Vie religieuse, Ambition et voeu de pauvrété : vraies ou faux amies ? Acte II
Malade par défaut de bonne ambition
« Le destin n'est pas une question de hasard. C'est une question de choix. Ce n'est pas une chose à attendre, c'est un pari à réaliser. »
WILLIAM JENNINGS BRYAN
Politicien American
Pour jeter le décor qui va servir de toile de fond à notre réflexion, j’aimerai commencer par mentionner ce que C. S Lewis et John Stott disent de l’ambition.
Dans son livre intitulé God in the Dock, C. S. Lewis décrit l’ambition en ces termes :
« Ambition ! Nous devons faire attention à ce que nous entendons par là. Si cela signifie le désir de prendre de l'avance sur les autres. . . alors c'est mauvais. Si cela signifie simplement vouloir bien faire une chose, alors c'est bien. Il n’est pas faux pour un acteur de vouloir jouer son rôle aussi bien que possible, mais il est mauvais de vouloir avoir son nom plus typé que d’autres acteurs. . . Ce que nous appelons « ambition » signifie généralement le désir d'être plus visible ou plus de succès que quelqu'un d'autre. C'est cet élément concurrentiel qui est mauvais. Il est parfaitement raisonnable de vouloir bien danser ou avoir fière allure. Mais lorsque le souhait dominant est de danser ou d’être plus jolie que les autres - quand vous commencez à sentir que si les autres dansent aussi bien que vous ou ont l’air aussi gentil que vous, cela prendrait tout le plaisir de le faire - alors vous êtes allés dans le mauvais sens. »
John Stott abonde dans le même sens quand il parle de l’ambition pour Dieu qui doit être démesurée. Dans son livre très connu intitulé The Message of the Sermon on the Mount, il affirme ceci :
« Les ambitions pour soi peuvent être assez modestes. . . Les ambitions pour Dieu, cependant, si elles doivent être dignes, ne peuvent jamais être modestes. Il y a quelque chose de fondamentalement inapproprié à chérir de petites ambitions pour Dieu. Comment pouvons-nous jamais être satisfaits qu'il acquière un peu plus d'honneur dans le monde ? Non. Une fois que nous savons que Dieu est roi, nous aspirons à le voir couronné de gloire et d'honneur et lui accorder cette véritable louange, qui est le lieu suprême. Nous devenons ambitieux pour la diffusion de son royaume et de sa justice partout. »
Ces deux affirmations, servent de base solide au postulat que je pose :
Tout homme, comme personne humaine, porte dans son ADN une aspiration à être le meilleur de ce qu’il est appelé à être, pour la plus grande gloire de Dieu.
Être moins, se réduire à la version falsifiée de nous-mêmes, ne peut que nous être préjudiciable. C’est pourquoi, j’affirme que la mission de tout institut ou congrégation religieuse est de veiller à ce que chacun de ses membres, prenne conscience, intègre, embrasse cet idéal divin : celui lui de travailler notre être intérieure de tel enseigne que toute notre ambition (la finalité ultime de ma vie, mes actions, son agir, va vacation …) soit orientée à la plus grande gloire de Dieu (AMDG)[1].
Je suis convaincu que c’est ce contenu que Saint Ignace de Loyola donne au mot latin Magis (davantage) quand il décrit la vocation de l’homme dans la section 23 des Exercices Spirituelles, section où il parle du principe et du fondement de toute vie :
L'homme est créé pour louer,
respecter et servir Dieu notre Seigneur
et par là sauver son âme,
et les autres choses sur la face de la terre
sont créées pour l'homme,
et pour l'aider dans la poursuite de la fin
pour laquelle il est créé.
D'où il suit que l'homme doit user de ces choses
dans la mesure où elles l'aident pour sa fin
et qu'il doit s'en dégager
dans la mesure où elles sont, pour lui, un obstacle à cette fin.
Pour cela il est nécessaire de nous rendre indifférents
à toutes les choses créées,
en tout ce qui est laissé à la liberté de notre libre-arbitre
et qui ne lui est pas défendu ;
de telle manière que nous ne voulions pas, pour notre part, davantage la santé que la maladie, la richesse que la pauvreté, l'honneur que le déshonneur, une vie longue qu'une vie courte et ainsi de suite pour tout le reste,
mais que nous désirions et choisissions uniquement ce qui nous conduit davantage à la fin pour laquelle nous sommes créés.
L’Afrique souffre pour deux raisons :
- La saturation et la pléthore de solutions faciles qu’offre le marché de la mauvaise ambition.
- Le défaut d’une philosophie bien structurée qui libère l’ambition de ses chaines négatives et la propose comme solution pour le malaise dont il fait l’expérience.
Je conclus de ceci que la racine du mal de l’Afrique est dans son déficit d’une culture de bonnes et de grandes ambitions.
Nous avons été rodés, forgés et éduqués à feindre l’ambition ; à la considérer comme dangereuse. On a encouragé des spiritualités peu évangéliques ; favorisé une lecture biblique tronquée, mis en scène des exorcismes sans fondements pour vilipender et décrédibiliser l’ambition. Et le résultat dans la vie de l’Eglise et certaines de ses communautés ne me surprend pas.
La sournoiserie a triomphé. La bêtise a prospéré. Le jeu des clans et des trônes s’est imposé comme le politiquement correcte. La culture communautaire est devenue celle de la complicité et des compromis intéressés. La vertu a foutu le camp dans la pratique du quotidien. Les valeurs sont restées comme une aspiration dénuée de contenu.
Certaines communautés religieuses se sont réduites à n’être plus que le microcosme de ce vieillot et moribond macrocosme qu’est la structure politico-étatique dans laquelle le religieux vit comme citoyen.
Religieux par défaut de vraies ambitions, on a perdu ce qui a fait de la vie religieuse, au Moyen Âge, la force structurante des villes et des cités qui jadis alors se construisaient autour d’elles.
Le danger est là, l’Eglise ayant perdu son protagonisme sur la société, a été réduite n’être plus qu’une organisation anonyme, une parmi tant d’autres, une structure anodine, trop souvent à la mode plus pour ses scandales que pour ses bonnes œuvres.
Que reste-il à la vie religieuse si elle ne peut pas récupérer ce qu’elle semble avoir perdu ?
Son prophétisme, son sens pratique, sa vision holistique de l’homme.
Je crois que ce prophétisme ne sera pas dans un premier temps communautaire.
Le commun suivra l’audace radicale d’individus qui peuvent oser s’écarter de ce qui aujourd’hui semble être l’autoroute toute tracée d’une majorité de religieux sur le continent africain.
On est malade de notre consécration, pourtant on s’évertue à se convaincre que nous allons bien. La vie religieuse, celle qui est vécue dans certaines communautés est plus le mirage de ce qu’il devrait être que ce que nos règles des vies nous exhortent à être.
Le pire c’est que, comme des escargots pendant le temps d’hiver, on s’est construit une théologie et une spiritualité autoréférentielle qui nous sert de protection contre le froid glacial des grands défis que nous pose la société contemporaine dans lesquelles nous sommes sommés par le Christ à vivre notre consécration religieuse.
Certains religieux et religieuses, fatigués d’une vie peu enthousiaste, se sont réorientés vers d’autres états de vie diocésaine ou séculière.
Ceux qui sont restés ne l’ont pas toujours fait par vertu ou parce qu’ils se sentaient mieux ou parce qu’ils se sentent à leur place. Ils l’ont fait chacun pour des raisons qui lui sont propres.
Certains sont restés par résignation, l’état avancé de leur âge et le conditionnement culturel à une vie de sécurité, sédentaire et monotone ne leur laissaient pas d’autres choix que celui de se complaire dans la misérable monotonie d’un présent sans épices.
D’autres sont restés parce qu’ils étaient tétanisés par la phobie des interrogations, des « qu’en dira-t-on » qui accompagneraient leur exit de la vie religieuse quand viendrait l’heure de justifier leur départ devant ceux-là qui les ont un jour accompagné, pour leur engagement définitif, à l’autel du Seigneur.
D’autres encore sont restés par fidélité à une parole donnée au Seigneur. Ils vivent leur consécration présente et les croix qui en découlent comme un sacrifice de mauvaises odeurs (par opposition au sacrifice d’agréables odeurs dont le livre des Nombres 15, 2-3 fait l’éloge). L’offrande de leur aujourd’hui à Dieu n’a rien de volontaire. Leur vie religieuse est un chemin de croix qui ne perd pas l’occasion de contaminer négativement la vie de ceux et celles qu’ils côtoient.
D’autres encore sont restés dans l’attente de la bonne occasion, celle-là qui fait le bon larron. Ils espèrent un ailleurs prochains qui les sauve de la calamité des échecs de leur présent. Dans la vie communautaire, ils sont facilement identifiables. Ils ne s’attardent pas sur les projets durables. Ils sont les fanatiques d’un commérage qu’ils pratiquent comme hobby. Détruire et dénigrer les projets de ceux qui essayent de faire quelque chose pour s’en sortir est leur sport quotidien. Ils ont une vision sombre de l’avenir. Ils sont comme ces pharisiens et ces scribes dont parle Jésus dans les écritures, ils ne font pas et ne laissent pas faire (cf. Math. 23 :13). Ils sont les fervents sympathisants du provisoire. Ils sont toujours en route à la recherche de la bonne occasion, celle-là qui pourra enfin les libérer. Bref, ce sont des religieux en transit.
Il y a enfin cette catégorie de ceux-là qui sont restés motivés par des valeurs intrinsèques louables. Ils ne l’ont pas fait parce qu’ils sont meilleurs que les autres. Avec les autres, au contraire, ils partagent les mêmes peurs, les mêmes angoisses, et les mêmes incertitudes. Henri Nouwen dirait d’eux qu’ils sont des « wounded-healer »[2]. Ils ont connu des moments difficiles, ils sont passés par des épreuves redoutables mais ils n’ont pas perdu le moral. Ils savent que l’avenir est rempli des semences de vie. A la différence des premiers, ils ne se résignent pas. Ils se posent contre les absolus qui déchirent, définissent, divisent et opposent. Ils habitent le présent mais sans jamais absolutiser le « ici et le maintenant ». Tendu vers l’avenir, ils gardent un pied dans le présent et l’autre dans le passé. Ils savent comme disait Maria Rainer Rilke que Dieu nous espère toujours où sont nos racines.
Leur conviction au sujet de la venue non spectaculaire du règne de Dieu n’enlève rien à leur zèle quotidien pour transformer leur présent et lutter contre les forces obscures de la domination, de la misère, du mal et de la pauvreté.
Du mythe ancien de la boite de pandore, ils ont retenu la leçon que trop souvent beaucoup de ses lecteurs omettent : après que sortent tous les maux de la boite de pandore, il reste ce petit rayon de lumière. Pandore, la gardienne de la boite l’appelle elpis, la personnification et l’esprit de l’espérance. Pour cette catégorie de religieux, l’exigence d’une vie de bonheur ne nous force pas à maintenir l’espérance tant qu’on vit mais bien plus au contraire, comme le dit le pape François, à laisser que l’espérance maintienne la vie, la protège, la garde et la fait grandir[3].
Les religieux de cette dernière catégorie sont de véritables COMBATTANTS. Ils luttent contre l’impatience. Ils sont les soldats de la pertinence et les adeptes du non conformisme. Ils s’opposent à la soumission aveugle, qu’elle soit idéologique ou religieuse. Ils ont compris comme, le disait Einstein, que le respect irréfléchi de l’autorité est le plus grand ennemi de la vérité. Doué du talent de la prophétie, ils connaissent les chemins de l’ambition qui plait au Cœur de Dieu. Ils gardent devant les yeux le bien de l’ensemble de la famille religieuse à laquelle ils appartiennent. Ils refusent de se laisser contaminer par le pessimisme ambiant.
Taxés d’ambitieux, ils ne cherchent point à se justifier. Ils ne s’évertuent point à faire le procès des mauvaises intentions qui leurs sont attribuées. Ils avancent. Quand ils tombent, ils se relèvent. Ils évitent de s’apitoyer sur eux-mêmes. Ils voient la vie comme un cycle ouvert fait de hauts et de bas, de bons et de mauvais, de chutes et de relèvements. Ils savent qu’en fin de compte tout concourt pour le bien de ceux qui aiment Dieu et qui ont en intention de ne faire que sa volonté.
Leur volonté forte peut parfois se confondre à une obstination non-religieuse. La situation de crise présente l’exige d’eux. S’ils se soustrayaient à ce devoir, disparaîtrait alors toute possibilité de transformation, de rénovation structurelle et institutionnelle.
[1] Ad Maiorem Dei Gloriam, qui est la dévise de l’ordre des Jésuites
[2] Cette expression signifie « guérisseur blessé », qu’il faut entendre comme, la reconnaissance, l'acceptation et l'intégration de ses propres blessures, sa propre vulnérabilité et la condition de sa finitude. Il parait que l’expression trouve ses origines dans la mythologie grecque. La mythologie grecque raconte que Filira (Phylira), fille d’Océan et de Thétis, a été harcelée avec passion par Kronos, raison pour laquelle elle a demandé à Zeus d’être transformée en une jument pour tromper le dieu. Mais averti de la tromperie, Kronos devient un cheval et remplit sa mission. De cette union forcée naît un être singulier, Chiron, avec la figure d'un centaure, c'est-à-dire la tête, le torse et les bras de l'homme, le corps et les jambes d'un cheval.
La mère, voyant le monstrueux fruit de son ventre, nie son fils et Chiron grandit dans une grotte sous la protection des dieux Apollo et Athéna. De la main de ces parents adoptifs, Chiron, contrairement à ses paires de centaures violents et destructeurs, devient un exemple de sagesse et de prudence. Il connaissait l'art d'écrire, la poésie et la musique, mais il était avant tout reconnu comme médecin et chirurgien, guérisseur et sauveur de la mort, que les héros et les dieux venaient consulter.
[3] Pape François 27/09/20117