À Quoi Bon

À Quoi Bon

À Quoi Bon

I

Wozu Dichter… Cette question de Hölderlin, reprise dans un essai de Heidegger et dans bien d’autres ouvrages par la suite, n’a, me semble-t-il, toujours pas de réponse. Sans doute est-ce parce que le poète sombrant dans la folie ne souhaitait pas qu’il y ait de réponse, mais que la question se pose d’elle-même à chaque époque, par la seule force des choses.

À quoi bon les poètes ? Ceux-ci seraient les premiers à répondre : à rien, à rien du tout. Sauf, peut-être, à mettre le doigt sur les cordes sensibles du désespoir. Sauf, peut-être, à caresser des mots le profil de l’instant. Sauf, peut-être, à creuser de la pensée les failles de notre temps.

Mais pour que cela serve à quelque chose, encore faut-il qu’on les entende. Les entend-on encore, ces voix en minuscules et en mineur? Prend-on encore le temps de décoder leur verbe versatile, leur exigence, leur innocence ? Comprend-on d’où viennent ces images qui, contrairement aux images quotidiennes qui nous broient le cerveau de leurs évidences, dissimulent plus qu’elles ne révèlent ?

À quoi bon les poètes en temps de folie ? Mais à faire surgir une autre folie, celle qui ne se ploie pas à la loi du plus grand nombre. Assujettis à une orbite gauchie et dévoyée, ils ne suivent pas le même parcours : dans leurs yeux fulmine l’âme sombre du déterritorialisé.

L’identité du poète est d’être sans (identité).

S’ils voient le désert à la racine des verdures, la fin au bout du commencement, la mort annoncée de toute vie, sont-ils pour autant de mauvais augure ? Oui, certes. Dansez, chantez, divertissez-vous ; les poètes sont là pour vous parler de la trajectoire mortifère que suit l’humain, sans rime ni raison.

À quoi bon, à quoi bon ? Aux instants de découragement, ils répondront, mieux vaut le goût amer du silence. Mais en temps de manque, ils ne peuvent pas se taire. Ils ne peuvent perdre le sens ni de la beauté ni de la cruauté. Et ne sommes-nous pas précisément en temps de manque et de détresse, les contours de l’avenir qui se dessine ne sont-ils pas bien trop clairs, brillant d’une lumière de désolation comme ces ciels violets annonciateurs de cyclones ?

À quoi bon leur voix déminéralisée ? À opposer le refus de la barbarie à la consensualité imposée ?

II

Mais voilà, moi je n’y peux rien, je suis poète. C’est tout ce que j’ai trouvé pour vous survivre. C’est tout ce que j’ai trouvé pour retenir un peu la vie qui me coule entre les doigts.

 

Je bois à même le mot

La liqueur essentielle/

Je saigne de tous mes sens

Telle est la réponse de Catherine Boudet, tel un haussement d’épaules : je n’y peux rien, je suis poète.

On ne se choisit pas poète. On ne se désigne pas comme tel, sous le coup d’une sorte d’ébriété passionnée. Non, la poésie nous vient par inadvertance, elle entre en catimini dans le corps, s’enfile, parasitaire, dans nos vaisseaux sanguins et va se loger quelque part dans une poche ventrale où elle pondra ses œufs de chair et de sang qui, en sortant, feront saigner nos sens.

La poésie de Catherine Boudet lui a communiqué une boiterie de l’âme qui risque de la faire mourir d’une hémorragie de vers comme ce petit chiot abandonné au bord du chemin, et ainsi

Vous êtes mort de l’intérieur, de mots qui se sont tus. De mots qui vivent encore leur vie muette de mots tueurs.

On ne se choisit pas poète, à La Réunion, à Maurice ou ailleurs, en ces îles qui contusionnent l’âme. On saisit au vol l’ambre de leur horizon, et la nasse d’un pêcheur solitaire va à l’eau pour en sortir des masses rutilantes et mouvantes de pensées, corps lumineux qui s’évadent alors sur leur ciel de papier, et l’oreille perçoit la musique décomposée des silences que le poète capture, restitue, recrée, réinvente tandis qu’il se tient tout au bord de sa falaise de doutes pour revivre l’instant de vertige avant le basculement.

Tout ce qu’il peut faire, c’est s’offrir en pâture au bruit, c’est se lancer de sa roche tarpéienne sans aucune certitude d’être entendu, c’est lancer le fil fragile de son chant tandis que la meute aboie. Fil d’Ariane qui conduira aux monstres ou fil de cerf-volant à la danse vite effacée par les nuages ?

Le monde friable de Catherine Boudet est en résonance avec cette mélancolie épuisée qui gagne peu à peu les poètes en temps de détresse. Mais au cœur du gris-bleu des mots qui constatent l’absence et l’impuissance perce l’espoir fou de la beauté et de l’amour. Ces mots-là ne sont pas effrayants. Ces mots-là aussi méritent d’être dits, plus que jamais, même si ça fait peur d’aimer et que d’avoir tant aimé on ne sent plus son cœur c’est devenu un cœur mafane.

Ce beau petit mot – cœur mafane, prends garde à toi, panga il va déborder – rien qu’à ce mot l’île commence à esquisser une danse rieuse et débridée : si nous n’avions peur que des cyclones qui chargent l’horizon, ne serait-ce pas merveilleux ? Mais il y a d’autres peurs embusquées qui n’ont rien à voir avec les éléments. Il y a

Jacques marchand d’esclaves les âmes que tu as vendues me demanderont-elles d’être coupable à ta place/ Jacques trois cents ans de soleil n’ont pas noirci ma peau elles ont métissé l’âme et trois cents ans après j’embrasse cette histoire contre la mer qui revient/ je ne rejette rien j’assume

Comme un moine cistercien, Catherine va assumer les fautes de cet ancêtre, celles qui ouvrent encore des plaies sur la peau de son île. N’y a-t-il que les poètes pour se rappeler et pour expier ? Ceux qui parlent à tort et à travers du devoir de mémoire savent-ils ce que signifie la vraie mémoire, la douleur que l’on ressent en marchant sur les traces de la cruauté ? Il n’y a pas de devoir de mémoire, il y a la mémoire tout court. Les poètes se souviennent, point. Ils ne peuvent oublier ce qu’ils savent. Ils n’oublieront pas les nuits rouges de notre histoire, et c’est pour cela que les poètes sont tristes.

Est-ce à cela que servent les poètes ? À être des âmes tristes en l’absence de prophètes, apatrides dont le seul lieu est l’errance, n’aspirant à rien d’autre qu’à faire entendre les cris du passé, les angoisses du présent, les soupirs du futur ? Mais peut-être n’ont-ils pas besoin d’autre chose car, se disent-ils,

avec ça, je peux me traîner partout et le monde sera beau quand même.

Le monde de Catherine Boudet est triste et beau : c’est le monde d’un poète.

 Ananda Devi, préface de Nos éparses nos sulfureuses, Acoria éditions


Réda Bensmaia

University Professor of French Studies and Comparative Literature at Brown University (EMERITUS)

4 ans

Très beau texte et qui rend bien ce qui est en jeu dans la poésie au temps des catastrophes!

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