Quelles vacances avez-vous vraiment prises ?

Période de rentrée des classes ou de travail tout simplement. Toujours les mêmes questions qui reviennent sur les vacances qui ont été prises "c'était bien ?" et surtout "où êtes vous allés ?" ou "qu'avez-vous fait ?".

Avez-vous déjà eu la question "qu'avez-vous été ?". Non ! Cette simple remarque pointe du doigt la focalisation extrême que l'on a sur le faire plutôt que l'être, même pendant cette période de changement ou "rechargement de batterie". On vit en fait ne sorte de déformation professionnelle apportée par "l'activité" professionnelle et la conception sous-jacente et implicite de notre vie : on parle d'occupation professionnelle. Occupation : quel mot révélateur ! Le temps rempli, occupé par une activité qui est censée cesser pendant les vacances.

Mais cela soulève d'autres questions centrales quant à cette alternance travail/vacances : pourquoi des vacances ? Quelle en est l'origine ? En quoi sont-elles liées au travail ? Pourquoi et pour quoi le voyage pendant les vacances ? Quel rapport entre le travail intérieur de l’analyse et le voyage ? Quel autre rôle possible pour le travail à l’égard du chemin ou voyage de vie individuel ?

Il n’y a pas de texte dédié à ces questions et la tentative modeste est ici de rapprocher des points de vue épars pourtant parallèles sinon concourants.

Première apparition du mot vacance

Le mot « vacance » est issu du latin vacans qui est le participe présent de vacare « être vacant » ou au sens propre « être vide. » Sa première apparition est dans un texte juridique en 1531 « vacance de la foy. » Une nouvelle acceptation en tant qu’arrêt des études est apparue en 1625, puis ce terme générique s’est appliqué au travail en 1669 pour signifier la période de repos pour les adultes. L’évolution récente la plus marquante est, en 1907, son utilisation pour désigner le temps de repos légal accordé aux salariés.

Les vacances comme négation du travail ou « travail en creux »

Les vacances apparaissent ainsi prendre leur racine dans l’absence de travail (donc de souffrance ou labeur au sens étymologique du terme), dans la disparition des taches, des activités, des prescriptions, … qui font l’ordinaire du travail quotidien. Cela se traduit par le fantasme ou le leitmotiv habituel formulé sous différentes formes toutes en négatif : « ne rien faire », « s’arrêter une semaine », « buller », « décompresser », « ne plus répondre au téléphone ou aux mails», « ne pas bouger », « faire un break », … Un vrai régal lacanien ! Des formules plus positives sont apparues récemment « s’occuper de soi », « se recentrer », … plus en réponse au « bronzer idiot » et au besoin de communiquer un supplément d’âme aux autres que pour approfondir le travail sur soi.

La vacance comme déstructuration du temps habituel de travail

Explorons plus en avant les raisons plus profondes de ce vide si soudain. Eric Albert et Jean-Luc Emery dans le Manager est un Psy, ajoutent des éléments forts pour expliquer le changement majeur apporté par les vacances : « Le bon sens populaire répète : « le temps, c’est de l’argent. » Dans l’entreprise le temps ce n’est pas seulement de l’argent, c’est du pouvoir. Disposer du temps des autres est une manière d’affirmer son pouvoir. » … « Le plus souvent, marquer son pouvoir n’est pas l’objectif principal, voire même il n’est pas volontaire. Il s’agit d’avancer sur un dossier. Mais ce mode de fonctionnement perpétue implicitement un rapport de pouvoir. Il induit une organisation entièrement tournée vers le haut qui reste très caractéristique de directions générales qui ne sont pas probablement les plus efficaces. » Là où les vacances introduisent, par l’intermédiaire d’une nouvelle liberté de gestion de son temps, une vacance du pouvoir qui fait écho, d’ailleurs, aux vacances des hommes politiques pendant la même période même si la demande a été faite aux membres du gouvernement en cette année 2004 d’avoir des « vacances courtes et studieuses. »

La passerelle entre vacances et voyages

Vacances, nous l’avons vu, c’est le vide, le face à face avec soi-même auquel on a fui pendant tout le reste de l’année pour la plupart des travailleurs. C’est aussi l’occasion pour tous les mécanismes de défenses d’être perturbé. La relation avec l’autorité n’est plus source de transfert maternel ou paternel, les refoulements, primaires ou secondaires, ne sont plus en ligne avec l’économie psychique qui avait pu leur donner naissance. Le livrePsychanalyse précise par exemple sur ce sujet : « La représentation était refoulée car pénible et inconciliable avec le Moi. » Le voyage apporte de multiples réponses au travailleur temporairement sans travail : il est une activité et il peut être un lieu d’investissement fort en termes de préparation, de plannings chargés, de course au visa, … C’est alors un succédané du travail sans conscience de cet état. On peut détourner la phrase célèbre en « vacance sans conscience n’est que ruine de l’âme. » C’est aussi un lieu de décompensation partielle des défenses : l’exposition de l’idéal du moi n’est que temporaire, on peut devenir qui on veut si on le souhaite (le nombre de médecins dans les clubs de vacances ne se comptent plus), les contraintes familiales et leurs réminiscences associées s’éloignent, … Et s’il y a soumission comme dans des voyages organisés, elle est consentie car choisie et nécessaire par le manque de connaissance acceptée malgré la régression rampante qu’elle indique. L’impact des vacances sur certains n’est pas à négliger car il est parfois proche du but de la psychanalyse : « la levée du refoulement serait la raison d’être de la psychanalyse » (Psychanalyse, p 201).

La difficulté à l’égard du retour dans les conditions de travail est cette somme des infinies petites activités et incessantes interactions qui ramènent inexorablement en quelques jours à deux semaines à l’état antérieur. Seules des expériences extrêmes dotées de contenus paroxystiques ont ce pouvoir d’être durable et d’apporter des changements de vie radicaux (divorce, changement de travail, réorientation des allocations de temps, …). L’exemple de ce manager qui part comme cela pour faire l’Everest, raconté dans «J’ai vécu l’Everest », s’inscrit dans ce pattern très structurant pour une vie.

Une autre source possible de ces conduites à risque en dehors du travail ou en prolongement de celui-ci est celle que Christophe Dejours pointe du doigt dans « Souffrance en France » avec la vraie-fausse valeur qu’est la virilité : « Le courage, à l’état pur, sans adjonction de virilité, est une conquête foncièrement individuelle. Il est rare. Et il n’est jamais définitivement acquis. La peur peut toujours resurgir, si tant est qu’elle ait jamais été totalement neutralisée. Le courage sans virilité peut se déployer dans le silence et la discrétion et s’évaluer dans le for intérieur. Il peut se passer de la reconnaissance par autrui. La virilité, en revanche, est une conduite dont la valeur est fondamentalement captive de la validation par autrui. » Ou encore plus loin dans le livre, la mise en avant de cette exposition symbolique proche de l’ordalie : « Le courage, c’est, dans sa forme première, la capacité d’aller à la guerre pour affronter la mort et l’infliger à autrui. »

La vacance comme réponse à la souffrance au travail

Les vacances s’intègrent dans ce dispositif de recherche maximale de compétitivité, la fameuse « guerre saine » mentionnée par C. Dejours avant de préciser : « Ainsi le rapport au travail, chez les gens ordinaires, se dissocie-t-il progressivement de la promesse de bonheur et de sécurité partagés : pour soi-même d’abord, mais aussi pour ses collègues, pour ses amis et pour ses propres enfants . » Les vacances apparaissent ainsi comme les poteaux qui soutiennent les fils télégraphiques pour quoi le travail de l’individu est utilisé : elles évitent que les fils ne touchent terre en étant correctement espacés tout au long de l’année. Les métaphores comme « recharger ses batteries », « refaire le plein », … font explicitement référence à ces oasis fantasmées que sont ces « breaks » de travail. Un autre éclairage est donné par l’opposition entre le travail réel et le réel du travail : « Dans le travail, le réel prend une forme que les sciences du travail ont mise en évidence depuis les années 70. Il se fait essentiellement connaître au sujet par le décalage irréductible entre l’organisation prescrite du travail et l’organisation réelle du travail. » Les vacances peuvent ainsi être vues comme un sas de sécurité pour fuir les tensions entre les deux organisations qui écrasent et étouffent progressivement l’individu.

Éloge et dangers de la fuite

Le travail durable de Regis Airault en Inde comme psychiatre donne de très beaux exemples des conséquences du voyage sur les dimensions intrapsychiques des occidentaux faiblement préparés ou tout frais émoulus de leur quotidien rempli de travail et famille. Comme il le décrit dans son ouvrage : « De plus en plus de personnes s’envolent pour de lointaines destinations. Vu l’ampleur du phénomène, et même si la plupart ne cherchent qu’un simple dépaysement, on peut s’interroger sur cette nostalgie de l’ailleurs et sur les fantasmes à l’oeuvre dans ces déplacements. Les dimensions inconscientes du désir d’évasion, selon Freud, sont marquées du double sceau de la quête et de la rupture. » Le cas extrême est raconté au travers de son expérience de psychiatre en Inde où il a eu à intervenir sur de multiples cas : « Le premier [choc] est un vécu de déréalisation auquel est soumis tout voyageur à l’arrivée. Même si la personne s’attend à ce choc culturel, la réalité dépasse souvent ce qu’elle a imaginé et peut être à l’origine de toutes sortes de symptômes : angoisses, attaques de panique, sidération ; effondrement dépressif, etc. Les tableaux psychiatriques aigus, eux, se déclenchent quelques semaines plus tard, à l’épreuve de l’Inde. Ils associent dépersonnalisation, idées délirantes et vécu persécutif flou. … De retour chez lui, le voyageur garde généralement un bon souvenir de cette « crise » et n’a souvent qu’un désir : repartir là-bas. Nous rapprochions ce syndrome indien de ceux qui ont été décrits dans d’autres endroits mythiques comme Jérusalem ou Florence » ou encore Venise pourrait-on facilement ajouter.

Travail et voyages extérieurs

Le propos n’est bien sûr pas ici de parler de voyages d’affaires mais bien plus d’indiquer en quoi le travail pré-occupe et s’investit dans l’ensemble des voyages qui sont faits pendant cette vacance de travail avec le paradoxe omniprésent donc tout au long de l’année sous la forme directe pendant la période œuvrée et en creux pendant la vacance du travail.

Les multiples aspects du voyage

« Voyager c’est surtout fuir la figure paternelle pour ne pas l’affronter sans pour autant abandonner l’espoir de la dépasser et de réaliser quelque chose s’oedipien en parcourant le monde » comme le précise B. Quirot dans Faux mouvement. Voyage et psychopathologieissu du Colloque sur les Voyages qui s’est tenu le 24 juin 1995 à l’hôpital Esquirol de St Maurice.

Pour la plupart des personnes qui travaillent, le voyage est donc le remplissage partiel de ce temps laissé libre par l’arrêt momentané du travail. Avec tous les paradoxes possibles quant à l’expression d’une liberté de choix.

Le voyage est, pour beaucoup de salariés, fantasmé au sens psychanalytique du terme comme précisé dans le Vocabulaire de la Psychanalyse : « scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure, de façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l’accomplissement d’un désir et, en dernier ressort, d’un désir inconscient. » En cela le choix d’un voyage dont la maturation se fait toujours dans un environnement de travail est révélateur du désir et de son intensité.

Le voyage permet aussi la confrontation à une réalité pensée ou apprise mais non vécue. La phrase de Freud narrant sa première vue de l’Acropole est célèbre : « Il me vint subitement cette étrange idée : ainsi, tout cela existe réellement comme nous l’avions appris à l‘école. »

De la même manière les vacances vont jouer un rôle majeur de soulagement du stress journalier au travers d’un désinvestissement : « retrait de l’investissement précédemment attaché à une représentation, à un groupe de représentations, à un objet, à une instance, etc. Le sens figuré du mot « déplacement » prend alors tout son sens : « fait que l‘accent, l’intérêt, l’intensité d’une représentation est susceptible de se détacher d’elle pour passer à d’autres représentations originellement peu intenses, reliées à la première par une chaîne associative. » De la même manière, on parle de transfert physique mais aussi de transfert au sens psychanalytique : « Le processus par lesquels les désirs inconscients s’actualisent sur certains objets dans le cadre d’un certain type de relation établi. ... Il s’agit là d’une répétition de prototypes infantiles vécue avec un sentiment d’actualité marqué. »

Et d’ailleurs, on peut tenter l’hypothèse que la somatisation n’est jamais trop loin dans les premiers temps du voyage au travers de la « conversion défensive des dérivés psychiques en symptômes physique » comme précisé dans Les Mécanismes de Défense. En effet et par exemple, la « tourista » n’a pas d’autre effet que « d’incapaciter » le voyageur qui devient cloué à son hôtel donc soumis à une minimisation des changements de l’environnement. Dans le même registre des défenses malmenées pendant le voyage, on peut mentionner le recours à la pensée magique proche du « faut pas s’en faire » et « on a de la chance » : « croire que la pensée a force d’action, permettant ainsi de satisfaire un besoin ou d’éviter un danger. Dans cette situation, l’épreuve de réalité est abandonnée. »

Une phrase de Christophe Dejours dans Le corps d’abord éclaire cette recherche de soleil et de vacances « bronzées » : « Si, par exemple, l’agir expressif du toucher ou de la caresse est proscrit du commerce intersubjectif, et si la décompensation somatique vise précisément la fonction sensorielle épicritique de la peau, cette dernière peut être atteinte par différents processus physiopathologiques : eczéma, psoriasis, cancer cutané, névrodermite, ulcération vasculaire, infection impétigineuse, etc. ». La plage, lieu de re-socialisation et d’exposition du corps, devient aussi un lieu où la primauté est donnée au corps. On ne parle pas de « caresse du soleil » pour rien. Et le « coup de soleil » n’est pas loin, pour ne pas dire rechercher car la recherche du plus que plus et du risque n’est jamais très loin pendant cet éloignement tout relatif du monde du travail.

Le cas particulier de la prise de risque pendant les vacances

Il existe un cas particulier déjà mentionné plus haut pour les vacances qui est celui non pas du « destressage » mais au contraire d’une recherche de stress maximal, d’une remise en jeu plus ou moins totale de la vie en réponse partielle à ce manque de sens du travail. En réaction à une quête interne étouffée par le travail prescrit, c’est une confrontation avec la mort, la vraie et pas simplement la mort symbolique que l’on peut rencontrer dans un travail au travers, par exemple, d’un licenciement, d’une mutation non sollicitée ou d’une voie de garage. De plus en plus, cette dimension « ordalique » apparaît pour certains vacanciers, surtout cadres. Comme le précise le Dr Christian Sueur dans L’Evolution Psychiatrique,« l’ordalie désigne « toute épreuve juridique usitée, dans le Moyen Age, sous le nom de jugement de Dieu » (Littré) ; au sens strict, le terme doit être réservé aux épreuves par éléments naturels (eau, feu, …) et distingué des serments et des duels » …. « Cette dimension d’épreuve auto imposée pour accéder à une autre dimension de soi-même donne toute sa force à la métaphore initiatique » … « on assiste à un déplacement d’une certaine difficulté existentielle vers un objet pleinement manipulable, qui devient, inconsciemment bien sûr, un objet central dans e rapport du sujet à son existence » … « Le recours répétitif à la conduite addictive aurait une fonction d’évitement de situations anxiogènes en substituant à l’incertitude des relations humaines le déroulement prévisible d’une séquence comportementale maintes fois vécue. Dans une perspective psychanalytique, une fonction de l’addiction est d’instituer un néo-besoin ou une forme d’agir, équivalente d’un mécanisme de défense contre des représentations anxiogènes. »

C’est une manière de rejeter l’organisation que de se confronter à un absolu présent dans la nature. Mais aussi, voilà le cadre qui, comme le mentionne le psychiatre Jean-Pierre Lablanchy dans ses colloques sur les pervers au travail, explore de nouveaux moyens d’accroître son shoot quotidien d’adrénaline qui, s’il peut user prématurément son organisme, peut aussi lui procurer les moments paroxystiques libérateurs pour un temps de toute anxiété d’origine externe. On connaît l’issue finale : la drogue, l’alcool, la fuite physique ou la fuite psychique par dépression.

A. et G. Haddad introduisent dans leur ouvrage Freud en Italie – Psychanalyse du voyage le concept de pulsion viatorique pour tenter de comprendre la démarche de Freud tombé amoureux de l’Italie (22 voyages tout de même dont plusieurs avec des « disciples » comme S. Ferenczi) mais aussi de « combler une lacune de la théorie analytique » car « une dimension essentielle de ce monde semble ignorée, non-spécifiée par les pulsions canoniques, la dimension de l’espace. Cet espace renferme certes des accidents, des points singuliers, tel un mamelon de sein ou une tache qui appelle le regard. Ces accidents sont effectivement concernés par les pulsions freudo-lacaniennes. Mais qu’en est-il de l’espace indéfini et infini, ligne en fuite de l’horizon, immensité vide du désert ou de l’océan ? Cet espace-là n’est pas pensé par le concept pulsionnel habituel. La pulsion viatorique comble cette lacune, elle introduit dans le champ psychique la catégorie de l’espace comme figure première et privilégiée du grand Autre, elle permet au sujet d’habiter et de se mouvoir sans s’égarer dans l’infini de cet espace ».

Pour quoi voyager ?

La lecture des multiples livres indiqués en bibliographie interroge les motivations profondes qui poussent à voyager. L’utilisation du triangle « Sujet, Objet, Autrui » permet de catégoriser ces motivations :

Le voyage pour soi : c’est le voyage pour se retrouver ou se trouver, celui que l’on fait pour partir à la recherche de soi ou fuir, à comprendre comment sa conscience s’adapte aux changements nécessités par un nouvel environnement, à perdre ses références de valeurs habituelles, … Quand on part à l’étranger, c’est alors de l’étranger de soi dont on parle et plus seulement de l’altérité géographique.

Le voyage pour le lieu-objet : c’est le voyage pour explorer, pour aller « à la rencontre de » éventuellement, pour enfiler une perle d’un pays à la longue liste déjà existante, … La terminologie consacrée est d’ailleurs de « faire la Thaïlande », ce qui renvoie à une industrialisation des voyages extérieurs issue probablement d’une pression sociale de multiplier les actes de consommation. Les hommes du pays ne sont pas dans l’objet ou très peu au travers de photos qui doivent montrer le maximum d’étrangeté pour prouver la richesse des vacances. On dit toujours « je suis allé en Chine » et pas « j’ai vécu une semaine avec des Chinois » alors que l’essence du voyage est peut-être là.

Le voyage pour les autres : le choix du lieu est extrêmement communicant à son entourage avant (questions rituelles dès 1 mois avant le départ dans son environnement de travail), pendant (au travers des multiples cartes postales envoyées) et après (avec les rituels de photos, les narrations des aventures perçues autour de cafés, la position durable d’expert sur la destination construite, …). Et ce choix n’est pas neutre. Il communique très fortement aux 20 à 30 personnes qui composent l’entourage immédiat de travail. La moue à la mention du voyage en Thaïlande (surtout si on est un homme célibataire et encore plus depuis le livre Plateforme de Houellebecq) n’a rien à voir avec le « wow » à l’annonce d’un safari-photo en Afrique du Sud.

La mobilité immobile ou le retour du bureau

Jean-Didier Urbain la très bien illustré dans son livre Sur La Plage :« Balnéaire, le touriste ne consacre pas ses loisirs au voyage. Pourtant, il voyage. Il va même au bout du monde. Mais c’est précisément pour s’arrêter. Le but de son déplacement est de l’interrompre. Psychologiquement, cette forme de voyage ne doit pas être conçue en termes de circulation ou de nomadisation, mais en termes de migration et de transferts provisoire de sédentarité. Celui-là consacre ses vacances à l’immobilité. C’est un villégiateur. » C’est un grand retour vers cela qu’ont initié des concepts comme le Club Méditerranée dans les années 70. Mais on retrouve dans ces clubs un environnement re-socialisé comme son espace habituel de travail au travers de coins et tables repérées et réservées d’un soir à l’autre, d’activités comme le tennis ou l’équitation ou le golf ou la plongée sélectionnées pour leur pouvoir social fortement discriminant, de rapports privilégiés avec l’autorité suprême du lieu et de la fête qu’est le « chef de village. » De plus les journées se déroulent selon un schème très proche des journées de travail avec une suite de rituels et d’alternance d’occupations plutôt convenues.

Les limites du voyage-fuite

Si le voyage correspond à une fuite, il devient un objet de fantasme et peut provoquer des décompensations fortes. Les mélancoliques tels que les décrits Boris Cyrulnik dans « Sous le signe du lien » sont des sujets très exposés : « Souvent les mélancoliques épousent des personnes dépourvues d’émotivité. Le moins sensible du couple mène sa petite vie inaffective, d’autant plus tranquillement que le mélancolique du couple, du fait de sa culpabilité permanente, a pris en charge tous les soucis. Il s’occupe de tout, gère les corvées, règle les problèmes jusqu’au moment où, vingt ans plus tard, épuisé par ses sacrifices permanents, il s’effondre en pleurant. Il reproche à son partenaire d’avoir pris la bonne part du couple et de lui avoir laissé toute la souffrance. » Qui n’a pas rencontré ces couples en fuite de leur réalité et que la confrontation à des difficultés nouvelles fait exploser en pleines vacances (hébergement chez des amis ou séjours pré-formatés ou voyages organisés type dans des clubs).

De la même manière, quelqu’un qui va être l’objet d’un harcèlement (familial ou au travail) va s’échapper à la « conduite abusive se manifestant notamment par des comportements, des paroles, des actes, des gestes, des écrits, pouvant porter atteinte à la personnalité, à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychique d’une personne, mettre en péril l’emploi de celle-ci ou dégrader le climat de travail » comme le définit Marie-France Hirigoyen dans son livre Le harcèlement moral. Mais l’échappée n’aura duré que le temps des vacances et aura probablement pollué la fin par anticipation du retour.

L’importance des iles (toutes les catégories données par Lire + Stevenson)

L’île est clairement un des symboles de pour les vacances. Elle rassemble tous les contraires fantasmés du travail : pas de hiérarchie, pas d’obligation précise, pas ou peu d’interaction si ce n’est celles choisies, un horizon dégagé et même source d’infinitudes visuelle et temporelle, une répétition gommant les angoisses de changement et d’adaptation à un environnement mutant, une harmonie retrouvée avec des forces naturelles et animales, …Vendredi, le compagnon de Robinson, porte le nom du plus beau jour pour les salariés soumis aux contraintes quotidiennes éreintantes et qui court vers son week-end comme un havre hélas temporaire contre le travail « pré-occupant » pour r reprendre un vocable de Yves Clot.

Travail et voyage de vie

Le courage du voyage intérieur

Abraham Maslow a bien résumé dans la préface de son livre « L’accomplissement de soi » le long travail à faire tout au long de sa vie : « Nous découvrons aujourd’hui que l’expérience de plénitude peut être réalisée, apprise, conquise par un long et dur travail. On peut y aspirer à juste titre ? Mais je ne connais aucun moyen de contourner le nécessaire cheminement de maturation, d’expérimentation directe, de vie, d’apprentissage. Tout cela exige du temps. » En cela, le travail quotidien masque un autre travail plus intérieur qui est autrement moins communiqué, défendu, exploré, … L’homonymie est fatale pour l’instant à ce dernier.

La limitation imposée par les organisations

L’organisation du travail est un frein à l’épanouissement et ces voyages individuels. La vision qui procède de l’organisation des entreprises est issue de la révolution industrielle : d’enjeux très macroscopiques comme le profit ou la croissance du chiffre d’affaires, on descend petit à petit dans des micro-objectifs auxquels la direction va demander à chacun de se conforter, d’obéir. Les modes de gestion les plus modernes partent de l’individu, de la graine de génie qu’il a en lui pour en tirer parti, soit, mais partie seulement car le grand gagnant devient l’individu. Cela peut être la base de la refonte d’un contrat social dans une entreprise. On peut tenter un parallèle avec la pensée de Maslow : « Peut-être pouvons-nous à présent considérer comme une réalité, en rien surprenante, ce qui m’est d’abord apparu comme un paradoxe. J’avais remarqué quelque chose qui ne m’avait jamais frappé auparavant, à savoir que la religion conventionnelle peut facilement se ramener à une désacralisation d’une grande part de sa vie. »

En effet un travail non investi de valeur de développement conduit à une "sur-attente" des vacances et des voyages. Qu’elles ne peuvent que décevoir. Il y a peu de chance qu’un individu qui ne progresse pas pendant toute l’année voyage bien c’est-à-dire que le voyage soit une source de développement personnel.

Le voyage est dans la voie et le travail quotidiens

Comme le fait dire Théophile Gautier dans son roman très auto-analytique Mademoiselle de Maupeou et d’une grande modernité psychique à Albert : « J’ai traversé tant de choses, quoique j’ait fait le tour de bien peu, qu’il n’y a plus que les sommets les plus escarpés qui me tentent. »

Avec une limitation très nette imposée par la durée de vie qui nous est allouée à la naissance. Gautier fait ainsi poursuivre Albert : « Tout en allant, je pensais que l’automne était venu pour moi, et que l’été rayonnant était passé sans retour ; l’arbre de mon âme était peut-être encore plus effeuillé que les arbres des forêts ; à peine restait-il à la plus haute branche une seule petit feuille verte qui se balançait en frissonnant, toute triste de voir ses soeurs l’a quitté une à une. »

Où la fin d’une psychopathologie (et un travail) est le début d’un voyage

Un cas inverse mérite d’être mentionné. C’est celui de Stephen Eliot qui raconte les études et le travail comme la vraie vacance de l’Ecole orthogénique de Chicago fondée par Bruno Bettelheim. Psychotique détecté jeune, Stephen raconte son évolution, son voyage personnel et les vraies vacances que deviennent sa sortie de l’institution, sa poursuite autonome des études et ses premières expériences de travail. « S’il y a quelque chose que Dr B. nous a mis dans le crâne, c’est qu’on ne se mesure qu’à soi-même. Nous n’avons qu’une unité de mesure : le chemin parcouru. »

« À l’aune de notre petit monde, je m’en suis tiré mieux que bien : j’ai gagné le respect, et, à l’échelle de nos existences, mes conquêtes égalent celles d’Alexandre le Grand. Je pars en éclaireur à Yale, ouvrir la voie à tous ceux que je laisse derrière moi. »

« Nous nous éloignons de la porte jaune du 1365 East 60th Street. David nous donne un coup de main pour charger le break. Nous mettons le cap sur le monde extérieur. Fin . »

Stephen a maintenant 46 ans et est un banquier reconnu de Wall Street.

Parallèlement, A. et G. Haddad précisent l’importance qu’a eue pour Freud le voyage pour son travail : « Ce psychotourisme culmine en 1901 par la visite, si longtemps différée, de Rome. Freud interprète lui-même ce voyage comme la manifestation externe du dénouement de son analyse. Il admet ainsi, implicitement, que ses précédents voyages en Italie, débordant d’énergie, mais marqués aussi d’inhibition, appartenant également au processus de cette analyse. Ils en préparaient la résolution que Freud nous confie dans sa correspondance. Au cours d’un voyage en train, le souvenir lui revint d’un autre voyage ferroviaire, appartenant à une enfance totalement oubliée, où il éprouva à la fois cette célèbre libido pro matrem, suivant sa pudique formule, et une violente hostilité vis-à-vis de son père. Cette levée d’amnésie dans un wagon-lit italien allait bouleverser le siècle ».

C.G. Jung dans le livre Le divin dans l’homme et au travers d’une analyse étymologique fine du mot religion pointe le doigt dans une direction différente : Le terme de religio vient dereligere, selon la conception de l’Antiquité et non du religare de la patristique. Le premier signifie « considérer ou observer avec soin ». Cette étymologie donne à la religio son vrai fondement empirique, c’est-à-dire qu’il y va d’une conduite de la vie qui et religieuse, par différence avec une crédulité formelle et une simple imitation, lesquelles équivalent à une religion de seconde main ou un ersatz de religion. » N’en serait-il pas de même avec le travail qui, s’il n’est que reproduction, perd tout son sens ?

De manière identique mais aussi plus « inspirée », le psychiatre américain Scott Peck mentionne le résultat du travail intérieur : « Seuls ceux qui acceptent la responsabilité de leurs symptômes, qui comprennent qu’ils sont la manifestation d’un trouble de leur âme, savent écouter le message de leur inconscient et acceptent la grâce. Ils acceptent leur inconfort et la douleur du travail nécessaire à leur guérison. Mais pour eux et tous les autres qui sont prêts à affronter la douleur de la psychothérapie, la récompense sera grande. C’est d’eux que parlait le Christ dans la première des Béatitudes : « Bienheureux les pauvres d’esprit, car le Royaume des Cieux leur appartient. » . »

Conclusion

On a pu le constater, les portes entrouvertes sont nombreuses et posent toutes la même question du sens de la vie et du rôle essentiel du travail pour répondre à ce questionnement tout au long de sa vie et ce encore plus dans une civilisation définie comme « de loisirs. » Je n’ai qu’un souhait pour tous ceux mobilisés par leur évolution personnelle ainsi que celle des êtres humains avec qui ils sont en contact, c’est que le travail quotidien, normé par la société et l’organisation, soit une partie ou au moins au service d’un travail intérieur qui est un des moteurs les plus puissants pour avancer sur le chemin de vie.

Et que "grandes vacances" devienne "grande vacance" : )

Pour aller plus loin :

- Airault R. (2002). Fous de l’Inde. Paris : Petit Bibliothèque.
- Albert E. et Emery J.-L. (1998). Le manager est un psy. Paris : Editions Organisations.
- Bloch O. et Von Wartburg W. (1932). Dictionnaire étymologique de la langue française. Paris : PUF.
- Cylrulnik B. (1989). Sous le signe du lien. Paris : Hachette.
- Dejours C. (2001). Le corps d’abord. Paris : Petite Bibliothèque Payot.
- Dejours D. (1998). Souffrance en France. Paris : Editions du Seuil.
- Dejours C. (2000). Travail, usure mentale. Paris : Bayard Editions.
- Elliot S. (2002). La métamorphose - Mes 13 années chez Bruno Bettelheim.Paris : Bayard.
- Freud S. (1992). Un trouble de mémoire sur l’Acropole – lettre à Romain Rolland, Résultats, Idées, Problèmes II ; 1921-1938. Paris : Puf.
- Gautier T. (1994). Mademoiselle de Maupin. Paris : Librairie Générale Française.
- Gradhiva (1995). Faux mouvement. Voyage et psychopathologie. Paris.
- Hacking I. (2002). Les fous voyageurs. Paris : Les Empècheurs De Tourner En Rond/Le Seuil.
- Haddad A. et G. (1995). Freud en Italie - Psychanalyse du voyage. Paris : Albin Michel.
- Hirigoyen M.-F. (1998). Le harcèlement moral. Paris : Editions la Découverte et Syros.
- Ionescu S., Jacquet M.-M., Lhote C. (2001). Les mécanismes de défense.Paris : Nathan.
- Jung C.G. (1999). Le divin dans l’homme. Paris : Albin Michel.
- Laplanche J. et Pontalis J.-B.(1967). Vocabulaire de la psychanalyse. Paris : PUF.
- Mijolla A. et Mijolla Mellor S. (1993). Psychanalyse. Paris : PUF.
- Maslow A. (2004). L’accomplissement de soi - De la motivation à la plénitude.Paris : Eyrolles.
- Paperon P. (2003). J’ai vécu l’Everest. Paris : Plon.
- Peck S. (1987). Le chemin le moins fréquenté – Apprendre à vivre avec sa vie.Paris : Robert Laffont.
- Sueur C. (1996). L'évolution psychiatrique - Cahiers de psychologie clinique et de psychopathologie générale – Colloque sur les Voyages - Hopital Esquirol, St Maurice, 24 juin 1995. Paris : Dunod.
- Urbain J.-D. (1996). Sur la plage. Paris : Editions Payot et Rivages.
- Zafiropoulos M. (2003). Lacan et Levi-Strauss ou le retour à Freud. Paris : PUF.
Pierre Paperon

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9 ans

De retour de vacances ? Un dernier regard sur elles mais aussi des clés possibles pour comprendre quel type de vacance(s) vous avez prises et ce que vous allez en faire ; )

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