Ils disent la contingence, et donc les difficultés des mortels. Cette contingence, anthropologique, met en évidence des mécanismes de dépendance (dépendance à un autre nourricier), et de contre-dépendance (c’est tout l’effort de Prométhée), qu’on peut considérer comme caractéristiques de l’homme, comme ce qui le différencie du reste de la création (le recours au cuit, et le dépassement du cru ; la capacité de modifier son environnement de manière durable, et de mémoriser, de stocker les processus et chemins d’accès de ces transformations).

           Cette condition mortelle assumée, avec tous les doutes, incertitudes, angoisses, hésitations (qu’expriment aussi bien le voyage d’Ulysse, que les déboires d’Œdipe, que la punition de Prométhée), est parfaitement énoncée lorsque Œdipe refuse l’immortalité qu’est prête à lui conférer Calypso. Cette condition mortelle impose d’affronter des obstacles, de refuser le confort et la sécurité (qu’est le monde épiméthéen ; obstacles nombreux dans l’Odyssée, mais qu’Œdipe affronte face à la Sphynx, et qu’Antigone exprime par son refus), et donc de faire des choix pour les affronter. Choisir, c’est arbitrer entre plusieurs possibles, et pas seulement entre le Bien et le Mal (et on perçoit combien Œdipe, bien qu’ayant cherché le Bien, doit parfois faire des choix situés par-delà le Bien et le Mal).

           Et c’est là toute la tragédie de l’Ethique ; qui ne peut se résumer au débat entre Bien et Mal. Il est en effet des situations qui échappent à ce dilemme : la maladie, la mort, la catastrophe climatique, frappent le plus souvent indistinctement, au hasard, et des individus nullement responsables, même si l’on peut parfois reconnaître des responsabilités collectives, mais dans lesquels ils n’ont aucune part comme acteurs. Il est des situations où aucune solution parfaite, idéale, n’existe, et qui nécessite tout de même de choisir, sauf à être réduit à l’impuissance ; ce qui serait faire le Mal pour tenter de l’éviter, comme il peut être parfois inévitable d’agir mal dans l’immédiat en fonction de la perspective d’un Bien futur. Si bien que l’éthique ne saurait être un absolu, mais un relatif contextuel et situationnel, conséquentiel, un plus petit commun dénominateur et non un plus grand commun multiple, un moins mal, ou un du mieux que l’on peut. La démarche éthique ne peut donc être, par conséquent, qu’une addition d’initiatives individuelles, toujours précaires, partielles, parcellaires et partiales, et jamais une bonne forme parfaitement aboutie, un moyen d’abord, une méthode, avant d’être un résultat définitif et intangible. Néanmoins la démarche éthique est recherche d’un équilibre, certes toujours instable, toujours effet d’une tension, qui laisse disponible au doute et au changement, angoisse prométhéenne face à la certitude épiméthéenne.

 

PSYCHOLOGIQUE

 

           Le mythe de Prométhée peut se lire dans une perspective génétique, comme marche de l’enfant vers l’homme, comme processus de personnification, de construction de soi, par effet d’éducation, d’acquisitions progressives, puisqu’aussi bien, dénué de qualités, de réflexes spontanés, innés, qui lui permettraient d’être autonome, il est dépendant, car pauvre en instincts, les apprentissages ne s’installant que progressivement. On peut lire le mythe d’Ulysse comme étant également une manière de construction de soi-même, et de son identité, dans une dialectique de reconnaissance (imitation-identification), et d’opposition, séparation-individuation, nécessité pour sentir son unité de percevoir ou de construire une différence, une étrangeté, une dissemblance, un ailleurs, un intérieur et un extérieur.

           Le mythe d’Œdipe peut s’interpréter comme faisant apparaitre la part d’inconnu en nous-même, qui nous détermine malgré nous, sans participation d’une quelconque intentionnalité, ou alors déguisée et travestie. Dans le mythe d’Œdipe se lit tout le poids de l’inconscient, qui rend indispensable l’investigation généalogique et anamnestique, et qui oblige à aller au-delà du symptôme apparent, déguisement pouvant occulter des vérités cachées, qui imposent, pour être révélées d’aller au-delà des évidences (ce que représente la figure du devin Tirésias), dans une attitude de disponibilité, sujet de quête pouvant se laisser surprendre (en particulier par les propos sibyllins de l’oracle), non pas pour aller trouver une vérité intangible, absolue, définitive, mais une vérité toujours approximative, celle d’un sujet qui s’en empare à un moment pour refonder sa propre trajectoire, à partir d’un acte initial, comme est le refus manifesté à un moment par Antigone, qui, à partir d’un moment discursif, redonne un sens aux choses, y applique une grille de lecture, vraie ou fausse, peu importe, mais refuse d’être prise dans les mailles de déterminismes non-dit. Il y a là, dans cette posture, à la fois épiphanie, apocalypse, création, et mise en lumière, mise en sens, en mot, orientation, affirmation prométhéenne s’il en est, affirmation aussi d’une liberté, partagée avec tous les dangers qui l’accompagnent. Cette découverte d’un sens à sa vie, d’un agencement des événements qui la composent, d’une recréation de celle-ci, c’est là une démarche psychothérapique, parfaitement illustrée par ce mythe d’Œdipe. La participation de Tirésias pourrait nous dire, comme dans le « Petit Prince [42] » : « on ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux[13] », d’où sans doute l’idée qu’on ne se perçoit que dans l’interaction, la médiation d’un autre, autrui-miroir, regard qui nous permet de nous apercevoir, de nous appartenir, de nous construire soi-même comme un autre, mais aussi différent, donc existant. Comme toute mise en sens, qui en soi est acte créateur, Antigone inverse le destin ; c’est bien pour cela que Malraux disait de l’art qu’il était un anti-destin [43], une appropriation de soi-même réintroduit dans une histoire, dont on variait les mises en perspective.

 

CONCLUSION

 

           Les mythes sont multiples, foisonnants, imbriqués les uns dans les autres, résonnant les uns avec les autres, et toute interprétation de ceux-ci ne peut qu’avoir ce même aspect d’une multiplicité à donner le vertige, et à fournir plus d’incertitude, d’hypothèses, que de réponses certaines. Mais en même temps ils structurent notre histoire collective, comme autant de fondations de celle-ci, toujours en réaménagement, recréation, invention, pour permettre à nos sociétés de continuer à fonctionner. Par conséquent ils ont une utilité collective, mais aussi une utilité individuelle, parce qu’ils servent d’assises à nos vécus interactionnels. Mais individuellement nous nous créons aussi nos propres mythes, notre propre roman, pour nous placer dans une trame de sens, et organiser et hiérarchiser les événements que nous traversons, et faire qu’ils ne soient pas simples bruits de fond. Nous ne construisons pas cette trame de sens à partir de rien, mais à partir d’apports multiples, que nous interprétons, leur conférant ainsi du sens qu’ils n’ont pas toujours, interprétations qui peuvent certes être plus ou moins partagées, mais qui, aussi, peuvent nous être personnelles, dont les matériaux sont à la fois les circonstances et contextes spécifiques rencontrées, mais aussi tous les corpus idéologiques et les systèmes de représentations dans lesquels nous sommes insérés. Les mythes participent de ces systèmes, et nous leur empruntons, pour nous structurer nous-même, une herméneutique plus ou moins partagée, et plus ou moins personnelle, leur grand intérêt étant leur polyphonie herméneutique. C’est à une contribution à celle-ci que nous nous sommes attachés.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

 

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10-Hésiode, Les travaux et les jours, Paris, Arléa, 2012

11- Levi Strauss, Le cru et le cuit, Mythologiques 1, Paris, Plon, 2009

12- Nietzsche F., La naissance de la tragédie, Paris, Garnier-Flammarion, 2022

13-Homère, L’Odyssée, Paris, Flammarion, 2022

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15- Jouan F., Euripide et les légendes des chants cypriens, Paris, Les Belles Lettres, 1966

16 – Virgile, L’Enéide, Paris, Gallimard – Folio, 1991

17- Giraudoux J., La guerre de Troie n’aura pas lieu, Paris, Larousse, Petits Classiques, 2009

18- Racine J., Andromaque, Paris, Flammarion, Petits classiques, 2019

19- Rabelais F. Pantagruel, Paris, Points, 2021

20- Euripide, Le cyclope, Paris, Garnier-Flammarion, 1993

21- Jankélévitch V., N’écoutez pas ce qu’ils disent, regardez ce qu’ils font ! »  Revue de Métaphysique et de Morale, Paris, Vol. 64, (Janv 1, 1959) : 161- 162

22- Voltaire, Œdipe, Paris, Garnier-Flammarion, 2019

23 Cocteau J., La machine infernale, Paris, LGF, Livre de poche, 1967

24-Sophocle, Œdipe roi, Paris, Librio, 2018

25- Anouilh J., Œdipe ou le roi boiteux, Paris, La Table Ronde, 2017

26- Corneille P., Œdipe, Paris, Garnier-Flammarion, 2021

27- Sophocle, Œdipe à Colone, Théâtre complet, Paris, Garnier-Flammarion, 2001

28- Euripide, Les Phéniciennes, Paris, Belin, 2007

29- Eschyle, Les sept contre Thèbes, Paris, Les Belles Lettres, 1997

30- Sophocle, Antigone, Paris, Belin-Gallimard, 2012

31 – Anouilh J., Antigone, Paris, La Table Ronde, collection « La petite vermillon », 2016

32- Pétrement S., La vie de Simone Weil, Paris, Fayard, 1993

33- Lévi Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon 1958, réédition 1996

34- Smith A. Théorie des sentiments moraux, Paris, PUF, 1999

35- Camus A., Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, Folio-Essais, 1989

36- Sartre J.P., La République du silence, Journal « Les Lettres Françaises », 9 septembre 1944

37- Lévinas E., Ethique et Infini, Paris, Le Livre de Poche, 1984

38- Weil S., La pesanteur et la grâce, Paris, Pocket, 1984

39- Merleau-Ponty M., Eloge de la philosophie ; et autres essais, Paris, Gallimard, 1989

40- Aragon L., Il n’y a pas d’amour heureux, recueil « La diane française », Paris, Seghers, 1944, réédition 1989

41- Balat M., Peirce et la clinique, Revue Protée « autour de Peirce : poésie et clinique », Volume 30, numéro 3, hiver 2002, p. 9-24

42- Saint Exupéry (de) A., Le petit prince, Paris, Folio, 2017

43- Malraux A., Les voies du silence, Paris, Gallimard, 1951

 

 


[1] Nul n’ignore le destin qu’aura son analyse du Complexe d’Œdipe ; qu’il faut d’abord considérer cependant comme une métaphore et non dans une perspective mécaniciste, marquée par l’automaticité, et l’inscription dans une réalité absolue et caricaturale.

[2] Qu’on retrouve avec les prédications des sorcières au début de Macbeth.

[3] Qui n’est pas sans se retrouver dans la fée Carabosse, du conte « La princesse printanière » de Madame d’Aulnoy, ou dans la vieille fée du conte « La belle au bois dormant » de Charles Perrault, lesquelles interviennent à l’occasion d’une naissance et apportant pout tout cadeau une malédiction.

[4] Comme dans le mythe de la Genèse, dans la Bible, la pomme, sans être ici associée à un « paradis perdu » est facteur de désordre pour les hommes. Au demeurant, Atlas, le titan Atlas, frère d’Epiméthée et de Prométhée, n’a guère été vigilant dans sa surveillance. Peut-on imaginer même qu’il fut complice, et qu’il se vengea ainsi de la condamnation infligée par Zeus, et de la soumission et collaboration de ses frères, semant le désordre dans leur œuvre.

[5] Situé en Grèce, dans l’ile de Crête ; il y a des grottes, où, dit-on Rhéa aurait abrité son nourrisson, Zeus, pour le protéger de son père Cronos.

[6] Un peu comme les enfants qu’au moyen-âge et jusqu’au 18ème siècle on abandonnait au tourniquet des églises, et donc à l’exercice de la charité publique.

[7] Dans sa tragédie intitulée « Œdipe », Voltaire trouvera qu’effectivement Œdipe fera preuve d’aveuglement, de naïveté, et même d’une certaine complaisance à admettre ce qui l’arrange, à s’en tenir à l’opinion, et donc somme toute à fonctionner par déni et évitement.

[8] Euripide, dans sa tragédie « Les phéniciennes » ne fait pas disparaître Œdipe ; d’une certaine manière il le laisse dans un statut de mortel, et n’en fait, à l’inverse de Sophocle, nullement un demi-dieu. Œdipe, quoique vertueux, reste donc assigné à la condition humaine, à une imperfection, à un manque, ce qui distingue radicalement le héros du saint.

[9] Simone Weil est-elle plus du côté du héros que du saint ? Sa vie est engagement, mais dans un altruisme qui ne recherche aucune gloire personnelle, aucune reconnaissance, puisqu’au contraire elle veut tout entière disparaitre en l’autre, se faire absorber par l’autre, non pas pour racheter les péchés du monde, mais les recevoir et aider l’autre à les porter ; plus Simon de Cyrène aidant le Christ à porter sa croix que le Christ lui-même.

[10] Il se défend de la néantisation où l’on cherche à l’installer par une sur-néantisation, soit vers le passé (qui sera toujours de l’ordre de l’avoir été, et que nul jamais ne pourra faire qu’il n’ait pas été), soit vers l’avenir (en quelque sorte par le rêve, ultime recours de l’humanité en l’homme, intimité que personne ne pourra jamais violer, inaccessible, parfois même pour la personne elle-même qui souvent l’oublie à mesure ; et jamais les nazis ne purent priver les déportés de leur capacité à rêver, fragile, fugace, imperceptible, toujours au bord de disparaître, mais toujours associée à la vie, rêve expression et marqueur de l’humanité en l’homme).

[11] Ce qui n’est rien d’autre qu’une attitude stoïcienne.

[12] La résistance dans la cure psychanalytique ne pourrait-elle s’assimiler aussi à une forme de ces meurtres symboliques ?

[13] Œdipe fut sans doute en partie dupe de lui-même, d’une vérité qu’il percevait, mais ne voulait voir, fonctionnant en quelque sorte sur le mode du faux-self ; s’entretenant dans une illusion qu’au fond il savait fausse ; sinon comment expliquer sa non-révolte devant l’accomplissement de son destin, alors même qu’il avait toujours tenté d’y échapper, fuyant notamment, en son temps, Corinthe. Sur ce plan c’est sa fille Antigone qui répondit pour lui. Sur ce mythe d’Antigone semble se greffer, presque terme à terme, le mythe de Jeanne d’Arc, qui importa sa révolte auprès du roi Charles VII, transformant sa passivité et sa résignation en action, le construisant ainsi comme homme nouveau, et qui, ensuite, lors de la capture et du procès de Jeanne, évacua sa culpabilité en indifférence. Pour qu’il existât pleinement il fallait qu’elle lui fût devenue étrangère.



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