Sentiment de compétence: ce comportement toxique dont nos organisations souffrent également
Du point de vue du management des ressources humaines, nos organisations peuvent souffrir de différents maux. Certains sont souvent mésestimés car liés à une mauvaise évaluation que leurs membres peuvent avoir de leurs propres compétences. Parmi ceux-ci, un biais psychologique est particulièrement destructeur pour les organisations, les collectifs et parfois même les individus eux-mêmes ayant laissé prospérer ces symptômes : le sentiment de compétence. Ce billet va donc s’attacher à présenter ce concept lié à la notion de compétence d’autant plus d’actualité que chaque individu a profondément été déstabilisé d’un point de vue professionnel par le confinement généralisé précipité dû au Coronavirus (Covid19).
L'expérience de la Covid19 a été révélatrice de nombreux comportements jusque-là plus invisibles: la violence dans les débats publics entre les experts de santé publique - les uns plus "sachant" que les autres (ou du moins s'affirmant comme tels) - et tous ceux qui n'étaient pas diplômés en médecine mais pourtant sûrs de leurs opinions. Il était alors difficile pour les téléspectateurs de savoir qui croire, tant les domaines d'expertise et les avis étaient variés. En outre, tous étaient présentés sur les plateaux télévisés de façon laconique alors que selon les cas, ils étaient praticiens et/ou chercheurs en santé publique et de renommées professionnelles différentes, éditorialistes politiques ou communicants, etc. Pourtant, il y avait deux types de comportements qui ressortaient: les uns étaient très sûrs d'eux-mêmes (la grande majorité et peu importe leurs métiers) et seuls quelques autres osaient dire "je ne sais pas". Le recul nous a montré que les "vrais" experts n'étaient finalement pas ceux pensés comme tels a priori.
Le monde des organisations connaît les mêmes situations. Certaines personnes peuvent étonner par l’assurance qu’elles ont en toutes circonstances alors que rien ne le justifie a priori : elles ne sont pas expertes des sujets, elles n’ont pas une intelligence hors norme ni d’autres qualités pouvant objectivement expliquer un tel aplomb et pourtant elles cherchent à imposer leurs points de vue aux autres (et y parviennent souvent !). Ces personnes ont également la capacité de changer radicalement d’avis sans difficulté et avec la même force de conviction, ce qui laisse généralement leurs interlocuteurs interdits et pantois. Quoi qu’il soit, ces personnes sont énervantes ou tout simplement dérangeantes. Si ces personnes occupent de surcroît de hautes responsabilités dans les organisations, elles deviennent également fascinantes et pourquoi pas source d’inspiration pour des collaborateurs puisque leurs comportements leur ont permis de faire carrière, quand bien même cette ascension ne soit pas le fruit des compétences reconnues. Quel est donc leur secret ? Tout réside en réalité dans le fait qu’elles n’ont pas conscience de leur incompétence. Au contraire, elles ont le sentiment d’être compétentes. Cela demande quelques éclaircissements sur les origines de cette perception.
Tout d’abord, il faut avoir conscience que le sentiment de compétence est défini selon Albert Bandura (psychologue canadien et professeur émérite de psychologie à l’université Stanford) par « les jugements que les gens portent sur leurs capacités à organiser et à exécuter les actions requises pour atteindre un type de performance donné. » (cf. Bandura A. (1986), Social foundations of thought and action: A social cognitive theory. Englewood Cliffs, NJ: Prentice-Hall).
Dès lors, si un individu s’évalue lui-même comme étant suffisamment compétent pour être performant, comment peut-il se remettre en question ? Cela pose en effet la question du moment dans lequel ce sentiment de compétence s’estompe. C’est concrètement au moment où un individu passe de la phase de l’incompétence inconsciente à celle de l’incompétence consciente. Or il s’agit respectivement des phases 1 et 2 de l’apprentissage qui en contient 4.
Les 4 phases de l’apprentissage sont selon Bruno Robbes (Maître de conférences HDR en Sciences de l’éducation à l’Université de Cergy-Pontoise) l’incompétence inconsciente, l’incompétence consciente, la compétence consciente et la compétence inconsciente. Reprenons-les au regard de nos expériences organisationnelles.
Phase 1: Concrètement, l’incompétence inconsciente correspond à « Je ne sais pas, mais je ne sais pas que je ne sais pas » : avant la rencontre avec le problème à résoudre, je suis encore dans le connu et le maîtrisé, tout va bien pour moi.
Reconnaissons qu’en pensant à quelques organisations de notre connaissance, nous avons tous spontanément l’image de certaines personnes correspondant à ce profil qui nous vient à l’esprit… Point n’est donc besoin de développer.
Phase 2: Quand survient un problème, l’incompétence devient consciente, autrement dit « Je ne sais pas, et je sais que je ne sais pas ». Ce n’est en effet qu’en rencontrant le problème que je me rends compte être confronté à l'inconnu, à la difficulté, au non-sens, au doute sur mes propres capacités à y arriver. Le risque de faire des erreurs est alors grand puisque je ne sais pas. En outre, je ne sais pas si j’ai même le droit de me tromper ! Viennent alors d’autres interrogations sur l’estime que je vais pouvoir garder de moi-même et de l’image que les autres vont avoir de moi en cas d’échec…
Cette phase est donc très sensible pour chacun en situation professionnelle car elle est synonyme de frustration et de vulnérabilité plus ou moins importante. Pour autant, elle est encore plus difficile à vivre pour des personnes en responsabilité organisationnelle car elles craignent de voir ainsi la légitimité de leur poste remise en question en cas de potentiel échec. Dès lors, sauf à accepter de dépasser leur peur et à s’attaquer concrètement à la résolution de ce problème (ce qui permet le passage à la phase d’apprentissage suivante), il n’est pas étonnant que certains responsables organisent les conditions pour ne plus être confrontés de nouveau à cette situation. Ce sont ces fausses délégations ou ces « fusibles » dont certains sont friands.
Phase 3: La compétence consciente correspond à la phase « Je sais, et je sais que je sais » qui apparaît dès la résolution du problème. Cette étape est importante car le franchissement des obstacles inhérents à ce domaine qui m’était inconnu est source d’une grande satisfaction.
Celui qui atteint cette phase dans le monde organisationnel commence ainsi à accéder à ce qui lui permet d’être reconnu comme étant un expert. Ayons cependant à l’esprit que l’expert est défini en management par Lise Gastaldi (Maître de conférences à la Faculté d’économie et de gestion d’Aix-Marseille Université) et Patrick Gilbert (Professeur émérite à l’IAE de Paris / Sorbonne Business School) comme étant le professionnel d’une activité scientifique et technique ayant atteint un haut degré de maîtrise de son domaine de compétences (c’est l’une de leurs deux définitions, la seconde étant que l’expert est le professionnel d’une activité d’expertise).
Phase 4: L’étape ultime de l’apprentissage est celle de la compétence inconsciente : « Je sais, mais je ne sais plus que je sais » qui est l’état dans lequel je suis jusqu’au moment où je rencontre à nouveau ce type de problème. Dans ce cas, je suis à nouveau dans le connu et le maîtrisé donc je me sens bien parce que j’ai mémorisé que j’étais capable de surmonter l’épreuve de ce type d’apprentissage.
Cette phase correspond à l’expert absolu, celui qui renvoie à la conception de l’expert organisationnel des chercheurs Olga Lelebina et Jean-Claude Sardas du Centre de Gestion Scientifique (Mines ParisTech).
« Ainsi être expert signifie :
* Avoir des capacités et des compétences de haut niveau, assurées par un investissement personnel important dans le domaine d’expertise
* Jouer un rôle d’expert vis-à-vis de ses demandeurs, ses collègues et ses paires
* Et tout cela sur un domaine de savoir spécifique et donc stratégique pour l’entreprise ».
(Cf. O. Lelebina et J.C. Sardas (2011), « L’expertise et les experts dans les organisations : une approche multidisciplinaire pour la définition des notions clés », Congrès de l’Association Francophone de Gestion des Ressources Humaines (AGRH), Marrakech).
Ainsi, un expert absolu est une personne compétente mais qui, justement, n’a pas le sentiment de sa compétence. Son besoin de se former en permanence est alors le signe non pas de son incompétence mais au contraire celui de sa grande expertise aux yeux de sa communauté.
Dès lors et en guise de conclusion, retenons ceci de tous ces travaux universitaires présentés :
- un expert accompli ne sera jamais reconnaissable par cette assurance affichée en toutes circonstances alors que rien ne le justifie a priori
- De la même façon, un expert absolu est incapable de changer radicalement de discours pratiquement du jour au lendemain en gardant la même force de conviction.
Si de tels comportements venaient à toutefois apparaître (doute absent, changement radical de discours sans être déstabilisé), ce sont les indices non pas d’un expert mais ceux d’une personne incompétente ayant le sentiment de compétence. Ces éléments conceptuels nous serviront donc comme cadre d'analyse à la prochaine confrontation d'experts à laquelle nous serons exposés, que cela concerne un sujet organisationnel ou un domaine de santé publique.
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Resp R&D Aquaculture chez ferme marine de douhet
3y✔
VP - Global Operations, Adecco
4yMerci pour cet article intéressant, comment gérer ce type de comportement dans les organisations afin qu'il ne devienne pas la norme?
Architecte solutions
4yÇa me fait penser à duning krugger dans un modèle plus détaillé. Article plus que pertinent en tout cas merci
Cours de piano pour débutants, adultes, enfants dès 4 ans
4yMerci article très argumenté de notions que je connaissais 🙂
CONSULTANTE
4yHélas...