Vous reprendrez bien un peu d’expérience ?

Vous reprendrez bien un peu d’expérience ?

Il est devenu le maître mot : l’expérience. La notion est devenue l’ingrédient miracle à toutes les recettes en manque de saveur. On la conjugue et la décline à souhaits, en magasin, en vitrine, en gare ou en ligne. On en a même créé une matière avec le marketing expérientiel, lancé des études et des classements en son nom, jusqu’à encenser ou condamner tel ou tel acteur pour sa parfaite compréhension ou incompréhension du phénomène. Citons par exemple l’étude récente de la Cornell University reprise par Forbes qui démontre l’antagonisme entre la possession de biens et l’expérience de moments : la première entraîne l’Homme d’insatisfactions en insatisfactions, la seconde l’accompagne dans le temps, la première est impatience quand la seconde est anticipation ; posséder rime avec le passé quand vivre une expérience perdure dans le souvenir.

L’expérience est ainsi devenue une référence universelle à laquelle chacun doit se mesurer, à défaut, pour l’instant, de pouvoir la compter quantitativement…? Et à quand l’indice boursier de l’expérience, la nouvelle mathématique expérientielle et l’expério-monnaie ! Chassez le naturel, il revient au galop, et ne sachant plus ce qu’il faut vendre pour faire recettes, on en vient à matérialiser ce qu’il y a de plus immatériel dans l’acte commercial, à savoir la sensation et le vécu.

Mais revenons un instant sur l’origine de cette euphorie pour ce concept : les années de l’avènement du mercantilisme sont derrière nous, et la méthode du « tout sous un même toit » ne fonctionne plus. Les clients s’ennuient et désertent les commerces, jugés trop froids et sans vie. Une page se tourne. Désormais, il faut plus pour vendre : pour tout achat en magasin, une expérience inclue ! Le produit se sacrifie sur l’autel de la sensation, et la formule s’inverse : « pour toute expérience achetée, un produit offert ». Commerce et divertissement ne font plus qu’un, l’intellect et le sensoriel se réunissent dans les nouveaux lieux huppés de la vente que sont les nouveaux concepts-stores. Tout ne doit être qu’événement, nouveauté, disruption.

Mais n’avons-nous jamais vendu quoi que ce soit sans expérience ? Le passé du retail est-il tant celui décrié comme celui de la vente froide, effrénée et impersonnelle ? Est-il fondamentalement possible de penser vente et expérience l’une sans l’autre ?

Le commerce a toujours été associé à une théâtralisation et à une mise en scène certaines, preuves en sont les images que nous avons des places de marchés antiques, des axes commerçants qui ont su traverser les âges, des publicités pré- et post-industrielles qui ont fait entrer la consommation de masse dans les foyers des classes moyennes. Rappelons-nous des premiers grands magasins, les premiers « temples » de la consommation dont l’unique objectif était de « vaincre la femme » comme le décrit Emile Zola dans son Bonheur des Dames. Lui qui évoque les « nouvelles trouvailles », les expositions de tableaux, les rayons enfants, les « ballons distribués à chaque acheteuse », les « ascenseurs » et « buffets » gratuits déployés pour mettre à l’aise les consommatrices, en prise avec la quête de nouveauté et la soif de s’accaparer les produits les plus « bon marché » qu’elles achetaient sans besoin, il nous offre sur un plateau les composantes fondamentales d’une expérience retail magasin réussie. Il examine aussi les leviers d’une mécanique et d’un système aussi vieux que le monde et qu'il présentait, déjà, avant nous, comme le « nouveau commerce » (Au Bonheur des Dames, Emile Zola, chapitre 9).

Le débat se situe donc bien ailleurs : si l’on ne peut dissocier l’acquisition d’un produit de son environnement et de l’instant, il est aussi certain que notre insatisfaction perpétuelle et notre perte mémorielle nous amènent à nous considérer comme les pères fondateurs d’une nouvelle science, les alchimistes d’une nouvelle potion miracle… les nouveaux Sisyphes poussant la même pierre ? Quoi de moins condamnable dans une société du chiffre dira-t-on, mais cela l’est déjà un peu plus quand une fausse histoire entraîne de mauvaises conclusions.

Produit et expérience, il faut bien penser et panser l’un avec l’autre, et accepter que s’il est un mystère aussi insaisissable que celui de la femme décrite par Zola, c’est également celui du bonheur évanescent et sans cesse renouvelé du client déambulant dans les galeries marchandes.

Derniers articles publiés : Objectif Lune, le vrai visage de l'innovation // La puissance du lieu, ou l’urbanisme commercial selon Néron // Et si nous faisions de 2020 l’année du commerce … « ensemble » ?

Deborah Bettoun

Rédactrice spécialisée dans le secteur médical et para-médical. Directrice communication secteur médical.

4 ans

👌

C'est vrai, parce que nous sommes des femmes et des hommes, il n'y a pas de produit sans expérience. Mais, elle est agréable ou désagréable, surprenante ou déjà vue, etc...Et si le produit n'est pas assez différenciant, c'est l'expérience qui fait la différence.

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