Votre intuition connaît-elle ses limites ?

Votre intuition connaît-elle ses limites ?

Dans un post précédent, j’ai relevé les dangers qu’il y a à faire une confiance aveugle à notre intuition. Notre « gut feeling » peut être un guide précieux, comme l'ont relevé certains des commentaires de ce post...  mais aussi une source d’erreurs tragiques. Seul problème : savoir distinguer les situations où nous pouvons lui faire confiance de celles où elle nous induit en erreur.

Naturellement, beaucoup de très bons esprits se sont penchés sur cette question. J’ai eu la chance d’interviewer deux des plus éminents d’entre eux, Daniel Kahneman et Gary Klein, dont le dialogue est d’autant plus éclairant qu’ils abordent le problème sous des angles radicalement opposés.

Pour le comprendre, retraçons rapidement leurs parcours. Kahneman, prix Nobel d’économie 2002, est le père de l’école de pensée dite des « heuristiques et des biais ». On lui doit la découverte des biais cognitifs et comportementaux, qui remet en cause le dogme de l’ « homo economicus » purement rationnel.

Quand les psychologues de cette obédience étudient expérimentalement l’intuition, ils confrontent les certitudes de leurs sujets à la réalité des faits, dans des expériences rigoureuses et calibrées... et concluent en général que l'intuition est trompeuse. Par exemple, quand ils demandent à des statisticiens chevronnés d'estimer "intuitivement" des tailles d'échantillon optimales, les statisticiens, bien que très sûrs d'eux, se trompent lourdement. Leur certitude ne reflète en réalité que le biais d’excès de confiance, dont j'ai déjà parlé ici

Gary Klein aborde le problème sous un autre angle, et surtout l'étudie dans un autre cadre. L’école « naturaliste » dont il est le chef de file s’efforce d’observer in situ les professionnels qui prennent des décisions difficiles : ses sujets sont des militaires, des pompiers, ou des médecins urgentistes. Loin des expériences en laboratoire, il les accompagne sur le terrain pour observer et analyser leurs modes de décision.

Comme il le constatera, ces décideurs ne suivent pas un modèle « rationnel » consistant à générer et à évaluer des options, mais s’en remettent… à leur intuition. A tel point que certains d’entre eux sont persuadés de détenir des capacités de perception extra-sensorielle : par exemple, un capitaine de pompiers qui a "senti" l'urgence d'évacuer une maison en flammes la verra s'écrouler dans l'instant qui suit sa sortie. Seule cette intuition « surnaturelle » permet de prendre instantanément, sous une pression terrible, des décisions lourdes de conséquences. Malcolm Gladwell a donné de nombreux exemples de ces décisions instinctives dans Blink, d’ailleurs traduit en français sous le titre « La force de l’intuition ».

On pourrait penser que la différence d’approche et de conclusions entre ces deux scientifiques serait irréconciliable. Et pourtant, chose rare, Kahneman et Klein ont choisi de travailler ensemble pour répondre à la question qui nous occupe ici : quand peut-on faire confiance à son intuition ? Le sous-titre de l’article qu’ils ont publié à l’issue de cette collaboration est éloquent : a failure to disagree.

Les trois conditions de l’intuition pertinente

Que nous disent donc d’une même voix Kahneman et Klein, après n’avoir « pas réussi à être en désaccord » ? D’abord, qu’ils partagent le jugement de Napoléon selon lequel “l’inspiration n’est le plus souvent qu’une réminiscence”. L’intuition n’est pas surnaturelle : ce n’est rien de plus que la reconnaissance de situations passées, l’expertise acquise au fil de l’expérience.

Rien de plus, mais rien de moins non plus : nous pouvons « reconnaître » des situations, des indices, des signes, sans en avoir conscience. D’où le sentiment parfois exprimé par les sujets de Gary Klein : ce n'est certes pas de « perception extra-sensorielle » qu'il s'agit, mais de « perception extra-consciente » : nous percevons des signaux que nous serions bien en peine de décrire explicitement, mais que nous reconnaissons quand même et dont nous sommes capables de tirer les conséquences.

Ensuite, et par voie de conséquence, Kahneman et Klein énoncent les trois « conditions de l’expertise intuitive », c'est-à-dire les circonstances qui doivent être réunies pour que notre intuition puisse nous guider de manière fiable :

  1. Il faut, d’abord, un contexte « à haute validité », c’est-à-dire « un environnement qui donne des indices pertinents sur la nature de la situation ».
  2. Il faut, ensuite, que nous ayons suffisamment pratiqué ce contexte pour avoir eu « la possibilité d’apprendre ce que sont ces indices ».
  3. Il faut, enfin, avoir pu apprendre à reconnaître ces indices lors de cette pratique, grâce à un feedback (retour d’information) rapide et clair.

En d’autres termes, puisque notre intuition n’est rien d’autre que la reconnaissance de situations que nous avons rencontrées, nous ne pouvons nous y fier que quand nous avons appris à reconnaître ces situations (même inconsciemment) et à adopter la bonne conduite face à elles.

Faire confiance à son intuition – oui, mais quand ?

A quelles situations ces règles s’appliquent-elles ? Partons du plus simple. Votre instinct vous suggère, sans que vous ne fassiez un calcul complexe, que vous avez le temps de traverser la rue avant que la voiture aperçue au loin n’arrive. La chaussée est un environnement prévisible (« régulier »), vous avez traversé bien des rues (expérience), et si vous avez parfois pris trop de risques, vous en avez immédiatement été averti par un coup de klaxon rageur et une petite frayeur (feedback). Vous avez donc bien raison d’écouter votre intuition. (A condition, bien sûr, de rester attentif aux "indices", comme nous le rappelle la photo ci-dessous.)

Allons à l’autre extrême. L’investisseur qui s’en remet à son intuition pour choisir les actions qu’il va acheter ou vendre est souvent convaincu de savoir reconnaître les « signes » d’une bonne affaire : d’ailleurs, vous dira-t-il, son track record est excellent. Pourtant, la bourse n’est pas un environnement « à haute validité », et le feedback qu’a reçu notre investisseur sur ses décisions d’achat et de vente est hautement aléatoire, tant sont nombreux les facteurs qui font monter et descendre le cours d’une action. Son track record, même s’il inspire confiance (et d’abord à lui-même), n’est sans doute dû qu’à la chance.

Entre ces deux extrêmes viennent se nicher une foule de situations plus ou moins propices au développement et à l’utilisation d’une réelle expertise, et donc d’intuitions valides. Sans simplifier exagérément, on peut dire que :

  • Les trois conditions de Kahneman et Klein ont plus de chances d'être réunies lorsque nous prenons des décisions répétitives et ponctuelles dans notre domaine d'expertise. 
  • A l'inverse, elles ont d’autant moins de chances de l’être que la décision à prendre est complexe, inhabituelle et importante – bref, qu’on a affaire à ce qu’on appelle une décision stratégique.

Je donnerai quelques exemples de ces différents types de situations dans mon prochain post. Mais la règle de base à garder à l'esprit est que si notre intuition peut parfois nous souffler de bonnes réponses à des questions importantes, elle ne connaît pas ses propres limites. La force de notre conviction n'a en effet rien à voir avec le fait que les trois conditions de Kahneman et Klein soient réunies ! Il nous faut faire un effort conscient, un travail de notre  "système 2", pour décider si notre intuition est digne de foi sur une question particulière. A méditer pour celles et ceux qui sont convaincus d'avoir une intuition fiable en toutes circonstances... ou au contraire de n'en avoir aucune.

(A suivre...)


Pour approfondir:

Réapprendre à décider (Ed. Nouveaux Débats Publics, 300 p.) : en vente sur amazon ou fnac.com.

Philippe JOURDON

Président Directeur Général

9 ans

Une analyse rigoureuse et convaincante sur un sujet qui sans doute devrait encore faire l'objet de recherches. Notamment au pays de Descartes, on sait avec Pascal qu'il est "rare que les géomètres soient fins, et rare que les fins soient géomètres", ou, pour citer une fable de La Fontaine "le chêne et le roseau": nos brillants biologistes seraient-ils sur la voie d'une espèce de chêne-roseau: j'en doute... Les deux premières conditions me semblent poser moins de difficultés que la troisième qui nécessiterait passer par l'expertise d'un groupe auquel on appartient. D'où mes deux remarques: d'abord la littérature est un puits de connaissance sur des sujets "archétypaux" et permettrait déjà d'analyser l'économie parfois... ensuite en science pure la plupart des grandes découvertes sont au départ "contre-intuitives"... ce qui invaliderait nombre d'approches stratégiques "classiques"!!

Pierre Paperon

Conférencier Web3 et accompagnement ponctuel pour la meilleure combinaison de technologies (blockchain, RV/RA/XR, avatar, IA, metavers ...) pour votre entreprise

9 ans

Bonjour Olivier + merci pour l'envoi de ton livre ; ) Content que tu aies écrit ce post qui tempère et corrige quelques manquements d'ouverture ou a-prioris du précédent : ) En effet toujours difficile pour le poisson de comprendre son bocal et les neurologues montrent rapidement leurs limites pour cet exercice de compréhension de ce qu'est la conscience et ses différentes composantes. Et je ne saurais trop recommander à chacun de se faire sa propre opinion en observant sa propre intuition. Après tout, c'est entre les deux oreilles de chacun de nous que cela se passe ! (cf post sur méditation comme un des moyens d'approcher la source de la pensée et l'étincelle initiale de l'intuition).

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