Crise des Gilets jaunes : les médias, une partie du problème, une partie aussi de la solution
#10Grenelle - N°4
Vendredi 11 janvier, à la veille d’un acte 8 des Gilets jaunes marqué par des agressions multipliées à l’encontre des journalistes – alors même que les violences étaient globalement moins nombreuses –, Le Figaro a dévoilé l’enquête annuelle du Cevipof. Et le constat est sans appel : politiques, médias, syndicats, les Français y expriment une défiance inédite à l’endroit des différents acteurs de la vie démocratique. Si le président de la République – sa fonction comme sa personne – est « l’épicentre de ce séisme », il n’est pas le seul à régler la facture de toutes les fractures qui ébranlent notre société.
AUX RACINES DE LA COLERE
Au commencement de la crise, il y a assurément la pauvreté, la douleur, la véritable difficulté à « s’en sortir ». On ne peut nier ni balayer ces réalités d’un revers de main, celles de familles où l’on rogne sur tout, de personnes âgées, isolées, qui survivent à peine, quand bien même on réaliserait que l’hyperconsommation menace la planète. « Fin de mois contre fin du monde » : qui oserait contester la légitimité du dilemme ? De nouvelles mesures fiscales annoncées, au moment précis où le prix à la pompe du diesel dépasse celui de l’essence, et c’est le trop plein face au plein. La goutte de carburant qui fait céder les digues du ras-le-bol.
D’une colère faite aussi de désespoir, quand la perspective d’un horizon meilleur pour ses enfants semble s’être définitivement éloignée. Jean-Marc Vittori le décrivait bien dans une chronique remarquée des Échos du 7 janvier 2019 : « notre société est devenue celle du "moins qu’avant" et du "toujours moins" ».
Cette révolte face au coût de la vie, comme il y en a souvent eu en France, est pourtant d’un genre nouveau. À l’ère d’Internet « always on » – pour une partie écrasante du territoire – et des réseaux sociaux, dans un monde globalisé et une France plus connectée, où nous connaissons chacun mieux les conditions de vie des autres, la difficulté personnelle est moins « relative » qu’auparavant, elle est moins tolérable et tolérée. Il n’y a plus de patience devant elle, plus de cadre de souffrance pour la supporter, tel que les Églises ou les croyances eschatologiques de toutes sortes savaient en proposer. Alors que les relations s’horizontalisent et que la passion égalitaire s’exacerbe – celle-là même dont Tocqueville faisait la passion dominante de la démocratie –, toute forme d’inégalité est vécue comme une injustice, y compris l’inégalité des talents. Ainsi se multiplient les blocs de frustration, qui s’agrègent comme des (l)egos sur les pages Facebook... et nourrissent une défiance exponentielle envers les grands représentants de notre démocratie.
LA DEMOCRATIE REPRESENTATIVE EN CRISE
Si cette jacquerie 2.0. a germé sur le champ des difficultés des Français, elle est aussi, et plus profondément, à l’ère de l’hyperconnexion, le symptôme d’une crise de la démocratie représentative.
La démocratie représentative est devenue suspecte. À peine élu, un élu peut être rejeté et la durée des « états de grâce » ne cesse de se réduire. On voudrait, comme dans la télé-réalité ou sur les réseaux sociaux, voter en permanence, « liker » et « disliker » avec son pouce, dans la précipitation et en réaction… loin de ces moments solennels ou propices à la réflexion longue que construisent les campagnes électorales. On voudrait « arrêter d’élire » et ne plus faire que voter. Voter sur tout, tout le temps. Face à ce fractionnement et cette instantanéité, plus personne n’est « représentatif » : on est suivi à un moment, juste pour un moment, pour une idée ou un sentiment. Mais on n’a plus la légitimité de parler au nom d’autrui sur la durée. Il n’est pas anodin que même les « leaders » des Gilets jaunes, sitôt identifiés, se voient immédiatement contester cette qualité : chacun est jaloux de sa propre parole car chaque cri est unique. Fatalement, alors, le collectif, émanation du peuple, redevient foule : un agrégat d’individus aux intérêts – et aux émotions – divergents… au détriment de la démocratie.
Dans cette Cité 2.0 en crise, le débat public lui aussi est malmené. Tout ce qu’il gagne d’un accès potentiellement illimité des citoyens à l’information et à l’expression, il le perd dans la constitution de « safe spaces » idéologiques où se regroupent ceux qui partagent les mêmes opinions, orientés par des algorithmes qui poussent à la radicalisation plutôt qu’à l’émulation au contact de points de vue adverses. L’expression de la contradiction y prend souvent la forme de la suspicion, de l’insulte, du dénigrement, « encouragés » – pour ainsi dire car du courage, il y en a peu – par la possibilité de l’anonymat.
Dans ce climat délétère, députés, « élites », journalistes sont tous mis dans le même sac… à boxer. Ces derniers derniers se voient conspués – voire frappés comme samedi encore un journaliste de LCI et une équipe de BFM TV – par un certain nombre de manifestants. On prétend qu’ils donnent des Gilets jaunes une fausse image – on retrouve là les fondements de la critique de la représentation : « l’in-formé n’aime pas l’information », qui tente de donner une forme au réel. On leur reproche d’amplifier, de réduire, de donner à voir et de cacher, bref tout et son contraire… mais on relaie dans les groupes Facebook de « vraies fake news » comme l’arrivée de mercenaires russes en France.
La critique des médias n’est pas nouvelle, un Bourdieu n’était pas tendre avec les journalistes il y a trente ans. Elle est en partie fondée, car on ne peut pas dire que la profession n’a jamais versé dans le commentaire et la recherche du buzz au détriment de l’enquête, du reportage, qui permettent de prendre le pouls d’un pays et de sa population. Mais la critique actuelle à leur endroit dit aussi beaucoup de la crise d’autorité qui traverse notre monde 2.0.
Crise du consentement à la représentation, crise du consentement au débat public, crise aussi du consentement à l’impôt et, partant, à l’État… Il y a là le ferment d’une crise politique majeure : non pas une crise dans la Cité mais une crise de la Cité, devenue révolution sociale permanente, en panne de représentation et de représentants admis, où ce n’est plus que dans la manifestation que l’on se vit un destin collectif.
MEDIAS : NOTRE MISSION POUR ACCOMPAGNER LA SORTIE DE CRISE
Parce que la consternation d’en être là ne suffit pas, il est essentiel d’esquisser quelques pas vers une sortie de crise, autour d’idées simples. Rien ne peut redevenir comme avant. Chacun, médias inclus, doit repenser sa pratique. Faire preuve de moins de distance, de plus d’autocritique, d’esprit de construction et de compris. Les médias ne peuvent pas se contenter d’être une chambre d’écho passive, mais de mettre un point d’honneur à tirer le débat public vers le haut.
Les médias ont un rôle essentiel à jouer. S’ils sont une partie du problème, ils doivent aussi être une partie de la solution. Ils peuvent réellement aider à refaire société s’ils s’engagent résolument dans cette tâche.
En jouant toujours plus leur rôle de défricheurs, de décrypteurs. En n’étant pas une simple caisse de résonance de l’actualité mais en donnant comme les « curateurs » du cri du pays. En faisant non seulement écho aux signaux faibles mais également en analysant, en comptant, en comparant, pour construire. En n’ayant de cesse de combattre les biais cognitifs – ceux-là mêmes qui laissent à penser que tout va pour le pire dans le pire des mondes possibles, pour reprendre en négatif la célèbre formule de Voltaire –, en ayant le courage de l’optimisme en somme, et pas seulement la tentation de la critique pessimiste qui se donne l’illusion de la rigueur morale.
Il faut aussi redonner toute sa place à la proximité, à l’information locale, porte-voix de ce travail de terrain autant que détecteur des aspérités qui rendent ce travail nécessaire, contre-pouvoir et pilier précieux de la cohésion sociale.
S’engager dans la cité, c’est aussi, au-delà de la couverture de l’actualité, se muer en organisateur de débats. Recréer l’espace public à la faveur de rencontres sur des sujets de société structurants : aider les citoyens à discuter, par exemple, des grandes questions technologiques qui vont dessiner notre avenir – ce thème n’est-il pas d’ailleurs le grand absent du débat annoncé, alors qu’il est si crucial ? –, pour ne pas que l’on puisse se dire, demain, que le progrès, avec ses effets secondaires et ses impensés, s’est accompli sans nous – et par conséquent contre nous.
Observateurs de la société française, créateurs de lien et générateurs de confiance, les médias du Groupe Les Echos – Le Parisien lanceront des initiatives pour apporter une contribution au grand débat national qui s’ouvre.
À l’heure où nombreux sont les penseurs à interpréter la période houleuse que nous traversons comme la transition de notre société vers de nouvelles Lumières, la mission des médias est d’accompagner les citoyens dans cette transition, en en éclairant les mille et une facettes, avec sérieux et engagement. Il en va de la survie de nos démocraties.
Senior Consultant in M&E and international cooperation
5yMerci pour cette analyse si juste et si alarmante. En effet, la démocratie représentative est en crise, et la cyberdémocratie qui s'installe n'est pour l'instant qu'une dictature de l'opinion publique, souvent mal informée et tellement facile à manipuler. Il nous faut apprendre à gérer la masse d'information dont la quantité a explosé ces dernières décennies, user de notre esprit critique, apprendre à faire la part des choses. Le rôle des médias, comme des politiciens, est de ne pas suivre aveuglément l'opinion publique pour gagner des votes ou du buzz, mais de tirer vers le haut, comme vous le suggérez. Merci pour cette initiative.
Consultant indépendant /Direction commerciale/Management/Coaching/Assurances de personnes chez compagnies d assurances
5y👍
Global Client Executive @ ENGIE | Business Leadership
5yQue dire d’une formule destinée au monde étudiant (courte, synthétique, sérieuse) et qui pourrait être mise à disposition des jeunes dans leur lieux de formation pour les inciter à lire, s’informer, débattre... il y a du travail aussi pour re-former les plus jeunes à l’utilité et l’usage des medias. Merci pour cette prise de conscience, chacun doit jouer un rôle dans la cité !