2 + 2 = 4
« La démocratie française est une maison vide. Les institutions de la Ve République lui assurent une façade de stabilité. Mais, à l’image de la restructuration des immeubles haussmanniens de Paris, cette façade ne tient que par des étais et masque un trou béant. La nation, la citoyenneté, la société se sont liquéfiées et n’existent plus qu’à l’état gazeux. Et ce vide laisse le champ libre aux populistes de tout bord, qui ne rencontrent plus guère de résistance ni du côté de l’État de droit, ni du côté d’une opinion soumise au feu roulant du mieux-disant démagogique. Les Khmers bruns, rouges ou verts ont carte blanche et convergent autour de la critique frontale du capitalisme et la dénonciation du libéralisme. Tout ce qui pense est présumé nuire gravement à la santé des vraies gens. Tout ce qui est radical et brutal est salutaire. Tout ce qui réfléchit et qui raisonne, tout ce qui instruit et qui cherche, tout ce qui tempère ou qui modère est réputé défendre les intérêts d’une oligarchie honnie. Tout ce qui s’indigne et qui proteste, tout ce qui met en scène les émotions et la colère brute, tout ce qui casse et qui violente est censé exprimer une « urgence citoyenne » au service d’un peuple édifié pour les besoins de la cause.
Ce qui a disparu dans notre vie publique, ce sont la raison et le droit dont Périclès rappelait aux Athéniens qu’ils sont aussi déterminants que la participation des citoyens dans la démocratie pour éviter la tyrannie de la majorité. Nous avons laissé la peur et le mensonge gangrener notre société. La France n’a pas été corrompue par la mondialisation ou par l’Europe, mais par notre aveuglement, notre renoncement à défendre les valeurs de la République, notre abandon de toute exigence de vérité. Les populistes ont parfaitement raison d’insister sur la nécessité pour les nations et pour les citoyens de reprendre le contrôle de leur destin. Mais cette reprise de contrôle passe par une démarche opposée à la leur. Au lieu de cultiver les émotions, de flatter les passions, de désigner des boucs émissaires, d’encourager la violence, il faut revenir aux faits et traiter des causes concrètes du malaise démocratique – ce qui, dans les sociétés développées, appelle toujours des solutions complexes. Il faut agir et non subir. Et pour cela ne pas se contenter de dénoncer le monde du XXIe siècle mais faire l’effort de le comprendre.
George Orwell affirmait dans 1984 que « la liberté, c’est de dire que deux et deux font quatre : quand cela est accordé, le reste suit ». Pour vaincre le populisme et surmonter quatre décennies d’une interminable chute, les Français doivent réancrer la nation et le débat public dans le monde réel où deux et deux font quatre. »
Nicolas Baverez ; L'alerte démocratique ; 2020