Vaines frontières

Vaines frontières

Les multinationales du net… Voilà que j’utilise un terme du XXème siècle, formé sur « nation », paradigme politique du XIXème, pour désigner des entreprises qui se moquent justement des nations et des frontières, qui ne se sont jamais pensées comme « américaines », ni même mondiales, mais universelles.

Les universelles du net, donc, n’ont pas de territoire. Le premier employé d’Amazon (non, je ne suis pas obsédé par Amazon, c’est juste un exemple) l’a dit clairement : Jeff Bezos a choisi Seattle parce que l’état de Washington avait une faible sales tax et peu d’habitants, le cocktail gagnant pour un vendeur en ligne. Choix rationnel d’un pur produit de la côte est, qui s’installe à Rain City pour que le prix effectif payé par ses clients de New York ou L.A. soit mécaniquement plus faible que celui des commerces locaux. Un ingrédient essentiel de son business model que l’on néglige souvent de citer. Aujourd’hui, les autres états se démènent pour essayer de récupérer la sales tax, mais seuls ceux où Amazon a un entrepôt physique peuvent espérer y parvenir. Pour leur rendre la tâche plus difficile, Amazon a créé des filiales pour héberger les entrepôts, qui ne font presque pas de chiffre d’affaires évidemment. Il faut donc des armées de fiscalistes pour prouver sa mauvaise foi. Pour finir, Amazon fait du chantage à l’emploi, menaçant de déménager vers un état plus conciliant, et ça se finit par un deal lamentable dans le bureau d’un avocat surpayé (celui qui gagne à tous les coups).

Ce jeu du chat et de la souris, où le rongeur est plus gros que le félin, est emblématique d’un système politique à bout de souffle, incapable de réguler l’économie et de faire régner la justice fiscale. Même l’Europe a le plus grand mal à s’organiser pour que l’impôt des GAFA finisse par tomber dans la bonne escarcelle, là où se situe leur véritable activité, en raison de la guerre fiscale absurde que se livrent encore les états de l’Union, faute d’unification des taux et des assiettes. Seule la Chine a « réglé » le problème en filtrant l’Internet, en interdisant l’accès au territoire à Google, Twitter, Facebook, Amazon pour mieux créer des équivalents chinois bien obéissants. Mais la Chine est une dictature corrompue. Les vieux états-nations n’ont donc le choix qu’entre le totalitarisme ou l’impuissance.

Les fondateurs de Facebook, d’Uber, de BlaBlaCar ou d’Airbnb promettent un « monde meilleur », pas une meilleure Californie ou une meilleure France. Jamais ils n’admettront que leurs idées soient limitées ou bloquées aux frontières. Les états ne sont pour eux que des empêcheurs, des entités archaïques obsédées par la protection de la vieille économie, des obstacles à contourner pour que tous puissent bénéficier de leurs solutions. Ces messies de l’ère digitale ont deux catégories d’adeptes : leurs utilisateurs, et ceux qui ne peuvent encore l’être à cause des lobbys locaux, des politiciens frileux et des administrations tatillonnes. Difficile de leur donner tort…

Comment en sommes-nous arrivés là ? Michel Serres décrit l’Internet comme un espace topologique, où la notion de voisinage se substitue aux distances métriques de l’espace cartésien. À ce stade, nous avons perdu la plupart des confrères de Michel Serres, qui se disent « philosophes » alors qu’ils ont la culture scientifique d’un élève de troisième. Et je ne vous parle pas des politiciens… Nos gouvernants pensent en arpenteurs euclidiens. Alors qu’un espace topologique ne se mesure pas, ne se représente pas, n’a pas de limites définies qui permettraient de le réguler et de le fiscaliser. Potentiellement, chacun peut y être le voisin de chacun, converser avec lui, conclure des contrats, effectuer des transactions…

Si elle veut s’exercer dans cet environnement virtuel, impalpable, la puissance publique n’a d’autre choix que de le comprendre, de l’investir, d’en faire partie. Créer de nouvelles frontières, de nouvelles taxes, de nouvelles normes dans le monde réel ne rendra pas à nos démocraties la maîtrise de leur destin. À vouloir épingler les papillons, on ne peut que les manquer ou les tuer. En réalité, les frontières facilitent le travail des mafieux, des fraudeurs à l’impôt et des djihadistes.

Simples à énoncer, techniquement possibles, les solutions existent, mais elles sont incompatibles avec les structures politiques en place :

  • Changer d’échelle : établir les règles au niveau continental, voire mondial, ce qui suppose de placer la souveraineté démocratique à ce même niveau. Les tractations intergouvernementales ont montré leur inefficacité : seules des fédérations ou des institutions planétaires pourront se mesurer à des entreprises capables de situer leur siège social dans les eaux internationales, de salarier des centaines de lobbyistes à Washington ou Bruxelles, de créer leur propre monnaie et d’envoyer s’il le faut leurs bénéfices sur Mars.
  • Ostraciser les pays qui ne jouent pas le jeu en les coupant d’internet. Vous verrez que les officines du Panama aura tout à coup beaucoup moins de clients. Les nombreuses dictatures de ce monde montrent tous les jours que c’est parfaitement faisable. Si ce n’est pas encore fait, c’est qu’il suffit d’une poignée de dirigeants corrompus pour que les portes restent ouvertes. Et avec 200 pays, on en trouve toujours…
  • Traquer les tricheurs et les évadés fiscaux en utilisant toute la puissance du net, ce qui revient à faire travailler des hackers et des bots au service de l’intérêt général. Les dernières innovations en matière d’intelligence artificielle ou de blockchain, l’accès au Darknet, l’activation et la protection des lanceurs d’alertes, la surveillance en temps réel des transactions : tous ces outils sont aujourd’hui hors de portée d’un juge prisonnier de sa juridiction ou d’un agent du fisc prisonnier de ses règles nationales. Ceux qui les maîtrisent travaillent dans les ONG, agissent anonymously, et contribuent déjà à rééquilibrer les pouvoirs, à remettre un peu de justice dans le système, mais ils agissent dans l’anarchie la plus totale. Plutôt que de leur chercher noise, il faudrait songer à structurer leur action, en leur confiant démocratiquement la mission de défendre les biens communs, de s’assurer que les particuliers, et surtout les entreprises, contribuent à leur juste mesure aux infrastructures qui leur permettent d’exister.

Utopie ? Sans doute, mais s’imaginer que l’on peut réguler l’Internet dans un monde à 200 pays (soit 40 000 frontières) est une illusion plus dangereuse que toutes les utopies.

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