Vers une souveraineté monétaire des Pays de l'AES (Mali - Niger - Burkina-Faso)
Les rumeurs circulent fortement et font état de la volonté des pays de l’AES (Alliance des Etats du Sahara) d’adopter une nouvelle monnaie au détriment de la monnaie coloniale (FCFA) des pays de l’UEMOA, laquelle monnaie est arrimée à l’Euro depuis son adoption en 1999. Cette décision, si elle est vraie, n’est pas à prendre à la légère. Pour ces trois pays de l’AES, sortants prétendus de l’UEMOA, des arrangements monétaires alternatifs pourraient s'avérer insaisissables et de meilleures solutions pourraient être négligées.
Les liens monétaires coloniaux
S’ils y arrivent à briser les liens monétaires coloniaux, ils ne seront pas les premiers. D’autres anciennes colonies françaises - dont la Tunisie en 1958, l'Algérie en 1964, la Mauritanie et le Madagascar en 1973 – avaient déjà quitté avec succès la zone franc. Mais pour ces pays, le contexte était tout autre. A cette époque, les Institutions de Bretton Woods étaient très bienveillantes puisqu’elles étaient asservies par l’occident pour mener sa guerre froide contre le camp de l’URSS. L’ordre du jour était un contrôle exhaustif des capitaux, un soutien international à la décolonisation (notamment de la part des États-Unis) et des changements symboliques, plutôt que substantiels, dans les parités monétaires. Malheureusement, ces circonstances propices ne sont plus d'actualité.
Cependant, il me semble très sage de renoncer au FCFA pour plusieurs raisons. D’abord, l’économie des pays de l’UEMOA a longtemps stagné. A cela s’ajoutent les incertitudes accrues par l’insécurité galopante et la mal gouvernance dans ces pays. Enfin, le sentiment profond de l'illégitimité de la monnaie en tant que symbole du maintien de l'hégémonie française constitue une vulnérabilité permanente dans la zone franc.
Enjeux économiques
En effet, selon les Perspectives de l'économie mondiale de l'automne 2023 du Fonds Monétaire International (FMI), alors que le taux d'inflation de la zone du franc CFA s'est situé en moyenne autour de 3 % entre 1990 et 2019, la croissance annuelle du PIB réel par habitant n'a été que de 0,7 %, soit 2,2 points de pourcentage de moins que les pays les plus performants au même niveau de PIB par habitant. En l'espace de trois décennies, cet énorme déficit de revenus a favorisé le djihadisme, une série de coups d'État et l'exode des migrants qui périssent en mer comme les moutons de Panurge.
Toutefois, le FCFA n’est pas tributaire principal de cet écart entre le taux moyen de croissance et celui de l’inflation dans la zone. Pour preuve, le PIB réel par habitant de l'Eswatini (royaume du Swaziland) qui fait partie de la zone monétaire commune en Afrique australe, était à parité avec celui du Burkina Faso, du Mali et du Niger au début des années 1960, mais il est aujourd'hui cinq fois plus élevé que le leur. Cette divergence peut être en partie attribuée au taux d'inflation de la zone monétaire commune, qui était en moyenne de 7 % entre 1990 et 2019. Mais elle reflète surtout les différences de politique budgétaire. L'Eswatini a enregistré un déficit primaire moyen modeste, similaire à celui de ses pairs les plus performants entre 1990 et 2019, et a donc également connu une croissance robuste. En revanche, la zone franc CFA - à l'exception du Burkina Faso, seul pays de l'Union à être dépensier sur le plan budgétaire - a enregistré au cours de la même période des soldes primaires inférieurs de près de deux points de pourcentage du PIB en moyenne à ceux de ses pairs les plus performants, ce qui a étouffé sa croissance à long terme. En d’autres termes, les dépenses publiques dépassent les recettes publiques de 2% du PIB ou que finances publiques sont déficitaires de près de deux points de pourcentage du PIB en moyenne.
Cette politique budgétaire excessivement restrictive dans la zone du franc CFA est un sous-produit de l'allégement de la dette tout à fait inadéquat accordé dans le cadre de l'initiative du FMI et de la Banque mondiale en faveur des pays pauvres très endettés. En conséquence, cette politique budgétaire excessivement restrictive a entraîné la contraction de l'économie, l’augmentation du chômage et la détérioration des conditions de vie des populations.
Mais comme il semble peu probable que les créanciers accordent aux pays du franc CFA l'allégement nécessaire pour mettre en œuvre dès maintenant des politiques budgétaires favorables à la croissance, les responsables politiques de ces pays sont contraints de rechercher d'autres sources secondaires de croissance - y compris la réforme monétaire - ou de se résigner à un avenir stagnant et incertain.
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Le Burkina Faso, le Mali et le Niger ne sont manifestement pas aussi résignés. Ces trois pays ont récemment organisé des coups d'État pour renverser des gouvernements qui, bien que formellement démocratiques, ne pouvaient ou ne voulaient pas assurer la prospérité ou vaincre le djihadisme sahélien. Dans ce contexte, les trois - l'Alliance des États du Sahel - ont annoncé l'étude d'une nouvelle monnaie commune pour exprimer leur souveraineté collective.
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Les grincheux de la monnaie, réfractaires à toute atteinte à la gouvernance française, sont bien sûr prompts à critiquer. Mais il est préférable d'examiner comment et quand de nouveaux arrangements monétaires peuvent fonctionner.
1. Les contraintes liées au financement extérieur s’accroissent aujourd’hui à cause des déceptions qu’ont connues les prêteurs. Ces contraintes deviennent plus évidentes pour les régimes militaires actuels haïs par les gérants des institutions monétaires mondiales . Au même moment, les sorties de capitaux de ces pays sont accrues pour raison d’insécurité et d’autres qui naissent de la fertilité spéculative des médias occidentaux. Dans ces conditions, l’adoption d'un nouveau régime monétaire nécessitera un renforcement des budgets et la constitution d'un stock adéquat de réserves internationales afin d'éviter la domination fiscale et d'offrir un pari à sens unique aux spéculateurs sur les devises. À cette fin, les décideurs politiques de l'AES devront s'attaquer aux problèmes de sécurité, résoudre les questions de gouvernance et trouver rapidement un accord pour répartir le bilan de la Banque centrale des États de l'Afrique de l'Ouest (BCEAO) entre ceux qui partent et ceux qui restent.
2. Pendant ce temps, ces trois pays (le Burkina Faso, le Mali et le Niger) devraient conserver le franc CFA, en minimisant les problèmes de financement à court terme non résolus et en les exprimant par des arriérés sur la dette extérieure. Si la BCEAO refuse les facilités de prêt en dernier ressort pendant cette période, ces pays devraient imposer des limites soigneusement conçues sur les retraits de dépôts bancaires pour renforcer la stabilité. En outre, les efforts visant à renforcer les recettes à moyen terme, y compris les remises à zéro des contrats miniers, devraient être prioritaires. Le Niger excelle bien dans ce sens.
3. Le principal avantage de l'établissement d'une monnaie commune est la surveillance mutuelle des budgets, qui renforce la crédibilité de la politique budgétaire à long terme. En revanche, les chocs commerciaux idiosyncrasiques (par pays membre), les préférences monétaires différentes et les incertitudes résiduelles en matière de gouvernance plaident en faveur de monnaies distinctes dans la mesure du possible.
4. Quoi qu'il en soit, le Burkina Faso, le Mali et le Niger devront mettre en place de nouvelles institutions de supervision monétaire et financière avant le lancement. De nombreux pays se trouvant dans une situation similaire ont introduit des caisses d'émission ou des parités de change, au moins au début, pour que les choses restent techniquement gérables. En l'absence d'une monnaie régionale crédible et d'un taux d'inflation modéré pouvant servir de point d'ancrage, les possibilités de relever l'objectif d'inflation sans une sans une parité spécifique sont limitées.
Quitter la zone du franc CFA est manifestement une entreprise difficile. Mais elle n'est pas impossible, ni nécessairement imprudente - à condition, surtout, que les autorités du Burkina Faso, du Mali et du Niger s'engagent à faire preuve de la rigueur budgétaire nécessaire.