“Ô mugs ! Ô tasses sales ! Ô vaisselle ennemie !”
Chère lectrice, cher lecteur,
Dans l’évier, les tasses à café s’empilent, colonnes de verre et de céramique culottées de marc. À côté, le lave-vaisselle propre attend désespérément qu’on le vide – quoique, propre ? Quelqu’un l’a-t-il bien lancé hier soir ? Quant à la cafetière, elle baigne dans une flaque d’eau maronnasse – visiblement, la dernière personne à avoir jeté les capsules a oublié de vider le fond de la machine. Ce triste mais banal spectacle, on peut le croiser dans le coin cuisine de n’importe quelle entreprise. C’est la représentation d’un drame de tous les jours : la tragédie des communs.
On doit cette expression à un économiste britannique du XIXe siècle, William Forster Lloyd, mais elle a été popularisée en 1968 par le biologiste Garrett Hardin. L’idée est simple : une ressource limitée, qui n’est pas possédée par un seul individu mais exploitée librement par diverses personnes, est vouée à l’épuisement. Si, par exemple, plusieurs agriculteurs font paître leur troupeau dans un champ qui n’appartient à personne, aucun n’a intérêt à prendre soin de ce pâturage. Au contraire, chacun est incité à l’exploiter au maximum, avant qu’un autre agriculteur n’en tire tout le profit. In fine, tout le monde y perd, car plus personne ne peut faire paître ses animaux sur une terre aride.
Au bureau, c’est un peu pareil. Les mugs n’appartiennent à personne. Du coup, chacun puise dans la vaisselle propre jusqu’à épuisement du stock, et personne ne se préoccupe de le renouveler en lançant le lave-vaisselle.
“Chacun songe vivement à ses intérêts particuliers, et beaucoup moins aux intérêts généraux, si ce n’est en ce qui le touche personnellement” — Aristote
Le problème ne date pas d’hier. Dans l’Antiquité, Aristote l’avait déjà noté dans sa Politique : « On porte très peu de sollicitude aux propriétés communes ; chacun songe vivement à ses intérêts particuliers, et beaucoup moins aux intérêts généraux, si ce n’est en ce qui le touche personnellement ; quant au reste, on s’en repose très volontiers sur les soins d’autrui ; c’est comme le service domestique, qui souvent est moins bien fait par un nombre plus grand de serviteurs. »
On est typiquement dans le paradigme aristotélicien : le service domestique étant divisé entre l’ensemble des salariés, la responsabilité du soin des biens communs s’en trouve diluée. Évidemment, dans de plus grandes organisations, la vaisselle sale et autres flaques de café peuvent disparaître « magiquement » durant la nuit, lorsqu’un service de ménage est payé pour nettoyer les bureaux. Cela ne tend qu’à nous déresponsabiliser encore plus de ce nous devrions moralement faire nous-mêmes.
Ce que l’on observe en entreprise, c’est qu’une personne finit toujours par craquer avant les autres. Et c’est souvent la même – en général, une femme –, dont les exigences en matière de propreté sont plus élevées que celles des autres, et pour qui la vue de ce triste spectacle coûte plus que la peine qu’elle met à le faire disparaître. Quand d’autres déposent leur verre dans l’évier en se disant qu’ils pourront toujours s’en charger plus tard – ou sans rien se dire du tout –, elle voit la pile croître inéluctablement à chacun de ses passages, et finit par s’y attaquer pour endiguer la croissance de cette tumeur ménagère. Si elle ne l’avait pas fait, peut-être qu’une autre personne, avec un seuil de tolérance à la saleté un peu plus haut, s’en serait chargée plus tard.
En sociologie, le phénomène est bien connu. Dans La Trame conjugale (Nathan, 1992), le sociologue du couple Jean-Claude Kaufmann explique que chaque personne détient un « capital de manières », c’est-à-dire un ensemble d’exigences ménagères et de connaissances techniques permettant de les accomplir. Par leur socialisation et leur éducation, les femmes ont généralement un capital de manières plus important, et c’est ce qui peut les mener à leur perte. « La femme se piège elle-même, écrit Kaufmann, divisée par une injonction contradictoire : d’un côté ce qui la pousse à agir, portée par le décalage positif de manières, et de l’autre la pression sociale qui l’incite à tendre vers l’égalité. » Il y a piège, non pas parce que les tâches ménagères sont négatives en soi, mais parce que la femme se ressent piégée : elle voudrait que son compagnon en fasse plus – ou ne pas se comporter comme la mère de ses collègues en lavant leurs couverts –, mais elle n’arrive pas à s’en empêcher.
Quelles solutions, pour ne pas reproduire au travail des schémas ménagers inégalitaires et sexistes ? Joie : il y en a plein ! Attribuer à chaque salarié sa propre vaisselle (qui ne prend pas soin de son mug avec la photo de son chat dessus ?) ; organiser une répartition des tâches, avec chaque semaine un responsable différent ; ou même accorder un bonus au salarié qui s’en charge spontanément. Car oui, le travail domestique, même au bureau, cela reste du travail. Et tout travail mérite salaire.
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Bonne lecture !
Patchworker 🌈
1 ansJe tiens à souligner la qualité de cet article et les citations appropriées. Je me suis retrouvé moi aussi dans le rôle de la ménagère (ce mot existe t-il au masculin ? Si non, je trouve cela dérangeant...) au travail. Combien de fois à t-il fallu nettoyer la cafetière remplie de Marc de café ou la détartrer, voir passer le balai et la serpillière pour éviter les moutons et autres animaux heureux des bureaux ? 😱 Un joli soutien à toutes les femmes et hommes qui rendent l'espace de travail sain plus agréable.
L'accordeur culturel
1 ansUn très bon article qui reflète une triste réalité... je regrette juste le recours trop facile aux clichés et statistiques, moi, l'ancien DRH "homme" qui faisait la vaisselle des autres parce que 1. c'est dég****** les tasses sales dans l'évier et 2. c'est quoi l'image qu'on donne de l'entreprise (aux salariés eux-mêmes, aux candidats qui viennent pour un entretien et aux clients ET fournisseurs. Au final, la solution qui marche est celle qui fait le plus peur aux entreprises : dire explicitement aux salariés ce qu'on attend d'eux (en autres, laver leur vaisselle... et laisser les toilettes propres...). Autant pour les salariés qui sont les 1er à dire "On m'infantilise ! On ne me laisse pas d'autonomie !"