Émotions esthétiques, versus utilitaires

Émotions esthétiques, versus utilitaires

Les émotions sont considérées comme étant à la base de notre système motivationnel et comme ayant un caractère adaptatif. Le fait que ces émotions facilitent notre adaptation à des situations ou à des évènements importants pour notre bien-être, voire notre survie, témoigne de leur caractère utilitaire. Tel est le cas, par exemple, des émotions de joie, tristesse, peur, dégoût, colère, culpabilité ou encore de honte. Ces émotions sont donc utiles, dans le sens où elles sont à la base de la préparation d’une action, comme le combat ou la fuite (pour la peur), l’évitement d’un aliment ou d’un objet (pour le dégoût) ou encore le renforcement de la motivation (pour la joie).

Ces émotions sont souvent générées dans des situations d’urgence et leur intensité est souvent forte, de manière à engendrer rapidement une réponse adaptée. Les effets sur le corps de ces émotions sont importants, dans le but de générer un « profil cerveau-corps » adapté à une situation donnée. L’adaptation à la situation nécessite une évaluation cognitive rapide de plusieurs critères, comme la pertinence de l’évènement déclencheur de l’émotion par rapport aux buts et besoins de l’individu, ainsi que le potentiel d’adaptation de l’individu aux conséquences de la présence de cette nouvelle situation.

À l’opposé, une expérience esthétique ne semble pas, a priori, avoir de vocation utilitaire. Une émotion peut être générée à la vue d’une peinture, d’un paysage extraordinaire ou d’un morceau de musique. Toutefois, cette émotion ne semble pas dépendre de l’évaluation de la capacité de l’œuvre à répondre aux buts et besoins actuels de l’individu ou de satisfaire ses projets ou ses objectifs, au même titre qu’une émotion utilitaire. Les émotions esthétiques semblent donc être produites par l’évaluation et l’appréciation des qualités intrinsèques subjectives d’un objet ou d’une performance artistique. La liste de ces émotions est vaste. Elle comporte, par exemple, l’émerveillement, l’extase, la fascination, l’harmonie, l’admiration…

Le processus d’évaluation à la base des émotions esthétiques déclenche lui aussi des réactions corporelles. En effet, de nombreux travaux ont montré que la musique ou les œuvres d’art en général génèrent des modifications physiologiques. Toutefois, ces réactions seraient d’un type en partie différent des réactions associées aux émotions utilitaires. Les réactions corporelles souvent ressenties dans le cas des émotions esthétiques sont les frissons, la chair de poule, les yeux humides, soit, des réactions paraissant plus diffuses que les réactions corporelles nécessaires à la préparation de l’action. Ces émotions sont également associées à des expressions diverses telles que des rires, des larmes, des applaudissements ou des huées, en plus des expressions faciales et corporelles.

Ces quelques différences, et plus particulièrement celle concernant la pertinence aux buts et besoins a conduit certains auteurs à proposer de regrouper les émotions utilitaires et esthétiques en des catégories distinctes. Pour autant, ces deux catégories d’émotions sont probablement plus proches qu’il n’y paraît et les différents mécanismes cognitifs, neuronaux et physiologiques qui leur sont associés sont largement partagés. En particulier, les évaluations de l'agrément intrinsèque, de la nouveauté / familiarité, et même de la pertinence aux buts et besoins de l’individu sont des composants essentiels associés tant aux émotions esthétiques qu’aux émotions utilitaires.

Éléments déclencheurs des émotions esthétiques

À l’instar de toutes les émotions, les émotions esthétiques sont toujours associées à la présence d’un évènement déclencheur faisant l’objet d’une évaluation. La recherche de l’esthétisme n’est pas assurée par un système placé sous un contrôle volontaire et conscient. Les circuits neuronaux responsables de cette évaluation sont en effet toujours allumés et la perception de l’esthétisme d’un objet, dans toutes les modalités perceptives, se fait de façon automatique. Les éléments déclencheurs dépassent bien sûr le périmètre des œuvres d’art, comme la peinture ou la musique, pour s’étendre aux visages, aux corps humains, à l’architecture, aux paysages ou à tout objet naturel ou manufacturé. Selon Darwin, d’un point de vue évolutionnaire, les jugements de beauté et leurs corrélats affectifs seraient déterminants dans le choix d’un partenaire en vue de la reproduction de l’espèce. De nombreux travaux expérimentaux ont montré, par exemple, que la présence de stimuli érotiques (considérés comme beaux et attractifs) capturent l’attention de façon automatique, en vue d’une sélection pour des traitements approfondis.

Le cas de la nouveauté / familiarité

D’une façon générale, la présence d’un stimulus nouveau attire l’attention, pour que l’individu lui consacre une partie de ses ressources de traitement disponibles, afin de vérifier si cet objet représente un danger ou, au contraire, peut satisfaire ses buts et besoins. Un objet dit esthétique nouveau va ainsi bénéficier d’une attention particulière. Pourtant, dans le cas d’un objet suscitant une émotion esthétique, la familiarité (le contraire de la nouveauté) ne réduit en rien l’intérêt qui lui est porté. Au contraire, et de façon paradoxale, la familiarité représente même un élément prédictif de l'appréciation esthétique. Les objets jugés esthétiques possèdent cette particularité de ne pas souffrir d’un effet d’usure. En effet, une exposition répétée à la même peinture, au même paysage extraordinaire… ne réduit jamais le plaisir éprouvé. Qui n’a pas vu ses films préférés plusieurs fois ? Qui n’est pas retourné voir les mêmes toiles dans le même musée ? Qui ne s’est pas ému chaque hiver devant le spectacle féérique des montagnes enneigées de sa station de ski préférée ? La répétition procure un plaisir intact, voire même accru, grâce à la possible perception d’éléments nouveaux non encore découverts.

Pertinence intrinsèque et pertinence aux buts et besoins

La pertinence intrinsèque d’un objet, considérée ici comme son agrément intrinsèque, joue un rôle clé dans les émotions esthétiques. L’agrément intrinsèque résulte d’une évaluation qui ne prend pas en compte les besoins et objectifs actuels de l’individu. Dans le cadre des émotions esthétiques, les évaluations de l'agrément intrinsèque permettent de prédire l’appréciation des qualités intrinsèques d’une œuvre d'art, d’une performance artistique ou encore d’un paysage.

Des travaux ont montré que l’agrément intrinsèque perçu était associé à des niveaux d’innovation, de familiarité, de fluidité de traitement et d’éveil optimaux. Ces évaluations des caractéristiques intrinsèques d’un objet sont dépendantes des capacités d’analyse de l’observateur, qui résultent en partie d’un héritage phylogénétique et en partie d’un apprentissage.

La pertinence aux buts et besoins de l’individu, elle, a été sous-évaluée dans le cas des émotions esthétiques. Au contraire des émotions utilitaires, les émotions esthétiques n’auraient pas de fin pratique et ne seraient pas associées à une pertinence aux buts et besoins. Pourtant, Kant déjà écrivait, il y a quelques siècles, que les arts, et la musique en particulier, étaient susceptibles de promouvoir la santé, l’équilibre et le bien-être tant physiques que psychologiques. Une expérience esthétique serait donc susceptible de favoriser notre bien-être, d’améliorer notre humeur et de prévenir l’ennui, autant de buts et besoins que nous visons, même si les liens entre esthétisme et objectifs de bien-être ne sont pas forcément présents consciemment dans notre esprit.

Valence des émotions esthétiques

Comme décrit dans un précédent article de KeyEmotion Lab (les 3E de l’émotion dans la publicité et l’évaluation sensorielle), il est possible de procéder à des évaluations d’objets de façon « froide » ou « chaude ». Nous pouvons donc juger une œuvre d’art comme belle de façon « froide », en nous centrant sur des caractéristiques physiques conventionnelles de l’œuvre, censées répondre aux normes de l’esthétisme, sans ressentir pour autant d’émotion. Nous ne considérerons toutefois ici que les cas d’évaluation « chaude ».

Il a été observé que les œuvres d'art qui suscitent à la fois des émotions positives et négatives sont souvent ressenties comme étant plus émouvantes, intéressantes et profondes que celles suscitant des émotions positives uniquement. Qui n’a jamais ressenti du plaisir en étant touché par l’extrême beauté d’une musique triste ? Qui n’a jamais eu les larmes aux yeux en assistant à une scène émouvante et pourtant tellement agréable d’un film ? Un affect négatif peut en effet intensifier une réponse émotionnelle positive et accroître la beauté perçue du film et le plaisir ressenti. Le fait que l’évaluation esthétique d’un objet puisse générer à la fois des émotions positives et négatives milite en faveur du fait que la mesure des émotions esthétiques devrait inclure des mesures distinctes des dimensions positive et négative du stimulus, au lieu de recourir à des échelles bipolaires.

Intensité, éveil et émotions esthétiques

Si les émotions utilitaires sont souvent générées dans des situations d’urgence et que, par conséquence, leur intensité et le niveau d’éveil qu’elles génèrent sont souvent élevés de manière à engendrer rapidement une réponse adaptée, les émotions esthétiques peuvent également être associées à des niveaux élevés d’intensité et d’éveil. D’une part, les paysages et les scènes de nature, comme un coucher de soleil ou un paysage enneigé, peuvent générer des émotions positives d’harmonie, de calme, de relaxation, associées à de faibles niveaux d’éveil. Mais, d’autre part, certains tableaux, œuvres littéraires ou films à suspense peuvent générer des émotions intenses associées à un haut niveau d’éveil ; ces émotions sont d’ailleurs souvent à la fois négatives et positives. En somme, les émotions esthétiques recouvrent un large spectre de niveaux d’éveil et d’intensité et il n’est donc pas possible de les distinguer des émotions utilitaires sur la base de ces dimensions.

Émotions esthétiques et motivation

Au contraire des émotions utilitaires, il a été proposé que les émotions esthétiques sont dénuées de composante motivationnelle. Cette conception s’avère largement erronée. Les émotions esthétiques comportent bien des tendances motivationnelles et favorisent des actions et des comportements. Les émotions esthétiques positives ressenties devant une œuvre d’art, par exemple, nous incitent à prolonger l’expérience d’admiration ou nous incitent à la répéter dans le futur. À l’opposé, les émotions esthétiques négatives ressenties nous incitent à interrompre notre expérience et à ne pas la répéter dans le futur. Il a également été montré que l’exposition à des œuvres plaisantes, comme un morceau de musique, génère des émotions esthétiques positives et active les circuits neuronaux de la récompense. De plus, la musique génère une motivation et une tendance à l’action de participer à la performance musicale. On se surprendra à imiter les mouvements du batteur ou du guitariste dans son solo mythique…

Dans le domaine de la publicité et du marketing, le fait de ressentir une émotion esthétique positive lors de l’évaluation d’un vêtement ou d’une voiture pourra susciter un désir de posséder personnellement l’objet. Il en va de même d’une œuvre d’art qu’on pourra souhaiter acquérir. Un lien a été clairement établi entre le désir déclaré de possession d’une œuvre et son appréciation. En bref, contrairement à une idée répandue, les émotions esthétiques impliquent bien, à l’instar des émotions utilitaires, des tendances motivationnelles et des tendances aux actions d’approche et d'évitement.

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