Éléments de réflexion sur la contrainte pénale
Tony Ferri

Éléments de réflexion sur la contrainte pénale

Par Tony Ferri, philosophe, docteur en philosophie, chercheur au Gerphau, conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation, auteur de divers articles et ouvrages, dont Pouvoir et politique pénale. De la prison à la surveillance électronique (Paris, Libre et Solidaire, 2016), et La surveillance électronique pénale. Son statut, son sens, ses effets – préface de Jean-Marie Delarue (Paris, Bréal, 2017).

A. Le « principe » de la contrainte pénale :

1. Dans son principe, l’instauration de la mesure de contrainte pénale traduit une certaine volonté du législateur de rompre avec le schéma habituel des sanctions pénales référées à la seule peine d’emprisonnement. L’idée de départ de cette mesure reposait, ce me semble, d’une part, sur la perspective de mettre à disposition des juges une autre mesure complémentaire substitutive à l’incarcération, et, d’autre part, sur la recherche d’un mécanisme qui rende plus complexe et moins automatique le recours à l’incarcération, en particulier pour la petite et moyenne délinquance. Parallèlement, il s’est agi d’associer plus intimement la communauté politique à la mise en œuvre d’une mesure destinée à des condamnés pourtant susceptibles de faire l’objet d’une forme d’ostracisme social. A cet égard, l’article 18 de la Loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales dispose que : « La contrainte pénale emporte pour le condamné l’obligation de se soumettre, sous le contrôle du juge de l’application des peines, pendant une durée comprise entre six mois et cinq ans et qui est fixée par la juridiction, à des mesures de contrôle et d’assistance ainsi qu’à des obligations et interdictions particulières destinées à prévenir la récidive en favorisant son insertion ou sa réinsertion au sein de la société [c’est moi qui souligne] ».

2. L’ambition initialement affichée par ses concepteurs était donc de proposer une mesure complète destinée à concurrencer sérieusement la peine d’emprisonnement. Il va de soi que, à partir du moment où les juges n’ont pas d’autre alternative probante que celle de recourir à la peine d’emprisonnement dans l’arsenal répressif qui leur est offert – compte tenu de la trajectoire et de la personnalité du condamné ainsi que de l’infraction commise par celui-ci -, il n’y a pas lieu pour eux de tergiverser longtemps : faute de mieux, en tout cas en l’absence de mesures pénales, sinon variées, du moins suffisantes, susceptibles de rivaliser rigoureusement avec la prison pour peine, il ne leur reste plus qu’à se résigner à se servir de la peine d’emprisonnement pour appliquer la loi et montrer à l’infracteur ce qui lui en coûte que de s’écarter de la règle de droit. Toutefois, nous verrons ci-après qu’il est important d’apporter une réserve à cette remarque, puisque, disposant maintenant de ce nouveau dispositif pénal, les juges ne s’en saisissent pas pour autant.

3. De là vient que la question qui demeure est celle de savoir comment s’approprier la mesure de contrainte pénale dans un contexte où l’on considère encore, de façon immémoriale, que, dès l’instant où une infraction est reprochée au mis en cause, dès l’instant où sa culpabilité est établie, il en résulte qu’il doit se soumettre à un régime de punition qui consiste à lui faire subir le châtiment de sa faute. Dans ce schéma-là, la prison se présente d’ailleurs comme un objet naturel et même comme la seule modalité punitive expéditive quasi archétypale, alors même qu’elle est historiquement advenue.

B. La « philosophie » de la contrainte pénale :

1. D’un point de vue philosophique ou, si l’on veut, au plan d’une réflexion sur les principes, la contrainte pénale a ceci d’intéressant qu’elle exprime l’idée novatrice que la responsabilité de l’infraction est partagée, c’est-à-dire que, si elle incombe de prime abord au délinquant, elle est pour partie imputable à la collectivité qui a failli dans son double rôle de protection et d’éducation de l’ensemble de ses membres. En sorte que, si la société se refuse d’accueillir en son sein l’infracteur pour l’accompagner dans ses efforts de reclassement ou de réadaptation, elle n’aboutit qu’à accentuer sa responsabilité, à aggraver sa compromission et à répéter l’oubli ou le délaissement de certains de ses membres. La contrainte pénale introduit, en quelque manière, dans son geste originel, le principe de l’obligation du partage de la dette.

2. Ce principe prend tout son sens si l’on se souvient que, politiquement ou socialement, il semble contestable, voire arbitraire de diviser la société en honnêtes citoyens d’un côté et en délinquants infréquentables de l’autre, puisque chacun peut être rangé tantôt sous l’un, tantôt sous l’autre statut, en fonction des circonstances. A cet égard, la pratique quotidienne de l’insertion et de la probation au sein de l’univers pénitentiaire, adossée à une réflexion philosophique constante, peut conduire à chercher à percevoir jusqu’au bout la signification de l’énoncé décisif suivant : on ne naît pas délinquant, on le devient. Néanmoins, se pourrait-il que la communauté politique se sente elle-même honteuse et partie prenante de l’acte répréhensible qu’a pu commettre un des siens ?

3. En d’autres termes, ce qui gît au fond de la contrainte pénale, du moins dans sa pensée initiale fondatrice ou dans sa décision inaugurale, c’est, je crois, l’idée que la société ne saurait désormais se satisfaire du rejet pur et simple de l’un de ses constituants, fût-il un individu dissemblable ou présentant l’apparence du « tout autre », dans les limbes des espaces de relégation carcérale, sous peine de persister à ne pas saisir ce qu’il y a ou devrait y avoir de profondément hospitalier dans le droit. Car, à l’opposé d’un certain réflexe archaïque, il apparaît que le resserrement des liens collectifs gagne à se penser et à se renforcer, non pas contre, mais avec celui qui a failli.

4. Par ce motif, il semble bien que la contrainte pénale recèle quelque chose de neuf et de courageux, par cela seul qu’elle s’institue sur un principe d’ouverture là où la prison bégaie son principe de clôture : dans la sanction pénale qu’elle a cherché à réfléchir, la contrainte pénale a en effet laissé entrevoir la perspective d’infliger une peine sous la modalité, non pas du seul châtiment et des formes de l’hostilité, mais sous celle désormais de la compréhension et de l’accueil. Cela signifie que, bien que le délinquant soit celui qui a rompu le contrat social, comme nous le rappelle son étymologie, il ne va pas de soi d’en conclure à la nécessité de le traiter comme un ennemi. Rien n’interdit d’avoir rapport avec lui par le regard fécond offert par le principe de l’hospes plutôt que par celui de l’hostis, c’est-à-dire en le traitant d’égal à égal. Sans doute faut-il être capable, objectera-t-on, de faire des efforts considérables pour se figurer que la collectivité est plus forte, plus saine, plus structurée, non pas en congédiant l’infracteur, mais en le maintenant dans son droit au moment même où il semble s’en écarter. De ce point de vue, la contrainte pénale permet d’apporter un premier jalon à la perspective selon laquelle la sanction n’a de force qu’à la condition de viser au maintien de la réconciliation primitive (peut-on penser cet oxymore ?), plutôt qu’à l’entretien a posteriori de la fracture ou de la dualité.

5. Dès lors, la contrainte pénale implique d’accomplir un pas de côté décisif vis-à-vis de nos angoisses et de nos peurs, en rompant avec l’habitude d’accoler facilement l’étiquette d’individu dangereux à l’infracteur, et en gardant à l’esprit que la figure de l’« inquiétante étrangeté » de celui-ci n’est corrélative que de sa prétendue contre-naturalité, de sa capacité supposée de forcer les lois inéluctables de la nature, bref de nos superstitions. Pour le bien comprendre, rappelons la différence qualitative entre une loi juridique ou sociale et une loi naturelle : la loi juridique se rapporte à l’exercice d’une contrainte à laquelle chacun peut néanmoins se soustraire, là où la loi naturelle ordonne sans la possibilité d’invoquer un recours ou de trouver une échappatoire. Autrement dit, la première commande, tandis que la seconde se constate ; ou bien encore, la première oblige (moralement ou socialement) quand la seconde nécessite (naturellement). Par conséquent, le trouble causé par l’apparition de l’individu dangereux tient d’emblée à sa capacité supposée de se dérober à la nécessité, de plier les lois de la nature. Il est comme un fait ou un être qui ne dérive pas de la nature elle-même, mais qui y préside. Et lorsque les légendes le dotent de pouvoirs incommensurables ou de comportements démentiels, il n’est pas loin de revêtir les habits maléfiques du monstre… D’où l’effroi qu’il suscite ! C’est donc la croyance dans le caractère, pour ainsi dire, infractionnel du délinquant vis-à-vis de la nature elle-même qui rend celui-ci si épouvantable ou monstrueux et qui impose de l’éliminer sans tarder, en lieu et place de le soigner, de l’accompagner, de l’éduquer.

6. Dès lors, il est intéressant de noter que ce à quoi nous invitait la contrainte pénale dans sa conception initiale, c’est à donner le change à Kant, en suggérant que l’exécution de la sanction pénale n’a pas pour pendant d’honorer le délinquant par la reconnaissance de sa faculté juridique et, par là, de sa dignité, puisqu’on ne saurait sanctionner un animal dépourvu de droits, mais entraîne plutôt le déshonneur du politique qui démontre, par le châtiment qu’il élabore méticuleusement et se plaît à mettre sordidement en scène, son incompétence en matière de cohésion sociale et son incapacité à s’affranchir des passions douteuses (Spinoza dit d’elles qu’elles sont tristes) comme la vengeance, la haine et la colère, qui ne répandent que malheur, plainte et affliction. Comme le regrette l’auteur de L’Éthique : « C’est en effet une certitude (…) que les [hommes] sont enclins à la vengeance plus qu’à la miséricorde » (Spinoza, Traité politique, chap. I, V, Paris, Éditions Réplique, 1979, p. 15). Sur ce point, il a plus particulièrement appartenu à Nietzsche de mettre résolument le doigt sur les puissants relents de ressentiment qui sous-tendent la volonté de châtiment et sur l’indistinction qui en résulte entre le citoyen honnête et le délinquant éhonté. Au point que, dans bien des cas, la victime ne diffère que de quelques degrés de l’infracteur. En réalité, à bien le lire, le philosophe du soupçon nous renseigne que ce n’est pas pour le bien du délinquant qu’on le punit, mais pour des raisons d’utilité sociale, souvent fallacieuses et contre-productives, appuyées par nombre de justifications sophistiques dont il convient de se méfier et de se départir… En définitive, la double question que la contrainte pénale a pu poser aux penseurs de la peine est peut-être celle-ci : d’une part, sous quelles conditions et dans quelle mesure est-il permis de chercher à déplacer notre regard quant à l’échelle des peines, et, d’autre part, n’est-il pas temps d’espérer dorénavant nous libérer de nos contraintes punitives qui s’enracinent dans nos angoisses et nos craintes, et qui sont indexées sur un geste d’exclusion pure qui se réalise hors-champ, en dehors de l’espace commun ?

7. Tout se passe donc comme si notre communauté politique avait cherché un temps, comme en un éclair, à travers le moment de l’instauration de la contrainte pénale, à abandonner le formalisme de son droit et à renouer, en quelque manière, avec les principes holistiques des sociétés traditionnelles consistant dans le tissage de liens d’appartenance si forts qu’elles répugnent à éliminer l’un de leurs membres, fût-il délinquant. Dans son Anthropologie juridique, Norbert Rouland rapporte comment les sociétés traditionnelles du Groenland s’organisent pour éviter d’exclure l’un des leurs et comment l’idée même de l’élimination d’un semblable gênant est vécue par elles comme une perte dommageable pour la collectivité qui pâtit davantage de son absence que de sa présence. Est-il nécessaire de rappeler qu’au sentiment d’être « de trop » dans les sociétés modernes s’oppose le « besoin de l’autre » dans les sociétés traditionnelles ?

C. Les raisons de l’insuccès de la contrainte pénale :

1. La question de savoir à quoi tient l’insuccès de la contrainte pénale recoupe, comme par un effet de miroir, celle de savoir pourquoi la France ne cesse de battre ses propres records en termes de taux d’incarcération. De même que, alors que certaines instances, comme la Cour européenne des droits de l’homme, dénoncent habituellement nos prisons, leur surpopulation, leur délabrement, il est saisissant de constater, dans le même temps, que les incarcérations à la française se maintiennent à un haut niveau, parfois s’accélèrent, de même, alors que la loi ayant permis la création de la contrainte pénale existe maintenant, il apparaît que non seulement les juges s’en détournent, mais poursuivent le processus depuis longtemps en marche de pénalisation de la société.

2. L’une des explications fondamentales relatives à cet insuccès et, corrélativement, au maintien de la surpopulation carcérale, ressortit à ce que j’appelle « la compulsion de punir », et à sa conséquence immédiate qui s’exprime par la croissance, et même par l’explosion des motifs de condamnation depuis l’instauration du Code napoléonien de 1810. Ce n’est pas que les individus sont plus « délictueux » aujourd’hui qu’hier – encore que ce soit la loi qui précède l’infraction (la loi crée le crime), et pas l’inverse (le crime détermine la loi) : c’est que, à force de créer de nouveaux délits, d’amplifier le taux des condamnations, d’allonger la durée des peines, la société présente maintenant un fort risque que bien des personnes tombent dans son filet pénal … Au point même que la frontière entre la délinquance et la non-délinquance tend à devenir moins nette aujourd’hui et que nul ne peut plus être assuré de ne pas faire l’objet un jour de cette forme d’hystérie pénale ! Il ne fait pas de doute que le contexte sécuritaire est le premier des freins au déploiement de la contrainte pénale – mesure, au demeurant, très marginale au milieu de l’arsenal répressif. Le constat sur le terrain de l’inflation pénale est corroboré par des études. Par exemple, Claire Saas, « La catégorisation des peines », dans Droit et Société, mars 2014, no 88, et Jean-Paul Jean, « Transformations et permanences dans la fonction et la façon de punir », dans Le droit de punir, du siècle des Lumières à nos jours (sous la direct. De F. Chauvaud), Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2012.

3. D’autres raisons intriquées sont aussi à développer, notamment celles qui relèvent :

a. du rôle de l’opinion publique généralement plus vindicative que débonnaire (cf., Spinoza, supra) ;

b. du commerce juteux, et souvent inavouable, qui se développe autour des programmes de construction de prisons ;

c. de la difficulté et même de « l’angoisse de juger », pour parler comme Foucault, dues à l’isolement des juges et à leur crainte d’endosser la responsabilité de libérer ou de maintenir en liberté un récidiviste potentiel ;

d. des attaques en règle et périodiques contre le système judiciaire et de sa mauvaise réputation, la justice étant accusée tantôt de laxisme, tantôt de lâcheté par le pouvoir politique lui-même ;

e. de l’existence de la mesure, qui a fait ses preuves, de sursis assorti d’une mise à l’épreuve. Ce point mérite qu’on s’y arrête un instant, parce qu’il a partie liée avec le phénomène de la compulsion de punir. En effet, dans l’exacte mesure où, comme on l’a vu, on assiste au durcissement des peines, il s’ensuit qu’il est difficile de vanter, dans ce contexte, les mérites de la contrainte pénale contre les prérogatives de l’emprisonnement. Autant dire que la relative nouveauté de la contrainte pénale ne joue pas à armes égales avec la vieille « aura » de l’institution carcérale. Mais il y a plus : non seulement elle peine à concurrencer la prison (ce pourquoi elle a pourtant été créée), mais elle n’est même pas en capacité de rivaliser avec le sursis avec mise à l’épreuve (ce pourquoi elle n’a toutefois pas été créée), puisque celui-ci date de 1958, que des millions de Français en ont fait l’objet depuis sa création, et qu’il n’y aurait pas de sens à le mettre en balance avec la contrainte pénale qui sont deux mesures du milieu ouvert. En d’autres termes, la contrainte pénale ne mord significativement ni sur la prison ni sur le milieu libre, de sorte que son usage est globalement délaissé par les juges. De surcroît, au plan, non pas technique, mais pratique, les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation ne perçoivent d’ailleurs pas de différence tangible entre le sursis assorti d’une mise à l’épreuve et la contrainte pénale, puisque l’un comme l’autre :

- d’une part, se conçoivent sur fond d’incarcération. Rappelons que la loi ayant donné naissance à la contrainte pénale indique que : « La juridiction fixe également la durée maximale de l’emprisonnement encouru par le condamné en cas d’inobservation des obligations et interdictions auxquelles il est astreint » ;

- d’autre part, partagent un certain nombre de dispositions, comme le souligne encore le texte de loi : « Dès le prononcé de la décision de condamnation, la personne condamnée est astreinte, pour toute la durée d’exécution de sa peine, aux mesures de contrôle prévues à l’article 132-44 ». En outre : « Les obligations et interdictions particulières auxquelles peut être astreint le condamné sont : 1° Les obligations et interdictions prévues à l’article 132-45 en matière de sursis avec mise à l’épreuve ».

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