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Pour les plus riches, la soupe du budget de Macron sera bonne. Pour l'économie, cela reste à prouver...
Pour les plus riches, la soupe du budget de Macron sera bonne. Pour l'économie, cela reste à prouver...
HAMILTON-POOL/SIPA

Suppression de l'ISF : quelques arguments pour ne pas avaler la soupe de Macron

Décryptage

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Emmanuel Macron et son gouvernement justifient la suppression de l’impôt sur la fortune (ISF) par la nécessité de ne plus faire fuir les gros patrimoines du pays. Mais confronté aux faits, le raisonnement de l’exécutif présente d'alarmantes faiblesses...

C'est au fond la seule question qui compte : la suppression de l'impôt sur la fortune (ISF) va-t-elle profiter à l'économie française ? Créé en 1989, l’ISF consiste à taxer le patrimoine des personnes physiques détenant une fortune supérieure à 1,3 million d’euros. Le gouvernement, qui va le supprimer en grande partie l'année prochaine, a bâti pour cela son argumentaire autour d’une idée-clé, martelée inlassablement : l’impôt sur la fortune serait un épouvantail pour les riches. Dans une tribune aux Echos, le ministre de l’Economie Bruno Le Maire argue que "surtaxer le capital ne conduit pas à plus de justice mais à plus de départs des investisseurs et des créateurs de richesses". Edouard Philippe estime lui dans les colonnes de Libération que l’ISF fait "fuir le capital". Quant au président Emmanuel Macron, il regrettait dans son programme de campagne que l’ISF conduise "des centaines de contribuables à s’expatrier chaque année". Edouard Philippe a donné un chiffre plus précis : "En quinze ans d’ISF, on a fait partir 10.000 contribuables représentant globalement 35 milliards de capital". Soit l'équivalent de deux années de budget d'APL, ou de plus d'un an de financement de l'armée française. De quoi militer pour le retour de cette manne en France, évidemment. Reste à prouver que les postulats ayant conduit à la remise en cause de l'ISF sont les bons...

"Les riches fuient la France"

Un rapport de la Direction générale des finances publiques (DGFiP) sur "l’évolution des départs pour l’étranger et des retours en France des contribuables" montre que les exilés fiscaux représentent officiellement... 0,2% des assujettis à l’ISF. En réalité, la France reste le deuxième pays en Europe (et le cinquième au monde) comptant le plus de millionnaires, d’après un rapport de Capgemini. Signe que les plus riches ne se portent pas si mal dans l'Hexagone... Interrogée par une commission d’enquête de l’Assemblée nationale en 2014, l’avocate fiscaliste Nicole Goulard soulignait déjà que "la question de l’ISF semble moins sensible aujourd’hui qu’elle ne l’était hier", jugeant l’impôt "acceptable". Et de conclure : "Ce n’est plus l’ISF qui suscite les délocalisations". Gabriel Zucman, économiste enseignant à l’université de Berkeley, travaille sur le sujet depuis son mémoire de 2006, intitulé "Les riches fuient-ils l’ISF ?". Aujourd’hui, il constate qu’il "y a certes un flux régulier de départs de contribuables imposables vers l’étranger, mais de l’ordre de quelques centaines par an" et que ces quelques départs "ne représentent pas des pertes de recettes fiscales significatives : au grand maximum 10% de ce que l’ISF rapporte".

"Supprimer l'ISF est le seul moyen de faire revenir les exilés fiscaux"

Les chiffres officiels de l'exil fiscal ne représentent que la partie émergée de l’iceberg et sont à mettre en perspective avec ceux de l’évasion fiscale. On a ainsi récemment vu confirmer que les 3.520 ménages les plus riches de France cachaient quelque 140 milliards d’euros dans des paradis fiscaux. Mais ce n'est pas une fatalité : les Etats-Unis, par exemple, combattent ces pratiques illégales avec efficacité, grâce notamment à leur système d'impôt universel. Où qu'il vive dans le monde, chaque citoyen américain doit ainsi envoyer une déclaration de revenus au pays. Tous les Américains doivent donc payer leurs impôts... aux Etats-Unis. Et contre les fraudeurs illégaux, l'administration fiscale américaine se donne les moyens. Bradley Birkenfeld, un banquier travaillant dans la banque suisse UBS, en a par exemple fait les frais : pour avoir aidé des clients à cacher des millions de dollars dans des paradis fiscaux, il a été condamné en 2009 par la justice américaine à trois ans et quatre mois de prison. Assez dissuasif...

"Les exilés fiscaux fuient une fiscalité trop lourde"

En réalité, il est loin d’être certain que l’impôt sur la fortune, ou d'ailleurs plus largement la fiscalité, soit la cause des départs. Dans une récente étude, trois économistes du National Bureau of Economic Research ont examiné l’exil fiscal des plus fortunés... sans parvenir à y trouver une explication unique. "Le niveau des avoirs dans les paradis fiscaux ne peut pas être simplement expliqué par les différences entre les taux d’imposition ou d’autres paramètres financiers et institutionnels", affirment les chercheurs. Qui détaillent : "Les pays scandinaves détiennent seulement quelques points de pourcentage de PIB en richesse offshore, un chiffre qui monte à près de 15% en Europe continentale, et jusqu’à 60% en Russie, dans les pays du Golfe et dans certains pays latino-américains". Surprise : parmi les pays les moins touchés par l’évasion fiscale, on trouve donc le Danemark et la Norvège... "ceux qui ont le plus d’impôts au monde".

Illustration : d’après les données de la Commission européenne, le Danemark disposait en 2015 de recettes fiscales équivalentes à 46,6% de son PIB... soit le taux de prélèvements obligatoires le plus élevé de l’Union européenne ! Quant à la Norvège, qui se situe également dans la fourchette haute en termes de fiscalité, c’est un des rares pays à appliquer un impôt sur la fortune similaire à celui de la France, en prélevant de 0,9 à 1,1% du patrimoine. Et pourtant, les Danois et Norvégiens les plus fortunés ne quittent pas leur pays. Comment expliquer alors, le cas échéant, l'exode de riches ? Le rapport du National Bureau of Economic Research évoque l’importance de "la géographie et des trajectoires nationales spécifiques". L'un de ses auteurs, Gabriel Zucman, précise pour Marianne : "La fiscalité joue peut-être un rôle dans certains cas mais il est probable que des raisons professionnelles jouent un rôle beaucoup plus important, comme les mutations ou les opportunités d’emploi à l’étranger". Des facteurs par nature difficiles à mesurer. Quoi qu'il en soit, le lien entre la fiscalité et l'évasion fiscale est loin d'être mécanique.

"Les grandes fortunes sont pénalisées par l'ISF"

L'ISF est loin de courir aussi vite que les grandes fortunes... Dans une tribune au Monde, l’économiste Thomas Piketty rappelle que depuis les années 1980, les hauts patrimoines progressent à une vitesse effarante : entre 1980 et 2016, le patrimoine moyen des 1% les plus riches est ainsi passé de 1,4 à 4,5 millions d’euros ! Plus fort encore, le patrimoine moyen des 0,1% les plus riches a lui quintuplé, passant de 4 à 20 millions d’euros. Dans le même intervalle, le patrimoine du Français moyen a augmenté de 100.000 à 190.000 euros. "Un impôt sur la fortune avec un taux supérieur de 1,5% ou 2% ne menace pas sérieusement une base fiscale qui progresse à un tel rythme", constate l’économiste, qui conclut sans ambages : "L’argument du gouvernement est que l’ISF aboutirait à une hémorragie fiscale. Le problème est que cette affirmation est totalement fausse". Gabriel Zucman abonde en son sens, estimant que "la France n’a rien d’un enfer fiscal pour les hauts patrimoines car avec ses multiples niches fiscales et plafonnements, il est possible d'y posséder une énorme fortune en ne payant quasiment aucun impôt sur le revenu, ni ISF donc".

"Il faut baisser l'ISF pour attirer les riches"

Il n'y a pas si longtemps, quelqu'un avait bien essayé de faire revenir les riches en France en baissant leurs impôts... Un certain Nicolas Sarkozy avait en effet imaginé pour eux en 2007 un "bouclier fiscal", qui posait pour principe qu’un contribuable ne pouvait pas être imposé à plus de 50% de ses revenus. Ouvertement destinée à draguer les grandes fortunes françaises, la mesure plafonnait le montant de leur ISF. Or, un rapport de la DGFiP a rencensé les assujettis à l’ISF quittant la France de 2002 à 2012. Ses résultats sont édifiants : 383 grandes fortunes sont parties en 2002, 697 en 2005 puis... 908 en 2007, date de la mise en place du bouclier fiscal ! Et encore 896 l'année suivante, puis 903 en 2009. Les redevables de l’ISF sont donc des amants difficiles à séduire.

Graphique tiré du rapport de la DGFiP.
Graphique tiré du rapport de la DGFiP.

Cette politique du "bouclier fiscal" s’inscrit dans la lignée d'aménagements successifs de l’ISF. Le seuil de déclenchement de l’impôt a ainsi été relevé en 2011 de 800.000 à 1,3 million d’euros de patrimoine, les biens professionnels sont exclus du calcul et, si plus de 75% des revenus de l’assujetti sont perçus dans l’année, l’ISF est toujours plafonné. La politique consistant à baisser toujours plus les impôts des plus riches est "très datée, très années 1980", souligne l’économiste Gabriel Zucman. "Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne l’ont essayée avant nous, cela n’a pas été un franc succès : aux Etats-Unis, les revenus des plus fortunés ont explosé mais ceux de 50 % de la population ont stagné". Et de conclure, lapidaire : "L’avenir, ce n’est pas baisser les impôts des riches pour piquer un peu d’assiette fiscale aux autres pays. Le gouvernement a 35 ans de retard dans sa réflexion économique". Finalement, la course au moins-disant fiscal serait donc très "ancien monde".

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne

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