The Dream

The Dream

Le bilan humain du quatrième album d’alt-J est considérable. Au moins trois morceaux décrivent un décès, tandis qu’un autre (« Losing My Mind ») explore la psyché d’un tueur en série et que le titre « Get Better » propose quant à lui une description bouleversante du deuil. Cela dit, The Dream parle aussi des plaisirs de boire un bon Coca (« Bane »), des coups de foudre (« Powders ») et du fait d’aller se défoncer en festival (« U&ME »). « Si tu veux émouvoir les gens, ça passe par la narration », explique le chanteur et guitariste Joe Newman à Apple Music. « C’est en montrant aux gens les deux faces de la médaille que tu raconteras la meilleure histoire. » Ici, cette narration est présentée à travers une musique résolument audacieuse. Le trio formé à Leeds a commencé à travailler sur l’album en janvier 2020 mais, la dynamique du secteur musical ayant été enrayée par la pandémie, ils se sont rendu compte qu’ils avaient plus de temps que de coutume pour approfondir leur projet. Ils ont créé ensemble des mosaïques improbables entre folk psychédélique et house de Chicago, art-rock aérien et Stravinsky ou encore Jimi Hendrix et Cormac McCarthy, reliant solidement cet ensemble de motifs. « On s’est toujours vu comme des écrivains cow-boys », explique Newman. « On sait pas comment s’y prendre pour écrire une chanson pop, mais on sait qu’on a des idées entraînantes. Du coup, on les assemble sans se soucier de savoir si elles font sens sur le plan structurel. Peut-être que dans cet album on parvient aussi à maîtriser l’art d’écrire de manière plus traditionnelle. » Laissez Newman et le claviériste Gus Unger-Hamilton vous guider piste par piste à travers l’album. Bane Gus Unger-Hamilton : « C’est un microcosme de l’ensemble de l’album, dans la mesure où c’est trois morceaux en un. Il y a des riffs super entraînants, des plages instrumentales profondes, obscures et expérimentales, un gros refrain, et puis il y a tout le truc de la piscine [le décor de la chanson]. Ça nous semblait être comme un repas à part entière. » Joe Newman : « Mon premier rapport avec la notion de succès a été la natation. J’en faisais en compétition quand j’étais très jeune. Je pense donc avoir développé des liens assez forts avec les piscines pleines de chlore. C’est peut-être là que ça commence. Le titre parle de boissons gazeuses et du fait d’être accro au Coca. » U&ME JN : « On a demandé à Lance (notre ingé son) de nous envoyer quelques jams qu’il avait enregistrées pendant nos balances, et cette chanson nous a tous pris par surprise. On l’avait complètement oubliée, et il y avait un riff de guitare vraiment puissant et le refrain était déjà en place. J’étais revenu d’Australie depuis plusieurs semaines. Je suis allé à un festival en journée le 1er janvier 2020 et tout le monde se mettait au boulot à 11 heures du matin. Il faisait vraiment super chaud et les gens étaient sur les rotules. C’était une journée de très beau temps, et on était dans un vélodrome. L’ensemble de l’espace a une forme intéressante, et je me suis beaucoup amusé. J’ai écrit 70 % du morceau ce jour-là, puis je lui ai donné une direction plus sombre où ça finit dans le jardin de quelqu’un qui n’a pas de visage. Ça a été écrit avant la pandémie, alors quand tu y réfléchis, tu te dis que c’est presque le point de référence vers lequel tu veux revenir. » Hard Drive Gold GU-H : « Le morceau parle d’un garçon de 15 ans qui devient millionnaire du jour au lendemain en tradant des crypto-monnaies. On dirait bien qu’on a vécu un genre de ruée vers l’or des crypto-monnaies, et c’est une période intéressante. C’est un sujet marrant sur lequel écrire un morceau. Je me souviens de plusieurs livres que j’ai lus quand j’étais enfant et qui parlaient d’enfants devenant incroyablement riches. C’est presque un sujet classique. » JN : « La progression d’accords et la mélodie sont venues tellement vite que j’ai dû sortir de la pièce pour les enregistrer, et en l’espace de peut-être une demi-heure j’avais posé les bases du morceau. Je l’ai fait écouter au groupe et ils ont réagi de manière toute aussi rapide. Parfois, il faut sortir du sentier battu du morceau pour le laisser trouver son élan. Je pense que c’était le cas pour « Left Hand Free » [ single de 2014], et ça l’était certainement aussi pour « Hard Drive Gold ». Happier When You’re Gone JN : « En Australie, je lisais De si jolis chevaux de Cormac McCarthy, et je suis tombé amoureux de toute cette représentation de l’ouest du Texas et de l’idée de quête existentielle dans cet environnement. J’ai exploité cette narration en utilisant une facette différente de l’histoire de “Hey Joe”, la chanson de Jimi Hendrix. Au lieu que Joe aille tirer sur sa femme, cette dernière lui dit : “J’en ai marre de tes conneries, marre de ton caractère, de cet enfer domestique dans lequel je vis”. Le refrain, “L’odeur du bétail brûlé plane sur l’ouest”, est basé sur une expérience que j’ai vécue. Mon père a choisi le bon moment pour aller en Écosse au début des années 2000, au moment de l’épidémie de fièvre aphteuse. On traversait Northumbria et il y avait des rangées et des rangées de bétail mort qui avait été brûlé. L’odeur était horrible. » The Actor GU-H : « “The Actor” est une sorte de réécriture fantasmée de la mort de John Belushi au Château Marmont. » JN : « L’idée de suivre un acteur en difficulté, qui finance son rêve en devenant dealer de coke, est en quelque sorte l’idée du rêve américain, de l’excès et du danger dans les années 80 — et toutes les étapes par lesquelles passe la production de cocaïne pour finir dans cet hôtel qui incarne la grandeur d’Hollywood. Quand on a produit le morceau, il était très chargé en guitares, mais la plus grande découverte a été ce synthé arpégé qui a créé une ambiance grisante. Ça renforce cet imaginaire des années 80, de Reagan, d’un monde plein de drogue. » Get Better GU-H : « C’est un poème, grosso-modo. La musique est vraiment belle, mais je pense qu’elle passe au second plan par rapport aux paroles, dans ce cas particulier. » JN : « Tout a commencé par une chanson que j’ai chantée à ma copine, qui avait des douleurs menstruelles. J’essayais juste de lui remonter le moral et elle a décidé de l’enregistrer, et c’est devenu plus tard le refrain de “Get Better”. Ensuite, pendant le confinement, j’ai commencé à écrire sur un couple lié à Elliott Smith et qui écoutait sa musique. Ça a fait naître l’idée qu’un des membres du couple était peut-être mort et qu’il se raccrochait à tous ces moments qu’ils avaient vécus ensemble. Le fait d’être confiné a inspiré tout ce processus d’une perte de contrôle totale. J’avais rassemblé plein de petites capsules sur l’idée de perdre quelqu’un, ou sur l’idée de deuil. C’était une chanson parfaite pour y intégrer ces choses-là. » Chicago JN : « C’est deux morceaux qui ont été fusionnés. On avait pour projet d’intégrer la section des couplets à “Happier When You’re Gone”, et on avait jammé à Chicago sur cette idée d’ambiance façon club de Chicago. C’est une des chansons où je me dis “On continue à faire un boulot intéressant”. Je pense qu’on a ouvert une brèche ici. J’avais ces paroles sous la main depuis un bout de temps : “I can see it rain on the town over [Je peux voir la pluie tomber sur la ville d’à côté]”. J’ai toujours aimé l’image d’un endroit se trouvant à cette distance, tu peux voir toute une ville, tu peux voir la météo qui impacte cette ville, mais sans que ça te touche — c’est à la fois impressionnant et poignant. J’ai ensuite imaginé l’histoire d’un frère et d’une sœur qui font une randonnée, et il se passe un truc et l’un d’eux fait une chute mortelle, mais tu sais pas trop si t’es témoin ou acteur de tout ça. » Philadelphia JN : « C’est les derniers instants de quelqu’un qui meurt dans une ruelle. Cette personne est super déboussolée, elle ne sait pas vraiment ce qui se passe et se remémore des choses, mais en même temps son rythme cardiaque ralentit de plus en plus et elle finit par succomber. » GU-H : « Quand Joe m’a montré les premières pistes, je me suis dit : “Ça sonne très Beatles”. On s’est dit qu’on allait creuser ce sillon, et on a donc chopé une basse-violon Höfner et appelé notre pote Will Gardner, qui a arrangé toutes les parties à cordes de l’album. On l’a briefé sur un truc du genre “John Barry et James Bond rencontrent Sergeant Pepper et la vibe Abbey Road”, et je pense qu’il est vraiment parvenu à ça. » Walk a Mile JN : « Des ouvriers polonais m’ont construit mon studio l’année dernière. Ils étaient super sympas et m’ont demandé si j’aimais les plantes. J’ai répondu : “Ouais.” “T’aimes bien les plantes aromatiques ?” “Ouais, carrément.” Le lendemain, ils sont arrivés avec un pied de beuh. Ils m’ont expliqué comment m’en occuper et au final j’ai récolté de l’herbe. J’ai fumé un peu avec eux et j’ai écrit ce riff de guitare qui était une ligne avec tout un tas de variations mélodiques, et j’ai tout enregistré sur un mémo vocal. Je me suis dit : “J’aime bien toutes ces variations mélodiques.” Et du coup j’ai décidé que je pouvais en faire une chanson. Donc c’est super simple au niveau des paroles, mais super varié au niveau de la mélodie. » GU-H : « J’étais dans un groupe de barbershop à l’école. J’ai demandé à deux des anciens membres de venir chanter avec moi, et c’est comme ça que commence le morceau. C’est marrant de réaliser qu’on a pas encore atteint les limites de nos intérêts musicaux, de nos influences et de nos origines. Il y a encore des éléments de nos vies qu’on peut exploiter, même après quatre albums. » Delta JN : « On aimait juste bien cette idée de “Je suis pas le genre de gars à prier, mais je m’agenouillerai devant ça”. » GU-H : « Ta mère a trouvé ça hilarant. » JN : « Elle a trouvé que ça faisait très Carry On…, genre : “Oooh, je suis pas un mec qui prie, mais je vais m’agenouiller devant ça.” Pour moi, l’histoire c’était cette personne qui vivait une expérience extraterrestre, où une lumière vive plonge sur les marais du delta du Mississippi ou un truc du genre. La personne se met à genoux, parce que c’est comme un éveil spirituel. » Losing My Mind JN : « C’est probablement un des discours les plus francs et directs sur le côté vraiment sombre de la condition humaine, et sur ce qu’on peut parfois voir à travers le comportement humain qui est si éloigné de ce qu’on connaît, en tant que personne civilisée. C’est un tueur en série qui tue de jeunes enfants. C’est pas très gentil, mais j’imagine que j’ai toujours été à l’aise pour parler de ça parce que mon père était agent de probation et qu’il travaillait pour la Fondation Lucy Faithfull, qui relie tous les domaines de la justice (de l’aide sociale à la psychiatrie) pour comprendre les délinquants sexuels afin de pouvoir les traiter. J’ai toujours été fasciné par son souci de protéger les gens en repensant la manière de s’occuper des personnes concernées par ces problèmes. » Powders GU-H : « L’idée du sketch du milieu vient d’un podcast de Malcolm Gladwell. Il parlait des musiciens qui oublient les paroles de leurs propres chansons. Il y avait souvent “Are You Lonesome Tonight ?” dedans, et au milieu de la chanson, Elvis fait ce sketch. J’ai senti que cette chanson avait le potentiel pour tenter un truc de ce genre, particulièrement du fait des thèmes qu’elle aborde : une sorte d’amour adolescent en Amérique. Joe est parti et a bossé sur ce petit script, que Thom [Green, batteur] et sa copine ont joué dans la chanson. » JN : « Ici en termes de sujet, on est bien éloigné des trucs sombres. C’est l’étincelle qui se produit quand tu vois quelqu’un à l’autre bout de la pièce et que tu te dis : “Je veux faire sa connaissance ce soir”. C’est une jolie façon de terminer, pleine d’espoir. »

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