Les cantines pouvoir
Crédit photo @Anne-Claire Héraud

Les cantines pouvoir

CARNETS DE RENCONTRE #18, samedi 16 septembre, Alliance des tables libres et vivantes, Gennevilliers (92)

Marcher aux champs

Dans le champ de la gastronomie, explique le sociologie américain Rick Fantasia dans son ouvrage enquête La gastronomie française à toutes les sauces (Seuil), c’est surtout dans la pratique que les principes du marché de masse ont été introduits, à travers des activités aussi prosaïques que manger (la restauration rapide), faire ses courses (dans les grandes surfaces) et acheter des aliments produits et commercialisés par l’industrie agroalimentaire. Les supermarchés ont développé des stratégies de marketing mettant en avant des produits « premier prix » et des marques de distributeurs, au détriment des productions traditionnelles – en particulier lorsque la qualité de ces dernières n’était pas franchement supérieure.

Nous sommes les premiers artisans cuisiniers et les premières artisanes cuisinières à nous rendre au marché, à apprendre les visages des productrices et des producteurs. Nous regardons les légumes, et nous regardons les fruits. Nous les soupesons – celui-là a-t-il le cul noir, Jean Bernard ? Non, non pas besoin de nous le faire goûter, nous te faisons confiance. Nous ne discutons pas les prix, nous savons que votre prix est le juste prix de votre travail.

Les cahots vivants

Le système de la brigade, introduit par Auguste Escoffier pour administrer les grandes cuisines des hôtels de luxe, reposait sur une division du travail plus ou moins stricte et hiérarchisée entre des tâches extrêmement spécialisées. Créé pour introduire de l’ordre dans le chaos et l’affairement des cuisines surpeuplées, poursuit Rick Fantasia, il était et reste fondé sur une structure quasi militaire : l’autorité émane d’un commandement central qui contrôle les différents postes de travail, chacun doté de responsabilités propres, afin que toutes les tâches soient effectuées sans répétition inutile.

Nous cherchons à transmettre la mémoire du goût, la mémoire de la recette, la compréhension de la mort et du vivant et comment tu tues une vache puis comment tu passes deux jours entiers à la découper. Loin d’être des bêtes de travail transpirantes, que nous décrivons et revendiquons parfois nous-mêmes, nous nous nourrissons d’histoire, de sociologie, de philosophie, d’art, d’ergonomie, d’urbanisme, de biologie ou d’anthropologie. Nous n’avons pas besoin de les nommer : cela fait partie de notre rapport au monde.

Capitales

A partir des années 70, des grands chefs ont signé des contrats avec des grands groupes agroalimentaires. Cette pratique s’est développée dans les années 1990. Une opération de transsubstantiation : les grands chefs convertissaient leur capital symbolique en capital économique. Les entreprises industrielles s’achetaient indirectement une reconnaissance propre à renforcer ou à sanctifier leur image de marque.

Les chefs propriétaires avaient intérêt à avoir de bonnes relations avec leur banquier, dit Fantasia. L’acceptation des contrats de l’industrie agroalimentaire pour utiliser l’image de marque des grands chefs peut aussi se lire ainsi : financer les investissements colossaux pour rénover son restaurant, afin de conserver son étoile Michelin et, peut-être, en tutoyer d’autres.

Nous nous demandons combien de couverts quotidiens à 20 euros nous devons fournir pour rembourser un crédit de 150 000 euros, de 200 000 euros, de 300 000 euros, quand nous n’avons pas d’apport, ou si peu d’apport. Nous nous demandons quel le prix d’une assiette nous avons étudié la question sous toutes ses formes nous répondons que c’est du foncier. Nous nous demandons quel est le prix juste d’une assiette nous avons étudié la question sous toutes ses formes nous répondons que c’est le prix qui rémunère toute la filière agro-paysanne. Nous répondons à notre première question nous ne pouvons pas résoudre l’équation. Nous avons donc pensé à l’auberge associative pas de crédit pas de capitalisation sur le fonds de commerce pas d’excédent pas de bénéfice ou alors tout excédent tout bénéfice est reversé sous formes de primes aux salariés est investi dans du matériel. Nous expérimentons.

Nous nous demandons si nous devons accepter la Dotation Jeunes Agriculteurs, et les subventions de la PAC. Nous nous demandons si nos valeurs ne seront pas perverties, si nous les acceptons. Nous nous demandons comment nous accèderont à une parcelle agricole et à la terre nourricière, pour nourrir les gens, si nous les refusons. Nous nous demandons, et nous n’avons pas de réponse.

Visage tomate

L’image du paysan longtemps péjorative a dit André Bruguière, cité par Rick Fantasia, cette image s’est inversée et chargée de nostalgie quand les campagnes ont commencé à se dépeupler au profit des centres urbains. La vie paysanne est devenue le sanctuaire des origines, de l’enracinement perdu, le refuge d’une authenticité improbable. Plus largement, l’orientation de l’économie rurale vers le tourisme gastronomique a fait de la campagne, ont dit Bertrand Hervieu et Jean Viard, ont donc fait de la campagne un paysage plutôt que le siège d’un lieu de production ; pour le grand public, le travail de mise en scène passe avant la fonction productive.

Nous voulons reprendre conscience, collectivement, du trajet de l’aliment, de la graine plantée dans la terre, jusqu’au moment où nous le déféquons. Nous voulons nous demander quand nous achetons une tomate en décembre si vraiment la tomate pousse en décembre. Nous voulons que des visages se glissent derrière cette tomate. Nous voulons penser à celles et ceux qui ont acheminé les légumes dans nos supermarchés et nous voulons dire bonjour à celles et ceux qui, en bout de chaîne, nous rendent la monnaie à la caisse. Et nous voulons leur dire, et nous leur disons, bonne journée et bon courage. Nous souhaitons remettre les mains dans la terre pour apprendre de nouveau pour transmettre pour ne pas perdre cet héritage ancestral.

Coups lisses

Rebecca Spang note, citée par Rick Fantasia, Rebecca Spang note que les restaurants assuraient une sociabilité typiquement moderne et bourgeoise comme espaces « publiquement privés », qui permettaient de se trouver seul en public et d’ignorer les autres tout en étant parmi eux. Sur un autre plan, le restaurant mettait en scène un spectacle qui masquait l’espace infernal de la cuisine (les coulisses), littéralement et symboliquement séparé de l’opulence de la salle à manger (la scène). Par ailleurs, il offrait à ses clients une illusion d’hospitalité, d’accueil et de générosité qui dissimulait l’intérêt pécuniaire et qui, dans le contexte de l’ordre bourgeois qui « exigeait implicitement la présence de quelqu’un à l’extérieur », faisait de lui une institution à la fois d’exclusion et de convoitise.

Nous n’avons pas souvent voté le dimanche. On ne nous disait pas d’aller voter, à vrai dire. Dépêchez-vous de préparer les quatre-vingt couverts du jour, c’est ce que l’on nous disait. Nous sommes quelques-uns, et quelques-unes, addictes au tabac à l’alcool au café. Nous sommes quelques-uns, et quelques-unes, à ne plus pouvoir assurer deux services par jour. Nous sommes fourbus, nos genoux fatigués, nos dos dévorés recourbés dans les champs, nos ongles terreux décollés. Nous sommes quelques-uns, et quelques-unes, surmenés. Nous avons peur l’été de la chaleur nous pensons nos tomates souffrent nos tomates vont-elles survivre allons-nous pouvoir assurer nos paniers de légumes. Nous avons peur le printemps l’été et puis maintenant aussi à l’automne la grêle oh la grêle il pleut fort oh ces balles de ping pong qui crèvent nos serres, poinçonnent nos plants et nos courgettes et puis il ne fait que pleuvoir le mildiou mange nos tomates et nos patates.

Vite, allant

Il est écrit dans les manuels de techniques et méthodes marketing des années 1960 et 1970 que le fast-food en Europe n’est pas connu, rapporte Rick Fantasia. « Le public ne sait pas ce que c’est ; nous rencontrons ce problème chaque fois que l’on ouvre un restaurant. Un service rapide, ça ne veut rien dire ! Dans notre métier, la première chose à faire, c’est une campagne d’éducation auprès du public ! Un fast-food n’est pas un restaurant, il faut s’en persuader ». Il est écrit que Macdo était à ce point rationalisée que 15 minutes suffisaient pour former un nouvel employé qui atteindrait son efficacité maximale en une demi-heure. Ainsi, « sur un plan économique, il était tout à fait faisable d’embaucher un jeune pour une journée et de le remplacer par un autre le lendemain ». Cette uniformisation est le produit d’une série d’innovations étudiées pour minimiser les marges de décision humaine dans la préparation des produits. La nourriture était préparée à l’aide de minuteries, de signaux, sonores, de prédosages et de calculateurs immergés dans l’huile de cuisson pour frire les aliments selon des spécifications toujours identiques.

Nous nous demandons si ce n’est pas la faim du restaurant, si le fast food et la restauration rapide ne nous ont pas avalés tout crus nous voulons faire comprendre qu’un service dit lent c’est parce que cuisiner ça prend un temps nous voulons conscientiser le public à l’idée qu’une serveuse n’est pas une servante et que si les gens commandent au comptoir c’est pour montrer que se déplacer dans la salle pour prendre une commande ça a un coût. Nous formons pendant des mois à la cuisson, aux gestes, aux recettes. Nous nous trompons nous recommençons et le sens, nous nous questionnons sur le sens. Nous semons nous plantons nous récoltons. Parfois ça marche parfois ça ne marche pas. Nous avons perdu toute notre récolte de tomates, une année,  la tuta absoluta, ce papillon de 5 à 7 millimètres, avait ravagé des rangs que nous avions passé des heures à tutorer. Nous avons ouvert des livres et l’année d’après nous avons façonné une mixture à base de sureau pour éloigner les chenilles. Nous avons tout nous n’avons pas besoin de chimie.

Le goût de l’autre

En 1979, un magazine spécialisé dans la restauration pouvait encore écrire que le « fast food reste un produit purement américain, nouveau, un peu snob et très parisien : au dernier défilé de Daniel Hechter, il y avait même un buffet servi par Macdo ». Le mariage du hamburger et de la haute couture peut paraître incongru, mais, dans l’Hexagone des années 70, il représentait un avant-goût de l’Autre » pour reprendre les mots d’un célèbre journaliste, quelque peu exotique et légèrement transgressif, une forme de snobisme inversé vis-à-vis de ce que Jean Baudrillard appelle le « trémolo culturel » et le « fétichisme du patrimoine » du vieux pays de France.

Nous n’avons pas pensé à créer un défilé de pommes de terre, estampillé Dior. Nous ne sommes peut-être pas assez modernes. Avez-vous jamais exhalé notre arrière-goût, celui de la terre et de la plonge et de la cuisine ?

Hôte, antique

Tout ce qui constituait un « authentique » fast-food (éclairage, couleurs, bruit, espace, caractère informel, participation) était perçu comme « américain » - aspect essentiel pour de nombreux jeunes gens, poursuit dans son étude Rick Fantasia. Paysage miné par les enseignes, un véritable « Tchernobyl culturel ». Cette expression évocatrice est utilisée par la metteure en scène de théâtre Ariane Mnouchkine à propos de l’installation à Euro Disney aux portes de Paris.

Les zones commerciales, envahies par ces différents complexes (surenchère visuelle autant dissonante que clinquante), peuvent certes être perçues comme des « non-lieux », dans la mesure où elles se singularisent précisément par leur absence de distinction.

Avec l’expansion de la frange périurbaine, l’activité commerciale s’est considérablement amplifiée, une « révolution commerciale », selon le mot d’Alain Metton, rendue nécessaire par les nouveaux besoins quotidiens des ménages installés sur ces larges parcelles de logements individuels.

Nous avons repris le restaurant de la famille Halsouet au cœur du Pays-Basque, une auberge depuis deux générations qui avait fermé lors du Covid. Nous sommes heureux d’en prolonger le sillon. Ces murs abritent encore les effluves de la marmite, les bruissements des chaises qui s’entrechoquent ; grande cantine populaire et nourricière.  

Nous avons créé la cantine Youpi nous nous sommes installés au cœur de Gennevilliers cantine populaire nous connaissons les gens le territoire nous avons lancé avec le centre social Yannick Noah les voyages culinaires nous nous demandons comment nous inscrire encore plus dans le territoire comment créer un modèle économique indépendant.

Nous répondons au pied des Pyrénées expérimentation nous répondons association et comptabilité analytique certes nous avons peu de trésorerie mais nous sommes toujours dans le rouge et nous payons toujours les productrices et les producteurs partenaires.

Nous avons repris l’exploitation familiale nous connaissons les odeurs les couleurs les paysages nous sont familiers nous connaissons les bêtes à vrai dire nous sommes nés avec les bêtes et nos propres enfants naissent avec les bêtes avec le vivant. Oui peut-être que nous habitons cette terre.

Nous ne voulons pas reprendre l’exploitation familiale dans les conditions dans lesquelles nous avons vu grandir nos parents, et bientôt mourir, car si nous aimons nourrir la terre et être nourris en retour, nous désirons une vie sociale. Comment faire ? Nous ne savons pas. Nous rêvons d’une révolution des carottes sans trop vraiment savoir ce que cela veut dire.

Esthète

Bernardo Trujillo, qui travaillait pour le compte d’un fabricant de caisses enregistreuses, était surnommé dans les années 1950 et 1960 le « prophète de la vente », le « gourou des marchés ». Il louait les avantages de la vente à perdre et parlait « d’îlots de pertes dans un océan de profits ». 11 000 hommes d’affaires ont été attirés par ses séminaires à Dayton, dont 3 000 français. Il prônait aussi « la doctrine de la rotation rapide des marchandises. Il défendait l’offre d’une gamme très large de produits dans des grands magasins. Son approche esthétique de la vente au détail (propreté, raffinement, esthétisme) traduisait son souci d’embellir l’espace commercial.

Nous ne partons pas de la recette mais du produit. Oui, c’est le produit qui décide de ce que les adhérents et les adhérentes de l’auberge auront dans leur assiette. Il nous arrive parfois de glaner une dizaine de kilos de courgette en fin de marché un peu dépareillées un peu décalibrées ; des courgettes de Laura mais nous faisons pareil avec les tomates de Marie-Angèle et Jean-Marc car sinon elles seront redonnées à la terre ou pire à la poubelle alors nous les glanons nous les achetons et nous ferons une soupe. Hélène nous offre même des poires c’est la confiance vous savez.

Mage, gît

Marcel Mauss a dit, explique Rick Fantasia, Marcel Mauss a dit que le magicien ne fait rien ou presque rien, mais fait tout croire, d’autant plus facilement qu’il met au service de l’imagination individuelle des forces et des idées collectives. L’art des magiciens suggère des moyens, amplifie les vertus des choses, anticipe les effets, et par là satisfait pleinement aux désirs, aux attentes qu’ont nourris en commun des générations entières. Selon Marcel Mauss, toujours, le pouvoir du magicien viendrait moins de ses compétences spécifiques ou de ses tours de passe-passe que de la croyance collective du groupe dans ses performances.

Bourdieu s’est souvent inspiré de cette conception de la magie pour comprendre le fonctionnement des marchés de l’art, le pouvoir de consécration de l’Etat et le pouvoir symbolique des créations de mode.

Le même Bourdieu, à la suite de Mauss, a qualifié la magie de « méconnaissance collective » collectivement produite et entretenue, qui est au principe du pouvoir que le magicien s’approprie.

Nous avons créé l’Alliance des cuisiniers puis nous l’avons renommée l’Alliance des tables libres et vivantes. Notre manifeste refuse le mot chef. Il fait référence à une personne qui dirige, commande, gouverne, fait autorité, influence, quelle que soit sa profession, sa position sociale et l’endroit où elle exerce : cuisine, orchestre, usine, laboratoire, gare. (…) Sa médiatisation fait l’effet d’un miroir déformant où tout est exagéré, éloigné de l’artisanat, tellement la notion de compétition, de surpassement, de victoire et de récompense y prédomine sur les valeurs de temps, de coopération et d’ouverture, nécessaires à l’apprentissage et à l’exercice de la cuisine. Cette dévotion au chef s’apparente plus à du formatage et de la soumission qu’à la liberté et la transmission. Ce modèle est en décalage croissant avec les changements profonds de la société, notamment avec les aspirations au collaboratif et à la co-construction, les valeurs sociales, solidaires et éco-responsables.

Nous préférons parler d’artisans cuisiniers et d’artisanes cuisinières nous nous demandons si la modernité ce n’est pas le retour à la terre nous nous demandons aussi comment toucher le plus grand nombre nous n’avons pas de baguette.

Lutte

Un champ, dit Bourdieu, est à la fois un champ de forces et qui agit sur ses acteurs et un champ de luttes au sein duquel les agents s’affrontent afin de conserver ou de transformer ce rapport de forces (…) Comme tout champ culturel, celui des pratiques culinaires sera, entre autres choses, un espace de conflit autour de sa légitimité et de sa reconnaissance, autour de visions concurrentes et des divisions du monde social.

Comment lutter au sein de nos cuisines ? Comment faire comprendre la difficulté de nos métiers, cuisinier détresse ? Faut-il mettre la cuisine au centre de la table ? Faut-il mettre la plonge au centre de la table ? Comment on existe ensemble, nous cuisiniers cuisinières nous paysans paysannes nous artisans artisanes nous avec chacune chacun nos idées nos parcours nos forces et nos faiblesses nos restaurants individuels et nos restaurants collectifs ? Comment forme-t-on les artisans cuisinières d’aujourd’hui et demain, hors du schéma actuel hors des lycées hôteliers hors des séminaires morts-nés ?

Faut-il occuper et investir les espaces, cuisine joie ? Pourquoi ne pas sillonner le pays en food truck, nous montrer nous rendre visibles nous les invisibles, cuisine fête ?

Nous aimerions, comme le propose Renouveau paysan, appréhender la cuisine et la ferme comme des structures sociales : un même lieu la ferme y construire des logements sociaux destinés aux paysanes et aux paysannes.

Nous aimerions nous projetons nous faisons et nous rêvons. Ce soir, nous serons en cuisine.

Merci à l’Alliance des tables libres et vivantes de m’avoir proposé de « lire » et présenter l’ouvrage de Rick Fantasia, Gastronomie française à la sauce américaine (Seuil) à l’aune de mon immersion à Arotzenia et du récit que j’ai réalisé dans De la terre à l’assiette (Impacts Editions).

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