Élargissement de l'UE : une fausse bonne idée ?
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Élargissement de l'UE : une fausse bonne idée ?

Le 13 septembre 2023, la présidente de la Commission européenne Ursula von Der Leyen a prononcé le dernier discours sur l'état de l'Union de son mandat qui doit se terminer à l'automne prochain. À cette occasion, elle propose un bilan de l'action de la Commission depuis les 4 dernières années et dresse quelques perspectives par lesquelles, selon elle, l'Union européenne doit poursuivre sa construction. Le dernier point de son discours qui a particulièrement marqué l'attention des observateurs porte sur les enjeux futurs de l'élargissement. Bien entendu, le dossier ukrainien occupe une place centrale dans cette question pour les raisons que nous connaissons toutes et tous. Mais la Présidente de la Commission considère aussi qu’il serait légitime d’envisager sérieusement les candidatures de la Serbie et de la Moldavie pour une Union prochaine à 30 pays membres.

Derrière des intentions incontestablement louables du fait du drame que subit la population ukrainienne, ce projet politique repris par la Présidente de la commission réactive utilement un débat ancien qui a marqué toute la construction européenne. Ce débat porte sur les conditions d’arbitrage entre l'élargissement de l'Union et l'approfondissement de sa gouvernance. On peut légitimement souhaiter que les deux processus – élargir et approfondir - avancent de concert, ce qui s’est d’ailleurs produit à l’échelle de l’histoire longue de la construction de l’Europe. Toutefois, l'analyse économique comme l'histoire nous enseignent qu'en matière d'arbitrage, il est essentiel d'évaluer les coûts et les gains associés à chaque choix politique. Il faut pour cela comprendre pour quelle raison l'approfondissement de la gouvernance de l'Europe est aujourd'hui soumis à des obstacles importants alors que, plus que jamais avec l'impératif de transition énergétique, nous avons besoin d'une coordination étroite dans les politiques économiques conduites comme nous avons besoin d’une convergence dans les performances macroéconomiques des pays membres de l’Union.

 

1-    L'élargissement progressif de l'union : un projet politique constitutif de la construction européenne

 

Élargir ou approfondir : de quoi parle-t-on ?

Le terme élargissement ne présente pas de difficulté de définition. Il signifie que le nombre d'États membres de l'Union européenne augmente. À ce titre, au moment de la signature des deux traités de Rome en 1957, 6 pays sont devenus membres de la Communauté économique européenne. Au fil de son histoire depuis le dernier demi-siècle, la Communauté puis l’Union à partir de 1993 a connu plusieurs grandes étapes d'élargissement dont notamment : 1973 avec l'arrivée du Royaume-Uni de l'Irlande et du Danemark, les années 1980 avec l'arrivée de la Grèce de l’Espagne et du Portugal ou encore 2004 avec 8 pays d'Europe centrale qui intègrent l'union ce qui porte à l'époque à 25 le nombre d'États membres et représente l'augmentation la plus forte en un seul élargissement. L'approfondissement de l'Union européenne est en revanche plus complexe à définir. Au sens institutionnel, on entend par approfondir le fait :

1)    De transférer certaines composantes de la souveraineté des États membres auprès des instances européennes pour la conduite de politiques économiques dédiées (la Banque centrale européenne avec la conduite de la politique monétaire est un parfait exemple d'approfondissement). On dit dans ces conditions que le modèle de gouvernance est de nature fédéraliste ;

2)    De mettre en place des dispositifs permettant la convergence des politiques macroéconomiques conduites par les États membres sans transfert de souveraineté. On dit dans ces conditions que le modèle d’intégration est intergouvernementaliste. Bien entendu, dans ce second cas l'approfondissement suppose une coordination efficace des politiques publiques.

 

Une Union qui s’approfondit et s’élargit

La construction de l'Europe depuis le traité initial sur le charbon et l’acier en 1951 a effectivement articulé élargissement et approfondissement. Rappelons cependant à cet égard que le projet initial de l'Europe est de nature politique beaucoup plus que économique. Le fameux « discours de l'horloge » prononcé par Robert Schuman le 9 mai 1950 pose les jalons d'un processus politique de pacification pour le continent européen. Ainsi, et contrairement à une idée reçue répandue, il n’y a pas de critères économiques requis pour devenir membre de l'Union (aucun niveau de PIB par tête minimum par exemple, ni de niveau minimum de déficit public). Avec le Conseil européen de Copenhague en 1993, un texte précise ces modalités. Les « critères de Copenhague » stipulent que la condition fondamentale pour devenir membre est le respect des valeurs de l'union et l’adoption d'un ensemble de règles résumé autour de l'expression d'acquis communautaire. Ces règles sont la présence d'institutions stables qui garantissent la démocratie, la primauté de l'Etat de droit et la pluralité des partis politiques, le respect des minorités ou encore la liberté de la presse. La composante économique de ces règles se limite à préciser l'existence d'une économie de marché viable et la capacité à faire face, pour les entreprises du pays, à la pression concurrentielle. Ce sont bien ces critères de Copenhague qui conduisent à l'adhésion de la Grèce, de l'Espagne ou du Portugal dans les années 1980 alors que ces trois pays sortent de régimes dictatoriaux, et ce sont encore ces critères qui prévalent au moment de l'adhésion des pays d'Europe de l'Est en 2004. On voit ici la légitimité historique de la position reprise par la présidente de la Commission européenne vis-à-vis de l'Ukraine : en faisant valoir l'acquis communautaire, l'adhésion à l'UE est avant tout un processus politique.

 

2-    Les voies escarpées de l’approfondissement

 

Les gains de l’adhésion à l’Union européenne

Dans ces conditions, comment expliquer qu'il y ait des difficultés à articuler l’élargissement avec l'approfondissement de la gouvernance de l'Union ? Comment expliquer que les États-membres rechignent à mieux coordonner leurs politiques avec celles de leurs partenaires ? Une des raisons tient au fait que l'approfondissement suppose peu ou prou un transfert de souveraineté vers les institutions internationales. Or, les pays d'Europe sont des États-nations et les transferts de souveraineté ne sont jamais faciles politiquement. Au cours de la construction européenne, le modèle fédéraliste a toujours peiné à s’imposer et la monnaie unique fait figure d’exception. Mais cet argument est indépendant de la taille de l'Union. Une autre raison tient au fait qu'il faut savoir si la convergence des politiques du fait de l’adhésion (en matière de fiscalité, de droit environnemental par exemple) est économiquement utile à chaque pays membre d'une part et à l'ensemble des pays de l'Union de l'autre. Entendons par « économiquement utile » une amélioration des conditions d'existence des populations et, sur le plan quantitatif, une hausse durable du PIB par habitant. Autrement dit, l’adhésion à l’union est utile pour un pays plus pauvre que les autres si ses performances économiques vont se rapprocher de la moyenne de l’Union et cette adhésion sera utile à l’ensemble de l’Union si elle stimule sa croissance potentielle et améliore les conditions de la soutenabilité du développement de l’Europe. Mis à part le cas emblématique du Royaume-Uni qui avait déjà un niveau de PIB par habitant comparable aux autres pays d'Europe, nombre de pays qui ont intégré l'Union depuis les années 1970 présentaient un niveau de PIB par habitant significativement plus faible que la moyenne des autres pays membres. S'agissant, par exemple, de l'Irlande de la Grèce, de l'Espagne ou du Portugal leur adhésion est statistiquement corrélée avec une augmentation de leur PIB par tête en même temps que leur système productif se transforme (industrialisation). Il en est de même pour les pays d'Europe centrale et orientale qui ont intégré l'Union européenne à partir de 2004. Dès les années 1990, la communauté européenne avait mis en place des dispositifs pour favoriser la démocratisation de ces pays et réussir leur transition vers l’économie de marché. Par exemple en 1991, la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD) est créée de même le programme PHARE (Pologne Hongrie, programme d'assistance à la reconstruction des économies) qui devient un instrument financier central pour conduire à l'adhésion finale de 10 pays en 2004. En résumé, l’adhésion à l’UE a permis, au moins jusqu’en 2015, à ces pays d’Europe centrale de connaitre un rattrapage macroéconomique important. L'analyse économique fournit des éclairages pour rendre compte de cette situation que ce soit l'extension des marchés par le jeu des créations de trafic commerciaux, la progression de la qualité des institutions qui incitent aux entrées de capitaux ou encore l'intensification de la concurrence, les pays d'Europe centrale sont parvenus progressivement à développer des avantages comparatifs rendus notamment possibles par un coût du travail plus faible. De surcroit, étant situés loin de la frontière technologique, ils ont également bénéficié de transferts de technologie en provenance des pays d'Europe de l’Ouest (Allemagne notamment qui est un pays innovant).

 

 

La divergence des systèmes productifs et les politiques non coopératives

A partir de la crise mondiale de 2008, de nombreux travaux publiés par des économistes ont mis en évidence les fragilités structurelles qu’elles soient monétaires ou productives, de l'Union européenne. En France, les livres de Jean Pisani-Ferry (Le réveil des démons), Michel Aglietta (Zone euro, éclatement ou fédération) ou encore de Patrick Artus et Marie-Paule Virard (Euro, par ici la sortie) mettent en lumière une hétérogénéité croissante des systèmes productifs entre les différents pays membres. Autrement dit, depuis 15 ans, l’Union européenne s'accompagne d'une divergence des performances macroéconomiques de ses pays membres, divergence qui s’observe notamment dans les déséquilibres de balances de paiements. Contrairement à une idée reçue tenace, cette hétérogénéité croissante n'est pas corrélée avec l'adoption de la monnaie unique qui lui est bien antérieure. Elle est liée à l'insuffisance des politiques structurelles coordonnées notamment sur le plan industriel et à la faiblesse des transferts de richesses entre les régions compétitives et industrialisées d’une part et celles qui subissent un déclassement industriel d’autre part. De surcroît, cette hétérogénéité a tendance à s'accentuer lorsque la taille de l'Union augmente alors que les politiques structurelles continuent d'être défaillantes. De longue date, l'analyse économique propose des modèles pour rendre compte des processus de polarisation productive. Dans ses travaux des années 1980 et 1990, Paul Krugman montre que la constitution d'un grand marché unique, ou les biens et services comme les facteurs de production peuvent circuler librement, favorise la concentration géographique des activités là où la dotation factorielle est la plus avantageuse. Il montre de surcroit que les entreprises ont intérêt à s'installer là où d'autres entreprises du même secteur sont déjà en activité afin de pouvoir bénéficier des externalités positives liées aux effets d'agglomération. Au sein de l'Union européenne ce processus est à l’œuvre et entraîne une divergence dans le développement économique des régions : certains territoires – plutôt l’Europe du nord -, innovants, montent en gamme en restant proches de la frontière technologique et améliorent leur compétitivité tandis que d'autres – plutôt les pays du sud - descendent progressivement en gamme et se retrouvent acculés à produire des biens de valeur ajoutée plus faibles qui sont fortement soumis à la concurrence internationale. On voit ainsi le paradoxe qui marque la construction politique de l'Union européenne. Les anciens pays membres qui sont par ailleurs ceux les plus proches de la frontière technologique voient certains de leurs territoires s’appauvrir et peuvent se retrouver en concurrence avec les pays membres plus récents qui ont connu pourtant un rattrapage économique rapide. Il devient ainsi plus difficile de justifier les politiques européennes de solidarité entre pays membres (image péjorative de la concurrence du plombier polonais). Simultanément, les pays d'Europe de l'Est entrés plus récemment dans l'Union et qui sont en train de terminer leur rattrapage ne peuvent plus continuer à s’appuyer sur leurs anciens avantages comparatifs fondés notamment sur un coût du travail plus avantageux et le cas échéant une fiscalité plus faible. Les perspectives de faire croître leur PIB par habitant sur la base de ce modèle se réduisent au fur et à mesure qu'ils se rapprochent de la frontière technologique. Parallèlement, les discours de rejet de l'Europe au sein des classes politiques de pays de l’Est (Hongrie, Pologne) deviennent de plus en plus prégnants notamment du fait du ralentissement de la progression des niveaux de vie.

En fin de compte, on le voit, l’élargissement de l'Union impose une gouvernance fondée sur des politiques structurelles significativement plus coordonnées. Il impose aussi de faire progresser le modèle fédéraliste. C’est encore plus manifeste lorsque cela concerne des États membres dont les structures macroéconomiques sont plus fragiles que la moyenne des autres pays (plus grande distance à la frontière technologique, part plus importante du secteur agricole, plus faible niveau de qualification de la main-d'œuvre, plus faible régulation politique des marchés). Ces politiques sont nécessaires pour soutenir la croissance potentielle et rendre soutenable notre modèle de développement. C'est le cas par exemple de l’enjeu de l'harmonisation des politiques fiscales ou encore de l'adoption d’un Smic européen dont les externalités positives seraient significatives. C’est aussi le cas pour l’harmonisation des clauses environnementales dans les échanges commerciaux intracommunautaires. Or, actuellement, en dehors des domaines réservés dans lesquels les institutions européennes bénéficient d'un transfert de souveraineté, la coordination des politiques structurelles requise est tout à fait insuffisante et les comportements de passagers clandestins restent le plus souvent la norme. En matière de politique fiscale par exemple l'Union européenne est toujours marquée aujourd'hui par une grande hétérogénéité des situations conduisant de nombreux observateurs à parler de dumping fiscal. De même, si un débat sur l'instauration d'un smic européen a bien vu le jour il y a quelques mois les règles relatives au marché du travail restent de la compétence des États membres et les incitations à la concurrence sociale sont les plus fortes.


Doit-on conclure qu'il faut renoncer à tout élargissement de l'Union européenne et dans ce cas laisser l’Ukraine livrée à son sort ? Sans doute pas ne serait-ce que parce que le choix de l'élargissement est de nature politique et que l’expertise économique ne peut répondre à une question politique. Mais il n'est cependant pas interdit de réfléchir aux conditions requises pour que cet élargissement nous permette de faire face efficacement aux enjeux à venir et qu'il ne soit pas dicté seulement par un sentiment louable de solidarité avec un pays en guerre. Avec des questions comme l'intensification de la concurrence entre la Chine et les États-Unis, les nouvelles routes de la soie en Europe, ou encore le retour à peine déguisé du protectionnisme (IRA) dans une économie mondiale où il est urgent de décarboner, l'Union européenne a plus que jamais besoin de politiques étroitement coordonnées pour conduire de concert les mutations de son système productif vers la transition énergétique et la promotion d’une plus grande justice sociale au sein de sa population.

Les économistes aiment à rappeler qu'il n'y a pas de repas gratuit au sens où tout arbitrage politique suppose un coût qu’il convient d'évaluer. En la matière, le coût d'un élargissement prochain peut être celui d'une perte plus grande d'efficacité de notre gouvernance. Mais il est vrai aussi que l’Europe a souvent connu des avancées institutionnelles majeures à l’occasion de crises qu’elle a traversée. Celle qui vient autour de la transition énergétique couplée avec la demande d’adhésion de l’Ukraine peut en être l’occasion !

Fabrice Lebourg

Professeur agrégé préparateur CAFEP Master MEEF Université catholique d'Angers

1 ans

Très bon article qui pose avec clarté les défis de l’UE pour les années à venir en rappelant l’origine politique du projet des Pères fondateurs autour de Jean Monnet: « faire l’Europe, c’est faire la paix. »

Cédric Tellenne

Professeur de géopolitique et d'économie- lycée Stanislas (Paris, VIème)

1 ans

C'est excellent, très éclairant. Merci beaucoup pour ce temps de lecture. CT.

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