Persister dans l’outrance

Persister dans l’outrance

Chère lectrice, cher lecteur,

Depuis la France, j’ai suivi les meetings de Donald Trump surtout sous forme de compilations. On y voyait un catcheur essayer de déchirer sa combinaison sur la scène (et échouer), Elon Musk hurler et faire le pitre, Trump esquisser quelques pas de danse…  À chaque fois, je me disais la même chose : « C’est trop gros, ça ne passera jamais ». Sauf que si. Vu d’Europe, la première ascension d’un personnage grotesque comme Donald Trump ou Javier Milei pouvait sembler n’être qu’une spécialité locale, au même titre que le cheeseburger ou le dulce de leche. Mais la réélection de ce matin change la donne. Cette persistance dans l’outrance est-elle là pour durer ? En matière de politique, sommes-nous définitivement entrés dans l’ère du grotesque ?

La décadence morale et le grotesque sont souvent associés, à tort, à un exercice accidentel du pouvoir : c’est ce qui se passe dans les régimes autocratiques, dictatoriaux et archaïques. L’Europe aime à se dire qu’elle est immunisée contre ces travers – on tombe des nues, par exemple, en apprenant que Kim Jong-un interdit aux Nord-Coréens d’adopter la même coiffure que sa fille. « Nous, jamais ! ». Mais quand les États-Unis, qui furent longtemps un modèle démocratique pour l’Occident, persistent et signent, on rigole moins.

En réalité, l’arrivée au pouvoir de chefs outranciers, incompétents, brutaux, n’est peut-être pas tant une anomalie qu’un dévoilement de la véritable nature du pouvoir politique. C’est ce que Michel Foucault appelle, dans son cours du 8 janvier 1975 sur les anormaux, « la souveraineté grotesque », qu’il définit comme « la maximalisation des effets de pouvoir à partir de la disqualification de celui qui les produit ». Le grotesque survient lorsqu’un discours ou un individu détient un statut précisément par des caractéristiques qui devraient lui interdire d’y accéder ! Je m’explique : Donald Trump revient aujourd’hui à la Maison-Blanche non pas en dépit de son mandat désastreux, de ses sorties de route et de ses multiples condamnations… mais grâce à eux. 

En incarnant explicitement le pouvoir de manière abjecte, absurde, ou ridicule, « il ne s’agit pas, je crois, d’en limiter les effets et de découronner magiquement celui auquel on donne la couronne », explique Foucault. « Il s’agit, au contraire, de manifester de manière éclatante l’incontournabilité, l’inévitabilité du pouvoir. » En se présentant à dessein comme outrancier, simpliste, caricatural, Trump nous met devant le spectacle du pouvoir brut, sans ses atours habituels – la noblesse, la dignité, le mérite, la compétence… Débarrassé de ses justifications, le pouvoir est tout entier dans un arbitraire brutal, sans pourquoi. Et ne doit rendre de comptes à personne. 

Pour Foucault, le pouvoir brut se manifeste tantôt sous les traits du « souverain grotesque », tantôt dans l’organisation bureaucratisée à l’extrême. C’est ce qu’il appelle le « grotesque administratif » : les procédures et les mille-feuilles hiérarchiques gagnent en importance à mesure qu’ils perdent en utilité… alors que ce devrait être le contraire. C’est ce qui se passe quand on doit, pour avancer sur un projet, suivre à la lettre des process inutilement longs ou être soumis aux exigences arbitraires d’incompétents. Ici, le pouvoir s’exhibe dans les obstacles qu’il impose, les absurdes courbettes auxquelles il contraint. 

 

« Quand on l’a tiré de lui-même, [le citoyen] s’attend donc toujours qu’on va lui offrir quelque objet prodigieux à regarder » –Alexis de Tocqueville, philosophe  


Reste à se demander ce qui, dans la démocratie contemporaine, rend possible l’émergence d’une telle souveraineté grotesque. La réponse est peut-être dans l’analyse que fait Alexis de Tocqueville, dans un chapitre de De la démocratie en Amérique (1835) consacré aux écrivains américains, mais qui pourrait très bien parler des personnages politiques. « Dans les sociétés démocratiques, chaque citoyen est habituellement occupé à contempler un très petit objet, qui est lui-même. […] Il n’a que les idées très particulières et très claires, ou des notions très générales et très vagues : l’espace intermédiaire est vide. » Deux siècles plus tard, c’est toujours vrai : nous sommes coincés entre notre bulle intime survalorisée et un monde de plus en plus complexe à saisir. La démocratie directe nous rend indifférents à tout ce qui n’est pas spectaculaire, inattendu… ou grotesque. « Quand on l’a tiré de lui-même, [le citoyen] s’attend donc toujours qu’on va lui offrir quelque objet prodigieux à regarder, et ce n’est qu’à ce prix qu’il consent à s’arracher un moment aux petits soins compliqués qui agitent et charment sa vie. » Et comme la réalité, malheureusement, n’a parfois rien de « prodigieux », il faut s’éloigner de plus en plus loin des faits pour capter l’auditoire. « Ne trouvant plus de matière à l’idéal dans le réel et dans le vrai, les poètes [et aujourd’hui les politiques, ndlr.] en sortent entièrement et créent des monstres », conclut Tocqueville.

Des monstres dont nous avons malheureusement de plus en plus besoin. Car la place que prend le grotesque sur la scène internationale et médiatique aujourd’hui est à la mesure de notre angoisse collective face à l’éventualité de notre propre disparition, que pourtant nous passons sous silence et refusons de voir. En cela, Donald Trump est la névrose de notre déni climatique. Ne nous y trompons pas : le choix qu’ont fait les Américains en élisant leur président n’est pas vraiment contractuel – les engagements de Trump sur son programme importent peu. Il est entièrement contrefactuel : le mur se rapproche, et il s’agit de faire comme s’il n’existait pas. Mais jusqu’à quand ?

Cette semaine, nous vous proposons de découvrir deux articles publiés dans le cadre de notre numéro spécial actuellement en kiosque : une enquête sur ce que la jeune génération cherche dans le travail et un entretien avec le philosophe Pierre Charbonnier, où ce dernier nous explique son concept d’écologie de guerre. Nous vous invitons aussi à réfléchir à la façon dont la souveraineté a changé de sens en se fragmentant en sous-domaines : souveraineté alimentaire, sanitaire, industrielle, etc. Et pour finir sur une note de légèreté, nous nous sommes demandé pourquoi le point final avait tendance à disparaître de nos courriels !

Bonne lecture,

Apolline Guillot

Béatrice Henne

Philosophe et économiste

1 mois

À lire et relire…

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Philippe Cuesta

Directeur Associé cabinet d'expertise comptable à Sens

1 mois

Nous avons eu aussi en France notre période grotesque avec Coluche président… elle est donc ancienne…

Thierry Martin

Directeur Communication, Affaires juridiques et partenariats - Société wallonne du Logement

1 mois

Une pensée intéressante est aussi celle de José Ortega y Gasset (1883 – 1955), exprimée dans "La Révolte des masses" de 1930. Ce qu'il appelle l'homme-masse n’a ni le goût ni la capacité de s’élever vers les idéaux, mais se contente des satisfactions immédiates et des solutions simplistes, souvent impulsées par des dirigeants populistes. Ortega redoute la tyrannie des masses, où l’opinion publique (souvent malléable et manipulable) devient la seule norme, effaçant les distinctions entre le juste et l’injuste, le vrai et le faux. C'est un effet pervers du suffrage universel.

Emmanuel Agyemang

infirmier en soins palliatifs ne s'exprimant qu'en son nom.

1 mois

Je pense qu'il va falloir que vous changiez vos paradygmes car de toutes évidences si a bien des niveaux Trump and co semblent grotesques , c'est peut-être précisément parce que ceux qui ont favorisés (malgré eux) leur avènement le sont, grotesque, ils le sont non pas dans le paraître mais dans les faits et les actes, ce qui est grotesque voyez vous c'est de soutenir la paralysie d'une économie d'une nation pendant un an par exemple... Donc ouvrez les yeux sur le monde, ôtez vos oeillères, sortez de vos formatages et conditionnements si vous voulez encore espérer une place dans le monde de demain, l'union européenne est grossière, l'OTAN qui crée les conditions de la guerre en Russie est grossière, la France qui paye tsahal et les colons israéliens par ses impôts est grossière, Macron et son quoi qui l'en coûte est grossier. Quand vous aurez retrouvé un semblant de liberté et d'intelligence, d'éthique et déontologie, pour parler du monde et de la société de façon interressante vous aussi vous cesserez d'être grossier, et voyez vous personne n'est dupe et ne s'aligne sur vos directives, donc posez vous les bonnes questions.

Didier ARDURAT

Adjoint au Directeur retraité

1 mois

Ce n est pas grotesque, c est tout simplement triste …

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