Ils ont marché sur mes rêves !
Image du film Inception

Ils ont marché sur mes rêves !

Je viens d’apprendre le verdict de la "commission de proposition" de Sciences Po Paris : c’est négatif ! Il n’y aura pas de suite au processus …. Seul le directeur sortant pourra se présenter devant les conseils pour ce qui sera le renouvellement d’un mandat. La finale s’est bien jouée en demi-finale, et les vrais représentants de l’institution n’auront qu’un seul choix : celui du renouvellement.

Je me trouve dans cette situation que tant d’entre nous ont déjà vécue lors d’un entretien pour un nouveau poste, lors d’un rendez-vous pour un nouvel appartement, lors d’une rencontre qui devrait permettre d’avancer dans un projet auquel ils croyaient ! Le sentiment qu’ « on a marché sur nos rêves », pour reprendre les magnifiques vers du poète anglais William Butler Yeats que je vous livre ici :

 " Si je pouvais t’offrir le bleu secret du ciel

Bordé de lumière d'or et de reflets d’argent,

 Le mystérieux secret, le secret éternel ;

 De la vie et du jour, de la nuit et du temps.

 Avec tout mon amour, je le mettrai à tes pieds.

 Mais moi qui suis pauvre et n’ai que mes rêves,

Sous tes pas je les ai déroulés.

 Marche doucement car tu marches sur mes rêves."
Oser !

Nous avons tous des rêves et il faut en avoir ! Les voir piétiner est douloureux mais il ne faut avoir aucun regret d’avoir osé. Il faut oser, tenter, en se moquant de ceux qui vous tirent vers le bas : « Tu vas à l’échec ! », « Ce n’est pas pour toi ! », « Tu vas être ridicule ! » ….

Toutes ces petites phrases négatives devraient être mises à l’amende quand elles sont prononcées. J’ai toujours adoré ce vers d’une chanson de Véronique Sanson : « Celui qui n’essaie pas ne se trompe qu’une seule fois ». En effet ! Une seule fois ! Zéro risque ! Mais quelle frustration ! Combien d’occasions ratées d’apprendre en construisant un nouveau projet, en le présentant, en le défendant …

Il faut avoir des rêves, définitivement ! Même démesurés, et même si les probabilités de ne pas réussir sont proches du zéro absolu !

« Sometimes we win, sometimes we learn ! »

Pour en revenir à mon aventure personnelle : je ne cochais aucune case du « directeur de SciencesPo Paris » : je ne suis pas un homme, je ne suis pas énarque, je n’ai pas fait SciencesPo, je ne suis pas parisienne, je ne suis pas politique … C’aurait pu être une force, ça a été vu comme une faiblesse.

La commission a préféré ne pas prendre de risque et de ne pas challenger le candidat sortant, ce qui aurait pu être l’occasion de débats, de controverses, d’affermir les projets, de valider ou revalider les légitimités.

Étonnante position de ceux et celles qui sont censés former des jeunes au l’exercice du pouvoir en démocratie : un seul candidat, sans aucune opposition, ce sera un score … comment dit-on déjà ? soviétique ? ….

Étrange paradoxe d’une institution qui a pour vocation de former les élites à la conduite de la nation : préférer prolonger un plan stratégique qui a déjà 5 ans, faire "toujours plus du même", ne pas « oser » …. Une posture très éloignée de ce qui a été le moteur de la « faculté libre » fondée en 1872 par Emile Boutmy, en rupture complète avec le projet original qui avait comme objectifs de :

  • former des esprits à des sciences qui n’existaient pas : les sciences politiques ; 
  • les faire enseigner par des professionnels non-enseignants ;
  • casser les amphis pour des groupes de travail et d’échange !

Emile Boutmy se retournerait surement dans sa tombe à constater la normalisation dans laquelle est maintenant engagée SciencesPo Paris !

Ni regret, ni remords

Aucun regret, aucun remords de m’être engagée dans cette petite odyssée personnelle !

Ça a été l’occasion de communiquer ma vision de l’enseignement supérieur. J’irai la partager avec d’autres, dans d’autres lieux, avec des personnes qui croient à leur métier d’enseignants, de chercheurs, de managers d’établissement d'enseignement supérieur, qui croient à ce magnifique métier qui a pour vocation de créer de la connaissance et de la transmettre !

Je dédie ce billet à tous ceux et celles qui, aujourd’hui, hier, ou demain connaîtront une même désillusion, un même refus, et je leur dis et redis les vers d’un autre magnifique poète René Char : « Impose ta chance, sers ton bonheur, va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront ».

PS : Pour ceux et celles qui veulent en savoir plus, voici le texte in extenso de mon oral devant la commission :

"Messieurs les présidents des Conseils, Mesdames et messieurs les membres de la commission de proposition

Je tiens tout d’abord à vous adresser tous mes meilleurs vœux pour cette année toute neuve, et à vous remercier du temps que vous m’accordez pour cette audition.

J’ai donc 15 minutes pour vous présenter mon projet dans le cadre de ma candidature à la direction de Sciences Po .

Je vais organiser classiquement mon propos en quatre temps : deux parties et deux sous parties :

La première partie sera centrée sur la « vision » avec :

-        Les attentes du Monde vis à vis de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche,

-        Puis, une vision du rôle de Sciences Po Paris dans ce contexte

La seconde sur la « mission », avec l’affirmation d’un nécessaire aggiornamento pour SciencesPo, et des pistes pour le mettre en œuvre, avec :

-        Les grandes lignes d’actions à conduire

-        L’exposé de ma contribution à ce projet.

1. La vision

11. L’Enseignement supérieur dans un monde en pleine mutation

Le Monde, ce Monde que nous partageons et que nous regardons chacun avec des lunettes différentes, que nous soyons journalistes, chef d’entreprise, chercheur, étudiant … notre monde vit actuellement trois révolutions, qui sont autant de défis à relever :

-        La révolution environnementale,

-        La révolution démographique,

-        La révolution digitale

L’urgence environnementale n’est plus à décrire, ni à expliquer. Il y a le feu à la planète et nous prenons juste conscience que nous avons développé une économie de cowboys (comme l’a décrit Boulding dès 1950) brûlant et tuant tout sur notre passage, depuis des décennies. Il faut maintenant agir et tout le monde doit s’impliquer, les politiques, les managers , le journalistes, les juristes …. Ce n’est pas une affaire de spécialistes, c’est l’affaire de tous.

Les évolutions démographiques sont aussi à l’œuvre : avec les explosions en termes de natalité de certaines zones du monde alors que d’autres peu à peu se dépeuplent, avec aussi les immenses brassages que génèrent les flux migratoires : déjà une personne sur 25 vit loin de sa terre d’origine.

Et enfin, la révolution digitale qui a transformé les relations humaines, faisant du monde un tout petit village, bousculant les expertises et les apprentissages, aidant les révolutions, déstabilisant les pratiques politiques …. et ce n’est que le début avec le développement exponentielle des monnaies cryptées, des blockchains et bien sûr de l’Intelligence artificielle.

Dans ce monde en pleine mutation, où tout est à construire, l’Université est regardée, elle est attendue, comme elle l’était dans la seconde partie du XIXème siècle avec cette phrase d’Ernest Renan de 1867 : « C’est l’Université de Berlin qui a vaincu à Sadowa » qui a tant marqué Emile Boutmy (comme on le voit dans son courrier à Ernest Vinet du 25 février 1871).

Dans un monde où la connaissance n’est plus un stock, mais un flux, les enseignants-chercheurs ont pour mission de former des esprits à l’agilité, au savoir apprendre, et à désapprendre, à la collaboration, à l’empathie, à la responsabilité, à la liberté de penser

12. Le rôle de SciencesPo Paris

Former des esprits libres … telle était la vision d’Emile Boutmy, le créateur de SciencesPo, et qui constitue près de 150 ans plus tard son ADN. « Rendre l’élite de la jeunesse française plus avisée, plus sage, moins exposée à être dupe des charlatans politiques, et nourrie d’idées justes, saines et précises sur les hommes et les choses de son temps »

C’était une vision qui reste d’une grande actualité.

C’est une chance mais c’est aussi un devoir afin de servir au mieux la communauté humaine.

Et le devoir n’est pas de souffler, de se reposer sur ses acquis, de se rassurer avec une avance confortable !

Le devoir de Sciences Po Paris est de jouer pour les 20, 30, 50 ans à venir son rôle d’éclaireur du Monde. Éclaireur au sens d’éclairer le chemin, de défricher de nouveaux possibles, de revenir vers les troupes pour les aider à franchir les obstacles et à avancer. C’est là, la définition du leader : « Define the world and create hope! » 

Ma vision pour SciencesPo Paris ne se limite pas à souffler les bougies de son 150ème anniversaire, même si ce sera un formidable moment pour la communauté, c’est de fixer un cap bien plus lointain comme cela a été fait en 1872 et 1945 au moment du nouveau départ

SciencesPo Paris a tous les atouts pour jouer ce rôle de vigie :

-        Un statut hybride qui lui confère des marges de manœuvre extraordinaires pour innover,

-        Une excellence en sciences humaines qui lui donne des clés d’accès aux comportements humains et organisationnels, clé essentielle car sous son masque hypertechnologique, le XXIème siècle sera celui de l’humain.

-        Une communauté hors pair, ancienne, nombreuse, internationale, soudée et avec des personnes qui ont accès aux décisions qui peuvent faire changer le monde. Une communauté d’influenceurs qui peuvent faire bouger les lignes.

Ma vision de SciencesPo Paris est celle d’une vigie au cœur de l’enseignement supérieur international pour agir et interagir avec le Monde qui l’entoure.

Mais une vision ne suffit pas, il faut passer au « comment », au « walk the talk » comme disent les Anglo-Saxons.

2. La mission

21. Le nécessaire aggiornamento

Je citerai Abraham Lincoln : " Objectez tout ce que vous voudrez, la question est toujours celle-ci : Pouvons-nous faire mieux ? Les dogmes du paisible passé ne sont plus à la hauteur de l'orageux présent. L'occasion offre un amoncellement de difficultés et il faut nous élever à la hauteur de l'occasion."... Extrait du message sur l'état de l'Union prononcé le 1er décembre 1862 (pendant la Guerre de Sécession).

En effet, le présent est orageux, il est tumultueux et les recettes du passé ne sont plus suffisantes. SciencesPo Paris doit faire son aggiornamento. Et ne pas attendre son Sadowa …

Pourquoi ? Comment ?

Le plan intitulé « Comprendre le monde pour le changer » est actuellement à l’œuvre, il a été conçu il y a 6 ans et continue d’être déroulé, mais le monde de 2018 n’est pas celui de 2012, et encore moins celui de 2022, 2032, 2052 ! Le temps est-il encore pour 5 ans à la « consolidation » ? à l’ « épanouissement du modèle » ?; à la « maturité » ?, tel qu’on peut le lire ?

L’environnement bouge et ringardise les projets qui ont 5 ans et plus !

Il ne s’agit pas de «changer tout », il ne s’agit pas de tout casser !

Mais de faire un « aggiornamento ».

Faire son aggiornamento (théorisé par le Jésuite américain John Courtney Murray), c’est renouveler la culture organisationnelle pour garder l’immuable et retrouver les valeurs fondatrices dans un contexte qui a changé du tout au tout.

En 2018, il ne s’agit donc plus de « comprendre le monde pour le changer », mais de « changer le monde pour qu’il se comprenne » !

C’est dans cette vision nouvelle que s’inscrit mon projet.

Je propose 10 thématiques qui se déclinent en 68 propositions. Il n’est pas possible de les détailler toutes ici et, de plus, il ne s’agit que de pistes, car il n’est pas question d’imposer mais de proposer pour construire une stratégie « chemin faisant ».

Je propose d’organiser ces propositions autour de 3 verticaux :

-        La créativité

-        L’agilité

-        La responsabilité.

Oui, SciencesPo Paris peut faire mieux :

-> SciencesPo peut être plus créatif en adoptant le « test and learn », avec :

-        Le développement de nouvelles disciplines en recherche : la gestion et la philosophie,

-        La formation des vacataires à la recherche,

-        De nouveaux enseignements comme le langage informatique/le codage pour tous les étudiants,

-        De nouvelles façons d’apprendre avec le développement du peer learning ou des cours en entreprise, avec des entreprises,

-         La création d’une université européenne,

-        La brevetisation de résultats de recherche,

-        La certification des diplômes par les blockchains,

-        La création de nouveaux modes d’attachement avec les alumni,

-        La mise en place d’un shadow cabinet avec des étudiants,

-        Le développement des dispositifs d’excubation,

-        L'inclusion des neurosciences dans les processus d’apprentissage ...

-> Sciences Po peut être plus agile en choisissant le « anytime, anywhere, anydevice …. », avec :

-        La systématisation de transversalité en recherche mais aussi en pédagogie avec la possibilité de passer d’une école à l’autre,

-        La modularisation des cursus avec la possibilité de les interrompre,

-        La remise à plat des processus d’admission,

-        La création de certificats éphémères,

-        La transformation des inscriptions pédagogiques,

-        La mobilisation du mécénat de compétences,

-        La mise en place de communautés de pratiques dans les équipes administratives, chez les étudiants,

-        Créer une école Science sPo Paris par les élèves pour des publics éloignés de l’emploi,

-        Une crèche, une bibliothèque H24 sur le campus ...

-> Sciences Po Paris peut être plus responsable en s’appropriant le : « tu es qui tu es », avec :

-        Le développement de formation dans des pays émergent : il faut aller vers l’Afrique,

-        Le lissage des frais d’inscription,

-        Une maîtrise des dépenses de fonctionnement,

-        Une culture du don chez les alumni,

-        Un campus éco- responsable ouvert sur la cité avec des lieux de promenade et d’exposition,

-        Le passage de la diversité à l’inclusion,

-        La sécurisation des étudiants salariés,

-        Le développement de logement sociaux,

-        La formation interne pour les équipes.

L’objectif est de changer les référentiels, de s’inscrire dans un esprit de « fabrique ». Et cela pour l’ensemble des parties prenantes : les étudiants, leurs familles, les équipes administratives, de pédagogie, de recherche, les alumni, les entreprises et les institutions partenaires …

22. Ma contribution à ce projet

Dernier point : faut-il changer de pilote ? Pour cela, il nous faut regarder le scénario S0 ou rien ne changerait. Les risques sont alors de faire « toujours plus du même », et d’entrer dans la voie de la normalisation.

Quand on a porté un projet de stabilisation, d’organisation, il est très difficile de le remettre en cause.

Organiser, stabiliser, c’est normaliser, routiniser … Le risque c’est le durcissement, la rigidité … C’est s’éloigner de cette valeur fondatrice de liberté qui était la marque de SciencesPo.

Je ne coche aucune des cases des directeurs passés : je ne suis pas un homme, je ne suis pas énarque, je ne suis pas parisienne, je ne suis pas politique ...

C’est peut-être pour cela que je peux apporter un questionnement sur le « pourquoi », et ne pas rester rivée au « comment ».

On parle beaucoup d’entreprises libérées à l’heure actuelle, mon projet est de faire de SciencesPo Paris la première université libérée, pour retrouver le projet initial : former des esprits libres !

J’arrive au bout de mon exposé, je vous ai livré mon rêve pour SciencesPo Paris, je vous ai livré mes rêves, maintenant, c’est la règle, vous allez marcher dessus. Comme dirait le poète William Butler Yeats, marchez sur mes rêves mais je vous remercie de faire « doucement » !

Je vous remercie de votre attention."








Tarik JAKROUR

A la recherche d’une opportunité professionnelle #openwork

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Quel audaces !!! Bravo Bravo C’est un mal pour un bien !!!!

Veronique Vias

Project Manager - Change Manager

6y

Vos propos très positifs raisonnent de manière particulière : passée de l'entreprise au conseil, je suis en recherche de missions … et j'ose ! j'ose écrire à des personnes que je ne connais pas mais avec qui je souhaiterais travailler, ou bien des entreprises pour lesquelles je pense pouvoir apporter quelque chose. Alors j'ose, et comme me l'a dit un de mes amis, "je prends ma place" Merci pour cette expérience partagée, cette déception qui n'est pas un échec puisque vous avez appris !

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Pascal Brassier

Maître de Conférences HDR - Hors Classe @ IAE Clermont Auvergne School of Management | Chercheur @ CleRMa Recherche en Management

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Wouaw. Je découvre ton article. Beau partage Isabelle. Tes ressources intérieures et ta vision humaniste sont inspirantes encore une fois

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Malvina B.

Assistant registraire multicampus

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Très puissant! L'échec (si je peux dire ce mot car en lisant cette article je ne ressens pas l'échec comme nous le définissons) nous amène parfois à de meilleurs choses. Dans tous les cas il n'y a dans cette article que de la positivité et c'est une grande preuve de sagesse que de faire ressortir le bon coté des choses même quand l'on peut se sentir diminuer car parfois le poids de nos rêves est un peu fort mais pas impossible à réaliser! Merci pour cet article Madame Barth!  

François MARTIN-CHAVE

Product Owner (Scrum, Kanban) | IA (Chatbot, Voicebot) | Automatisation (RPA, RDA)

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Jean-Christophe Fromantin #ExpoUniverselle

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