Qu'elle est peu racontée, la vie de Mélinée Soumékian, rebaptisée Assadourian en exil, cantonnée au statut d'épouse Manouchian, panthéonisée en éternel second couteau.
Je ne dis pas qu'il ne faut pas valoriser les fusillés du Mont Valérien.
Seulement que le récit actuel perpétue un modèle républicain unique.
Les hommes sont des héros (surtout ceux qui meurent).
Les femmes sont des suiveuses.
Si elles ne meurent pas, leur rôle est de s'effacer encore davantage, pour s'activer à maintenir la mémoire du disparu.
A lui l'héroisme, à elle le devoir de mémoire.
Mélinée. Née en 1913 à Constantinople de parents massacrés en 1915 lors du génocide arménien, elle survit avec sa sœur, est cachée et grandit en orphelinat en Grèce, atterrit à Marseille, où son nom de naissance est changé pour une raison obscure, puis Paris.
Elle y travaille dur, participe à la vie de la communauté arménienne, s'engage au parti communiste en 1934.
Elle rencontre Missak Manoukian, se marie en 1936.
La guerre arrive. Elle n'est pas française et ne peut obtenir de masque à gaz comme les parisiens de l'époque.
Moi ca m'aurait bien échaudée. Mais Mélinée, non. Elle se bat car elle a vu la barbarie, elle sait très bien qui elle combat.
Elle l'écrit : « Nous aurions pu rester cachés, mais nous ne pouvions pas rester insensibles à tous ces meurtres, à toutes ces déportations de Juifs par les Allemands, car je voyais la main de ces mêmes Allemands qui encadraient l’armée turque lors du génocide arménien. »
Et donc, elle résiste. Elle fait passer des messages, écrit des rapports, passe sur le territoire, profite de ce que les SS, ne prenaient pas les femmes au sérieux. Se balade devant eux, mine de rien, histoire de récupérer des indices et des positions.
Elle fait passer des armes. Lors de l'arrestation de Missak, elle doit se cacher, se teint les cheveux, mais va récupérer des documents compromettants malgré le risque. Elle installe un réseau à l'Ouest, traduit des tracts pour les soldats enrôlés de force dans l'armée, confronte à la Libération celui qu'elle accuse d'avoir trahi.
En 1947 elle repart en Arménie. Très déçue du modèle soviétique, elle empêche un certain Charles Aznavour de la rejoindre. Elle parvient à rentrer en 1962 et entame un travail de mémoire pour que la mort de Missak ne soit ni vaine, ni oubliée, jusqu'à sa mort en 1989.
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Les femmes ont résisté mais leur mémoire a été effacée.
Après guerre elles ont souvent cherché à vivre normalement, se marier pour les plus jeunes, protéger la mémoire des disparus.
Mais leur mémoire à elles, qui la protège ?
Elles n'ont pas de médaille, de nom de rue, de photo dans les livres d'histoire.
Le Récit national les associe toujours à un homme. Les femmes n'auraient résisté que parce que leur père ou leur mari le faisait.
La rue Jean & Marie Moinon, dans le 10e à Paris, s'est longtemps appelée Jean Moinon. Ils ont résisté ensemble, été arrêtés ensemble, tués ensemble. Mais la rue s'appelait Jean.