Être venu d’ailleurs serait-il une tare ?
Pages 98-99 de BEAUX D'AILLEURS réalisé avec le photographe Cyril Ruoso (Belin, 2020)

Être venu d’ailleurs serait-il une tare ?

Voici l’introduction du livre BEAUX D'AILLEURS (Belin, 2020) co-réalisé avec le grand photographe Cyril Ruoso.

Ce livre présente la vie et l’histoire de 30 espèces sauvages dites "exotiques", dont certaines cataloguées "invasives". Il propose aussi des questionnements autour de leurs soi-disant impacts, ainsi que des réflexions autour de nos visions subjectives à propos du vivant, avec ses aimés et mal-aimés, et de nos envies de ce que devrait être la "nature".     

Ces envies (ce récit ?) nous font très souvent piloter (gérer) ou imaginer le vivant et les espèces, au détriment des individus.

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Introduction (pages 6 à 9) :

La liste des espèces exotiques envahissantes (EEE) marque au fer rouge de nos inquiétudes de nombreux individus pour la place qu’ils occupent, leur adaptabilité ou encore la rapidité de leur installation. Si la définition du concept des EEE est difficile, voire impossible, voici quelques-uns des critères retenus pour les qualifier ainsi. L’espèce doit avoir été introduite par l’homme, volontairement ou accidentellement, hors de son aire de distribution naturelle, depuis moins de 10 000 ans (début de l’Holocène) pour les animaux et après l’an 1 500 pour les plantes ; son installation et sa propagation menacent les écosystèmes, habitats et espèces indigènes, et ont des conséquences écologiques, sanitaires ou économiques.

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L’archéologie nous a montré que les Homo sapiens maîtrisent le vivant depuis longtemps, par la chasse comme par la maîtrise des végétaux, y compris des forêts du monde entier. Nous savons également que nos ancêtres sont arrivés d’Afrique, il y a 55 000 ans environ, puis se sont installés un peu partout dans le monde, entraînant des conséquences écologiques, sanitaires ou économiques sur les écosystèmes planétaires et leurs habitants. À ce titre, en étendant quelque peu les critères, nous sommes donc nous aussi une EEE. Cependant, cette définition est issue de notre subjectivité, de notre vision de la nature et nous permet de nous exclure de cette stigmatisation.

Autrefois, être exotique pouvait être bien vu. Depuis le Néolithique au moins, nous avions plaisir à déplacer et introduire des espèces pour le troc, l’alimentation ou l’ornement. Plus récemment, dans un monde aux déplacements nombreux et aux environnements abîmés, certaines espèces venues d’ailleurs ont pu s’installer dans de grands espaces attirant davantage notre attention. Si des milliers d’espèces arrivent chaque année, peu d'entre elles réussissent une installation pérenne.

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Le premier ouvrage de référence sur le sujet parait en 1958 (Charles Sutherland Elton, The Ecology of Invasions by Animals and Plants), il faut pourtant attendre la fin des années quatre-vingt-dix pour que la notion d’espèce envahissante devienne une réelle préoccupation en France. Jusqu’alors, nous nous satisfaisions d’avoir introduit des mélèzes japonais dans le Cantal, des châtaigniers dans les Cévennes ou des lapins et des faisans un peu partout. Alors que les recherches, études et ouvrages se multiplient, il est dit que les espèces envahissantes seraient la troisième cause de la « perte de biodiversité » sur Terre.

Cette analyse est parfois vraie sur quelques îles, mais elle ne correspond pas à la situation sur les continents où aucune espèce n’a disparu à cause d’une autre. La disparition d’espèces n’est pas inhérente à l’arrivée d’autres et la plupart des écosystèmes ont de grandes capacités d’accueil et de résilience. Mais notre culture, notre vision du monde et notre cosmogonie sont mises à rude épreuve lorsque des individus étrangers s’installent, modifient parfois nos paysages, nos habitudes, notre économie et bousculent ainsi notre culture. Pour y faire face, Homo sapiens est mal armé intellectuellement : les changements sont synonymes d’inquiétudes et nous tendons alors à appliquer un « principe de précaution » qui s’avère généralement très meurtrier vis-à-vis des êtres vivants. Ce rejet systématique des espèces venues d’ailleurs est cependant de plus en plus controversé et bousculé. En plus de certains gestionnaires de la nature, des philosophes, sociologues, psychologues, artistes et bien d’autres tentent d’apporter un autre regard sur ce sujet transversal. En revanche, pour le public souhaitant s’informer, les visions tranchées ne facilitent pas la tâche. S’il existe quelques rares cas ennuyeux pour nous (espèces très envahissantes à court terme et allergènes) ou pour notre vision conservatrice de la nature (espèce occupant l’espace ou s’hybridant avec une locale), les informations et les médias mettent souvent l’accent sur nos inquiétudes. Le traitement médiatique des frelons asiatiques en est un bon exemple. Ainsi peut-on trouver au même rayon d’une librairie, des livres diamétralement opposés, comme Les invasions biologiques : un danger pour la biodiversité ou La Grande Invasion. Qui a peur des espèces invasives ? Ce sujet est très instructif tant il met en lumière nos différentes visions, projections ou fantasmes, des concepts de « nature » ou de « biodiversité ». Il agit ainsi comme une loupe sur des valeurs héritées de notre culture et de notre histoire évolutive.

En effet, jusqu’à preuve du contraire, le monde n’a pas d’autre sens que celui que nous lui apportons. Puisque l’évolution nous a sélectionnés avec l’égo et le centrisme utiles à notre survie, l’idée que nous nous en faisons est subjective et centrée autour de nos intérêts. S’y ajoute notre forte propension à simplifier la complexité du monde, par paresse intellectuelle, en le réduisant à des situations manichéennes de bien ou de mal.

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Une inquiétante quantité

Il se dit parfois « il y a trop de sangliers ou de pies cette année ! » ? Même des « protecteurs de la nature » se laissent avoir par cette inquiétude face aux changements. Autrefois qualifiées de « nuisibles », des populations entières sont alors tuées sans distinction parce qu’elles sont « susceptibles d’occasionner des dégâts ». Pourquoi ne pas davantage réfléchir à leur accueil ? Paresse intellectuelle, héritage culturel, acquis social ou encore biais de raisonnement, tous s’entremêlent et nous incitent souvent à tuer d’abord et réfléchir ensuite. Depuis quelques décennies, cette propension s’accentue lorsqu’une espèce est dite exotique et qu’elle s’insère dans ce qui nous paraît être un jardin d’Éden immuable. Certaines sont qualifiées d’envahissantes avant même que les individus la composant aient provoqué le moindre dégât. Par inquiétude ou précaution. Ainsi, nos ragondins, frelons ou autres xénopes sont considérés comme d’affreux personnages de la nature. Le seraient-ils tous ? Il y aurait ainsi de bons et de mauvais êtres vivants ? Qu’en est-il lorsqu’il s’agit de nos huîtres, châtaignes, faisans, aubergines, blé ou maïs ? Tous sont exotiques et certains sont très envahissants, installés avec plaisir sur des dizaines de millions d’hectares. Seulement ces espèces exotiques nous intéressant directement, nous les acceptons donc sans aucune réticence et voilà deux poids et deux mesures pour jauger le vivant.

Il y aurait donc les bonnes espèces d’ici et les mauvaises d’ailleurs. Nous verrons dans ce livre que cette simplification n’est pas si facile à faire, car chaque espèce a sa propre histoire et sa façon d’occuper l’environnement. Alors, pourquoi ne pas imaginer leur offrir le « droit du sol » ? Certaines sont arrivées depuis plus d’un siècle et sont toujours considérées comme des étrangères après des dizaines, voire des centaines ou des milliers de générations nées en France.

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 Au milieu des voix plutôt conservatrices, certaines s’émancipent de ce dogmatisme culturel. Le terme de « populations invasives » (et non d’espèces) est ainsi de plus en plus utilisé. Les réponses ne sont pas manichéennes et notre livre tente de les nuancer, avec quelques élans de subjectivité pour la beauté de ces espèces, ou plutôt de ces individus.

En effet, la notion d’individu est très largement oubliée lorsqu’il s’agit de gérer et piloter la « nature ». Pourtant, chaque être vivant qui nous entoure est avant tout un individu, puis une espèce. L’individu est la réalité biologique tandis que l’espèce est un concept. Nous raisonnons ainsi pour différentes raisons pratiques à partir d’un concept, et très peu à partir des individus. Au point que nous sommes capables de tuer des millions d’entre eux sous couvert d’un concept, parce qu’ils appartiennent à une « espèce ». Une tortue de Floride, une bernache du Canada ou un ragondin se considère-t-il comme une espèce dont on peut disposer à loisir ou comme un individu unique et sensible ? Ce ne sont pas des espèces exotiques envahissantes qui nous ennuient parfois, mais bien des individus ou des populations d’individus distinctes.

Cependant, au nom de notre imaginaire d’une nature immuable, indemne d’intrus ou de « pollution génétique », nous sommes parfois capables d’un grand aveuglement vis-à-vis du vivant. Et lorsqu’on tente de faire passer cette subjectivité pour une vérité, nous sommes plus souvent dans le domaine du récit, d’une histoire que nous nous racontons. Moralement nous pouvons détester une espèce plutôt qu’une autre, au point de tuer tous ses membres sans distinction. Éthiquement, le raisonnement est douteux et plus compliqué.

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Biais de raisonnement

Il semble aussi que ce récit et nos craintes soient issus de notre histoire évolutive. Celle-ci aurait « câblé » nos cerveaux de façon à se méfier des changements ou de l’inconnu, tels que ces étrangers. La psychologie évolutionniste précise que cette propension aurait permis un meilleur taux de survie de notre espèce. S’inquiéter d’un changement permettrait d’en éviter d’autres, et c’est en partie la raison pour laquelle nous avons intuitivement tendance à penser que « c’était mieux avant ». Seulement lorsque tout va bien, ces raisonnements sont considérés comme des gènes appelés biais cognitifs. Certains sont appelés des « biais de raisonnement », ils sont nombreux et toujours très présents dans nos décisions.

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Par exemple, notre « biais de négativité » nous influence à voir davantage les mauvais côtés, plus que les bons. Si on l’applique aux espèces exotiques, nous leur trouvons plus facilement des arguments négatifs que positifs. On met par exemple régulièrement en avant le coût de la lutte ou de leurs dégâts, sans mettre en face ce qu’elles nous apportent. De plus, il s’avère que lutter de façon globale contre une espèce n’est pas souvent efficace et fait perdre de l’énergie, du temps et de l’argent. Cela entretient aussi l’idée que nous pourrions disposer du vivant comme bon nous semble, sans distinction. Qui se demande vraiment s’il est bien utile de lutter sans relâche et à l’aveugle contre des frelons ou des xénopes ? Depuis que les espèces exotiques envahissantes sont mises sur le devant de la scène, l’obligation de lutte (prévue dans les textes de lois) permet d’obtenir des financements et de maintenir une activité économique. Le serpent se mord désormais un peu la queue, comment changer d’approche dans ce contexte ? Dissonance cognitive Aimer les hirondelles et vouloir éradiquer les canards érismatures rousses (page 55), comment est-ce intellectuellement possible ? L’écologue Jacques Tassin parle d’« écart éthique » lorsqu’on dit que l’on va aider la nature en arrachant des renouées du japon (page 184), par exemple. Les sociopsychologues parlent de « dissonance cognitive » lorsque nous agissons en désaccord avec nos opinions, créant ainsi un état de tension inconfortable, conscient ou non, appelé dissonance.

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Stigmatisées

Enfin, notre biais de raisonnement dit de « généralisation abusive » nous pousse à stigmatiser des populations entières à partir d’anecdotes ou d’individus isolés. Comment imaginer, par exemple, que tous les ragondins soient ennuyeux pour nous ? Cela n’a ni sens, ni réalité.

C’est le cas de tous ces individus photographiés avec un regard « amoureux », sans préjugés, ni stigmatisation par Cyril Ruoso. Ensemble, nous avons décidé de montrer la beauté de ces êtres aux aïeux étrangers, désormais chez eux, chez nous, sur Terre. Les accueillir pour ce qu’ils sont, tels qu’ils sont, nous apparait comme une forme d’humanisme réaliste, ouvert et apaisé. 

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Aller plus loin 

Beaux d’ailleurs. François Lasserre et Cyril Ruoso (Belin, 2020)  

La grande invasion : qui a peur des espèces invasives ? Jacques Tassin (Odile Jacob, 2014)

Les invasions biologiques. Un danger pour la biodiversité. Jean-Claude Lefeuvre (Buchet Chastel, 2013)

Faut-il avoir peur des introductions d'espèces ? Christian Lévêque (Le Pommier, 2008)

Centre de ressources espèces exotiques envahissantes (EEE) : ︎ à consulter avec recul et pensée critique 

A propos des frelons “asiatiques” 


Les images de Cyril Ruoso :

www.instagram.com/cyril.ruoso.photographer 

www.cyrilruoso.com

Wildlife photographer of the year 

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Réflexion extrêmement intéressante !!!! C'est d'ailleurs étonnant comment pour ce sujet, on se permet facilement d'utiliser le terme "éradication"... qui dans tout autre contexte sonne très étrangement à nos oreilles. Vouloir gérer ces espèces au nom de la conservation de la nature interpelle. La présence de ces espèces est une réponse de la nature à des causes humaines. Néanmoins, est-ce éthique de laisser un écosystème subir les conséquences négatives de nos errements ? Doit-on rester dans la dualité : "gérer / éradiquer au nom de l'intégrité des écosystèmes" ou bien "tout laisser vivre au nom du respect du vivant" ???? Peut-on simplement ne pas prendre partie de façon globale ? Mais évaluer les situations au cas par cas.

CHRISTOPHE DORÉ

Founder GoldenYears Prod, Rédacteur en Chef d'Écologie360, auteur & scénariste.

4 ans

Très belle intro, ça donne envie, bravo François 👍

Matthieu LE ROUX

Chef du service "Conservation et gestion de sites naturels" à la LPO AuRA - délégation Auvergne

4 ans

J'en commande 2 pour Noël 😉

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