Voisinage contre Territoire

Voisinage contre Territoire

Le capitalisme distille une morale de voisins, en tout cas du bon voisinage. Ce qui reste de la socialité quand il n’y a plus de but ultime commun, quand il n’y a plus d’entreprise sociale en cours, quand il n’y a plus de droits ou de libertés collectives à conquérir, c’est justement ceci: un idéal de bon voisinage, globalement convivial, certainement bienveillant et en tout cas plein de prévention et de politesse.


La morale du bon voisinage a ainsi une double vertu, sociale et politique. D’une part elle semble prendre favorablement la place d’un véritable lien social, et d’une véritable identité collective; d’autre part , la morale du bon voisinage est terriblement efficace pour policer nos comportements, nous renvoyer chez nous et renoncer à tout débordement ou risque social.

Le voisinage est une dimension privilégiée par toutes les politiques libérales, autoritaires ou sécuritaires. Il porte l’espoir d’une vie sociale limitée, souvent de surface , mais qui a la double vertu d’enfermer chacun chez soi , sous la surveillance commode des voisins « vigilants ». Toute dictature fonctionne sur le voisinage.

En effet , quelle meilleure analogie entre une morale politique individualiste qui prétend borner la liberté de chacun, au nom de celle des autres, et l’expérience concrète du voisinage , et de ses conflits de limites, de frontières?

L’expérience du voisinage est une expérience du chacun chez soi, qui identifie immédiatement toute excursion, aventure, initiative à de l’incivilité , du débordement, et en tout cas à quelque chose de forcément illégitime.

On ne peut bâtir aucun travail de création de lien social, communautaire , ou politique sur le terrain, en partant du voisinage.

Cette affirmation est évidemment très engageante car c’est souvent dans cette direction et cette direction seulement, que les structures d’éducation populaire et institutions locales, envisagent la question du lien social, et du travail avec le territoire.

Or le territoire c’est justement le contraire de la notion de voisinage. Autant le voisinage est individualiste et limitatif, autant le territoire est par nature une notion ouverte sur l’altérité, l’extériorité et des espaces non bornés.

Autant le voisinage se présente d’emblée comme une expérience contrôlée, strictement limitée et décomptée , c’est à dire un tout petit investissement qu’on décide à la marge, autant la notion de territoire ne nous garantit rien de tel. Nous pouvons être dépassés, par un territoire; nous pouvons être entraînés, par la découverte du territoire. Littéralement,nous pouvons nous y perdre.

Si le voisinage est un codicille, un petit tribut que l’on consent vis à vis du monde extérieur, un peu comme cette journée des voisins, un peu ridicule, la notion de territoire , au contraire, ne nous économise pas et ne nous garantit de rien. Nous n’habitons pas le territoire; en fait, c’est lui qui nous habite. Il nous transforme au même moment où nous ne pouvons nous engager qu’à le transformer à notre tour, comme on peut , à la marge.

Nous ne l’avons pas choisi, mais nous ne pouvons pas lui échapper et nous n’avons d’autre choix au final que de le découvrir et de nous y impliquer, ne serait ce que pour exister.

Comment concevoir une pédagogie du Territoire , qui ne se réduirait pas à une pédagogie cosmétique du bon voisinage et de la convivialité de surface?

Quels seraient ses principes, quelles seraient ses pratiques? Il nous semble, à nous, qu’une pédagogie du territoire repose sur une approche de l’espace complètement différente. Il ne s’agit pas de s’inviter les uns, les autres; il ne s’agit pas de se retrouver aux limites de nos vies privées pour quelque moment plaisant.

Non, une Pédagogie du territoire repose toute entière sur l’idée de la création d’un espace commun, qui aujourd’hui fait défaut. Il s’agit de conquérir de nouveaux espaces, de nouveaux temps. Le sens individu/ collectif est ici complètement inversé. On ne part pas de l’individu pour aller vers les autres; on part pas de la vie privée, pour aller vers une vie publique, on ne part pas de chez soi , pour aller chez les autres.

A l’opposé, il s’agit de création, de conquête, de fondation d’espaces et de nouveaux territoires. C’est à partir de ceux ci qui seront par définition communs dès leur conception, que les individus y prendront place, dans un temps second.

Ne soyons donc pas étonnés, si en Pédagogie sociale, sur les lieux de nos actions et ateliers de rue, nous n’hésitons pas à faire venir de « l’extérieur », à commencer par nous mêmes. Nous ne nous contentons pas, lorsque nous « ouvrons dehors » aux seuls usagers constants de ces espaces. Nous prenons des initiatives, nous amenons du monde. Car pour bâtir dehors, il faut de l’autre.

« Je hais mes voisins car l’aime mes lointains. »


Le territoire est à l’espace ce que la conscience de classe est à la classe : quelque chose que l’on intègre comme partie de soi […] » et « La notion de territoire est donc à la fois juridique, sociale et culturelle, et même affective. Le territoire implique toujours une appropriation de l’espace : il est autre chose que l’espace. »[1]

                      Roger Brunet, Robert Ferras, Hervé Théry (1993).


[1] Roger Brunet, Robert Ferras, Hervé Théry (dir.), Les mots de la géographie. Dictionnaire critique. Reclus, La Documentation française. 1993 (1e éd. 1992).

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