Demandez à Iggy Pop ce qu’il voulait accomplir lorsque lui et les Stooges ont commencé à écrire leur troisième album Raw Power, et il vous dira ceci : « Je ne pensais pas que nous allions accomplir grand-chose, parce que tout le monde préférait écouter des trucs plus ternes, franchement. Voilà le hic : c’était trop sauvage pour les gens. Qu’est-ce que je voulais vraiment à l’époque ? Je voulais juste surpasser tout le monde.
Et c’était bien ce qu’était en train de faire le groupe nouvellement reconfiguré, avec Iggy au chant, James Williamson à la guitare, Scott Asheton à la batterie, l’ancien guitariste des Stooges Ron Asheton à la basse — et David Bowie à la production. Ce qu’ils ne savaient pas en entrant dans les studios CBS de Londres en septembre 1972, c’est qu’ils étaient également sur le point de jeter les bases du punk. Cinquante ans après sa sortie en février 1973, Raw Power se dresse toujours comme un colosse. Mais ses débuts étaient loin d’être prometteurs.
« Une fois que la version Mach One des Stooges a explosé en vol, tout était en ruines », raconte Iggy à Apple Music. « On m’a proposé d’aller en Angleterre pour monter un nouveau groupe, mais personne ne cherchait à reformer les Stooges — sauf moi. Alors j’ai contacté Williamson, qui était le guitariste le plus intéressant que je connaissais à l’époque. Il vivait sur le canapé de sa sœur. Je lui ai dit : “Joue-moi ta meilleure idée du moment.” Et il m’a joué le riff de “Penetration”. C’est ce qui m’a convaincu. J’ai pris le téléphone et j’ai fait le forcing, insisté et manipulé tout le monde jusqu’à ce qu’on le fasse revenir avec moi, et finalement les deux autres aussi. Tout le monde a levé les bras au ciel : “Super, on a les Stooges.”»
Au-delà de la présence cruciale de Williamson, il y avait une autre différence importante. Le groupe dysfonctionnel et toxicomane qui avait sorti son album éponyme en 1969 et Fun House en 1970 sous le nom de The Stooges se nommait désormais Iggy & The Stooges. Et le transfert de pouvoir implicite était très réel : c’était désormais le groupe d’Iggy. « Je me suis dit que ce n’était pas le moment dans ma carrière de faire autre chose que ma propre musique », se souvient-il. « J’aurais été submergé, et je ne serais jamais redescendu sur Terre. »
Le nouveau partenariat musical d’Iggy avec Williamson a d’abord été difficile. « C’est dur de jouer avec lui », raconte Iggy. « Il a appris dans sa chambre, et c’est aussi là qu’il aime écrire. Il ne pense pas vraiment aux autres. Donc son style est très dense, et c’est très difficile d’y trouver sa place. C’était compliqué pour moi de chanter sur sa musique, alors j’ai décidé de dépasser les bornes. »
« Dépasser les bornes » est peut-être la meilleure façon de décrire certains des moments les plus mémorables de Raw Power. Avec son riff de guitare façon terre brûlée et une première salve incendiaire d’Iggy (« I’m a streetwalking cheetah with a heart full of napalm/I’m the runaway son of the nuclear A-bomb ») [« Je suis un guépard qui marche dans les rues, le cœur plein de napalm / je suis le fugitif, enfant de la bombe A. »], « Search and Destroy » est un hymne pour des générations, le morceau qui a lancé un millier de groupes — de Steve Jones des Sex Pistols à Johnny Marr des Smiths en passant par Mick Jones des Clash, tous le confirmeront. Évidemment, à 25 ans, Iggy ne savait pas qu’il était, avec les Stooges, sur le point de lancer un mouvement, mais il pouvait percevoir la puissance de la chanson. « Quand j’ai entendu les bandes de “Search and Destroy” en studio, j’ai pensé qu’elle avait cette qualité immortelle », dit-il. « Je savais que c’était une bonne chanson et qu’elle durerait d’une manière spéciale pendant un très long laps de temps. »
On pourrait en dire tout autant de la serpentine « Gimme Danger », jouée à la manière des Doors, du groove mauvais et de la mélodie hypnotique de xylophone de « Penetration », ou du blues sale et roulant de « I Need Somebody ». Les histoires qui se cachent derrière ces chansons — sans parler du morceau-titre vrombissant, du sulfureux « Shake Appeal », propulsé par ses claquements de mains, et du pétulant baiser d’adieu « Your Pretty Face Is Going to Hell » — sont presque aussi cool que les chansons elles-mêmes. Iggy présente ici en détail chaque titre de l’un des plus impérissables documents du punk.
« Search and Destroy »
« Il y avait un article sur le Vietnam dans le magazine Time, et les deux sous-titres des deux parties du papier étaient “Search and Destroy” et “Raw Power”. J’ai donc piqué les deux. La phrase d’ouverture est une reformulation de la chanson “Heart Full of Soul” des Yardbirds, où ils chantent “I got a heart full of soul” [“J’ai un cœur plein d’âme”]. J’ai pensé, “Eh bien moi, je ne l’ai pas. J’ai un cœur plein de napalm.” La tournure de phrase était belle, alors je l’ai juste remise au goût du jour. »
« Gimme Danger »
« Là, j’ai essayé de chanter davantage dans le style des Doors. J’étais aussi influencé par les Stones, qui avaient sorti “Gimme Shelter”. Mais cette chanson était d’abord une véritable observation de moi-même. J’ai l’impression d’être toujours attiré par des filles vraiment dangereuses, fondamentalement, les vraies fauteuses de troubles, celles qui sont destructrices. La chanson parle essentiellement de ça, et aussi d’être hanté par le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) que produisent les addictions à la drogue et les échecs dans l’industrie musicale, ce genre de choses. »
« Your Pretty Face Is Going to Hell »
« C’est une chanson intéressante, car elle a été écrite à propos d’une fille nommée Johanna contre laquelle j’étais en rogne. Elle apparaît également dans la chanson “Johanna”. Et ça dit, en gros : “Très bien, bébé, tu veux me faire chier maintenant ? Tu te crois si géniale, mais attends de perdre ton principal atout.” C’était une chose très méchante à dire. À l’origine, la chanson s’intitulait “Hard to Beat”, mais les gens de MainMan n’arrêtaient pas de me suggérer de l’appeler “Your Pretty Face Is Going to Hell”. Comme je refusais, ils ont changé le nom derrière mon dos. Plus tard, j’ai réalisé qu’ils avaient eu raison de le faire. C’est un titre assez génial. »
« Penetration »
« C’est juste une chanson de sexe torride. Enfin, du sexe mélangé à un peu de drogue. C’est un morceau sur des sensations. Le riff de “Penetration” est la première chose que Williamson m’a fait écouter. Et je me suis dit qu’avec cette approche, je pourrais obtenir quelque chose de vraiment génial, avec des montées et des descentes, tout ça. Le morceau a quelque chose de plus atmosphérique et d’excitant, un peu plus romantique même, d’une manière étrange. »
« Raw Power »
« C’est un morceau important, qui repose sur un riff de rock pur et dur, mais avec le recul, il ressemble de façon troublante à celui de “Communication Breakdown” de Led Zeppelin. C’est comme si “Communication Breakdown” rencontrait “Telegram Sam” de T. Rex. On aimait tous les deux Bolan — James et moi étions allés voir T. Rex à Wembley, et il déchirait. On s’intéressait beaucoup à lui et à ce qu’il faisait. J’oublie souvent de le citer, mais il a eu une influence certaine sur “Raw Power”. Il était assez insouciant, pas nous. Les paroles suggèrent que si on arrête de manger et de dormir, on a une chance de devenir un individu vraiment étonnant. »
« I Need Somebody »
« Ce titre ressemble à ce qu’on appelait des barrelhouse blues [blues ancêtres du boogie-woogie, joués dans les Barrelhouse, des débits de boisson, NDR]. C’est une sorte de blues roulant. Ce sont souvent de vieux pianistes qui en jouent, comme Albert Ammons. Et il y a une obscure face B de Question Mark [Rudy Martinez], que j’ai toujours aimé, qui est aussi intitulée “I Need Somebody”. Mais c’est une chanson complètement différente, qui dit en substance : “I need somebody to work it out. Somebody help me, somebody help... “ [“J’ai besoin de quelqu’un pour m’en sortir. Que quelqu’un m’aide, que quelqu’un m’aide... “] Et j’ai pensé que je pouvais me l’approprier. J’ai toujours été très inspiré par lui. »
« Shake Appeal »
« Je voulais chanter une chanson avec un peu de “Short Shorts” [des Royal Teens, 1958] ou de “Itsy Bitsy Teenie Weenie Yellow Polka Dot Bikini” [chantée par Brian Hyland en 1960]. Vous savez, “a wiggle when she walks, a wiggle when she talks” [“elle marche en se tortillant, elle parle en se tortillant”]. Il y en a une autre de Bruce Channel qui s’appelle “Hey ! Baby”... Il y a un million de chansons comme ça, dont beaucoup qui viennent de la Nouvelle-Orléans, mais ça me semblait un peu trop évident. Qu’est-ce qui vous interpelle vraiment dans le fait de voir une femme marcher ? Eh bien, c’est le tremblement. Je ne me voyais certainement pas chanter “shake, baby, shake” ou un truc comme ça, alors j’ai pensé que “Shake Appeal” ferait l’affaire. L’idée de la chanson, c’est que ce tremblement produit sur moi un effet enivrant, envoûtant, irrésistible, ce genre de choses. »
« Death Trip »
« Vous connaissez la chanson “Sea Cruise” ? “Baby, won’t you let me take you on a sea cruise?” [“Bébé, me laisseras-tu t’emmener en croisière ?”] “Death Trip” est construite sur la même structure, mais au lieu d’inviter la fille à une croisière en mer, je l’invite à un voyage vers la mort. J’adore le riff de Williamson ici. Nous avions terminé les sept autres titres, et je me rendais compte que nous n’aurions pas le soutien de notre management, ni de l’industrie musicale, ni de qui que ce soit d’autre n’importe où aux États-Unis, parce que nous nous battions contre les institutions. Donc je chante avec ça à l’esprit. Je dis que je vais le faire jusqu’à la mort, en gros. C’est ce à quoi j’étais prêt à faire face à l’époque. »