Vive Zola !

Vive Zola !

Pincement au cœur à la dernière ligne du « Docteur Pascal » : je viens de terminer la série de 20 tomes des Rougon-Macquart.

J’avais de lointains souvenirs des plus classiques, lus fiévreusement à l’approche du bac (l’année où le-copain-dont-la-mère-est-prof vous dit : c’est Zola qui va sortir, et que vous passez finalement l’oral sur Giono).

Mais la série entière présente un bien plus grand intérêt. Elle permet de voir évoluer la maîtrise croissante de l’écrivain, et comme un album dont on écoute les morceaux dans l’ordre, de vivre les respirations et les reliefs voulus par l’auteur.

La fin d’un monde

Le pitch de l’œuvre est en sous-titre : « Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le Second Empire ». Zola ancre donc l’évolution des Rougon-Macquart dans ce second empire qu’il déteste tant. C’est le premier constat flagrant : à l’heure de la révolution industrielle, Zola ne décrit pas l’émergence du nouveau monde, mais l’agonie de l’ancien, à l’image de son empereur dans les dernières pages de « La Débâcle » : « c’était une apparition de face cadavéreuse, les yeux éteints, les traits décomposés, les moustaches blêmies, dans cette angoisse dernière ».

Une œuvre qui résiste au temps

Deuxième constat : le cycle des Rougon n’est pas une vieillerie datée, si l’on excepte les règlements de compte de Zola avec la religion, qui sentent bon la France d’avant 1905. L’anticléricalisme atteint des sommets dans « La conquête de Plassans » (où l'abbé Faujas, par son ambition politique féroce, ruine la vie paisible d'une famille sans histoire) et « La Faute de l’Abbé Mouret » (dans lequel l’abbé, qui incarne la prière et l'ascétisme, se trouve confronté au plaisir charnel et y succombe).

Deux tomes se détachent par leur modernité : « Le Ventre de Paris » et « Le Bonheur des Dames ». Le premier préfigure l’abondance de biens alimentaires, dont regorgent les nouvelles halles de Paris (avec Nanterre et Suresnes en terres maraîchères). « Le Bonheur des Dames », quant à lui, est un gigantesque magasin de nouveautés (contemporain du « Bon Marché »).

Le consumérisme qu’y peint Zola nous est contemporain, et il décrit Mouret en entrepreneur visionnaire : fervent partisan de l’offre, il déploie des techniques commerciales très modernes. Adepte de la publicité, il inonde Paris de réclames ; il privilégie l’abondance de biens mis en vente, casse les prix sur les produits d’appels et invente le « rendu » (achats repris et remboursés). Il fait en sorte que tout recoin de son empire bruisse de vie, mais offre aussi à ses clients le repos d’un salon de lecture et des boissons gratuites. Et, surtout, il ne laisse jamais la « machine » ronronner et insuffle en permanence de la nouveauté.

Son management, lui, est bien d’époque, et l’on licencie à tout va sans prendre de gants, jusqu’à ce que la frêle Denise impose par son influence et dans la douceur d’indéniables progrès sociaux (médecin à demeure, congés de maternité…).

Prévarication, délit d’initié et spéculation à outrance

Si Zola jette un regard plutôt bienveillant sur la prospérité générée par le Second Empire, au début des années 1860, à travers les grands travaux d’Hausmann (« La Curée », « Le Ventre de Paris ») ou le développement du chemin de fer (« La bête humaine »), il est également incisif sur ses dérives. C’est dénommé Saccard qui personnifie ces malversations : informé des futurs percements de grands boulevards, il achète des domaines afin de toucher des primes d’expropriation conséquentes (« La Curée »). De retour aux affaires après sa chute, il surfe sur la réforme du système bancaire pour créer la Banque Universelle et se lancer dans la spéculation financière (« L’Argent »). L’ascension en bourse est rapide, la banqueroute aussi. Les agissements de Saccard éclatent alors au grand jour : prête-noms, bulle spéculative alimentée par de faux achats d’actions… Malgré cela, l’Universelle a investi positivement au Proche Orient, et Zola laisse une question sans réponse : une cause noble peut-elle être financée par des malversations ?

Le roman social

Dans les causes nobles, Zola range indéniablement le progrès social, qu’il appelle de ses vœux dans plusieurs ouvrages de la série. « Germinal » en est la figure de proue.

Les conditions de travail à la mine sont terribles (humidité, chaleur, grisou…), pour une tâche très physique, le corps souvent courbé (que ce soit pour extraire le charbon ou pousser les wagons). Une note de bas de page rappelle les 300 jours de travail annuels, les dimanches et jours fériés n’étant pas payés (on est loin de notre forfait jours…). Avec plus d’empathie que dans d’autres romans, Zola décrit la difficulté à terminer les quinzaines, une misère digne qui pousse les anciens à travailler le plus tard possible, et les enfants à descendre tôt à la mine. Malheur à ceux qui ne peuvent plus assurer leur subsistance (thème également présent dans « La Terre »).

Etienne Lantier pose la question qui agitera le monde moderne pendant des décennies : « Est-ce honnête, à chaque crise, de laisser mourir de faim les travailleurs pour sauver les dividendes des actionnaires ? ». Car le message politique de Zola est en partie là, dans cette opposition entre travailleurs et actionnaires. Relativement indulgent envers le directeur Hennebeau, « salarié » comme les autres, ou l’ingénieur Négrel, dont il loue le courage physique et le souci de ses mineurs, Zola ne cache pas son mépris envers le rentier Grégoire, actionnaire des mines. Une scène terrible est le meurtre de sa fille, par un vieux mineur devenu invalide, et charge pour la famille (symbolique : le prolétariat poussé à bout se retourne contre l’actionnaire qui l’exploite).

Zola décrit un monde où le dialogue social n’existe pas : la grève des mineurs s’achève mal, aucune des deux parties n’envisageant une autre issue que sa demande initiale. Il montre les prémices d’événements majeurs, et par la personne du sombre Souvarine, pressent des formes d’actions beaucoup plus radicales (sabotage, attentats, destruction…). Il envisage aussi, dans « L’Argent », un monde sans échange financier, par la voix du phtisique Sigismond, qui prône une utopie collectiviste et le bonheur universel.

Le maître des transformations silencieuses

Malgré quelques lourdeurs, comme l’accumulation indigeste de descriptions botaniques dans « La Faute de l’Abbé Mouret », le style de Zola est fluide et sa narration efficace. Quelques moments de grâce traversent la série, comme la marche nocturne des jeunes fuyards dans « La fortune des Rougon » ou le futur peintre Claude et son ami écrivain en vadrouille dans les collines provençales (« L’œuvre »), à l’image de Marcel Pagnol et Lily « des Bellons » quelques années plus tard. Son talent de restitution d’une atmosphère est remarquable, faisant appel à tous les sens : également dans « l’œuvre », il compare ainsi la nef du Salon (grand raout annuel de l’art) à une serre, évoquant tout à la fois les mouvements du public, l’odeur d’humus, le vol et le piaillement des moineaux…

Au fil des ouvrages, il passe maître dans sa description des transformations silencieuses (chères à François Jullien, le philosophe sinophile), qui en quelques pages traduisent le temps qui passe, ancrant les habitudes, transformant l’ébauche en tableau final. N’hésitez pas non plus à le consulter pour l’application des techniques de manipulation, elles y figurent toutes !

Enfin, la marque de fabrique de Zola est sans doute son symbolisme, puissant à l’excès. Je ne citerai qu’un exemple : le train fou rempli de soldat à la fin de « La Bête humaine », qui file vers l’est sans chauffeur, ceci à l’aube de la guerre de 1871.

Pourquoi lire Zola aujourd’hui ?

Si le regard de Zola sur son époque est acéré, sans concession, sa description des joies, des peines et des désirs est universelle. Sa vision des sciences (dont sa passion abusive pour l’hérédité), des arts et de l’économie montre une étude minutieuse de son temps – étonnamment, il manque le thème des inventions et du rayonnement par les expositions universelles. Mais ce que je préfère, c’est son talent de romancier, puissant, efficace, maîtrisé.

Mes préférés ? Les classiques « Germinal » et « L’Assommoir », mais aussi « Le Bonheur des Dames » et « La Débâcle », terrible roman d’après-guerre.

Bonne (re)lecture !

Bravo Vincent pour cette analyse et quel courage d avoir lu les 20 romans !!

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